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Rajaa Jabbour se bat pour les non-voyants

Rajaa Jabbour a fondé l’association Le Troisième œil qui propose des formations et une aide à l’accès aux études pour les mal et non-voyants, notamment primo-arrivants. Un combat intimement lié à son histoire personnelle.

25-01-2013 Alter Échos n° 352

Rajaa Jabbour a fondé l’association Le Troisième œil qui propose des formations et une aide à l’accès aux études pour les mal et non-voyants, notamment primo-arrivants. Un combat intimement lié à son histoire personnelle.

Rajaa Jabbour est plutôt du genre battante. « J’étais la première femme agent de sécurité à City 2 », lâche-t-elle, un brin de fierté dans la voix. Elle concède que certains jours, l’ambiance était « plutôt chaude » et évoque volontiers son « goût des arts martiaux ».

Pourtant, la vie de Rajaa a changé, d’abord brutalement, quand elle a découvert qu’elle était atteinte d’une maladie orpheline. Puis lentement, inexorablement, lorsqu’elle s’est rendu compte que cette maladie la traînerait vers des mondes flous, plus sombres, où la vue lui échapperait. Elle résume sa situation par une pirouette stylistique : « Je suis une personne malvoyante et ça ne se voit pas. »

Elle dirige aujourd’hui une association d’aide aux mal-voyants, appelée Le Troisième œil1. En poche, elle peut s’enorgueillir de posséder un diplôme d’assistante sociale. « J’ai toujours eu la fibre sociale, j’aidais mes proches, mes amis. Et pourtant, je m’étais toujours dit que je ne ferais pas ce genre d’études », s’amuse-t-elle.

C’est bien sa maladie qui a entraîné ce changement de vie radical. « On perd une grande partie de son intimité car on est lié à une tierce personne. Tout devient complexe, au niveau des déplacements, au niveau professionnel ou administratif », détaille-t-elle, avant d’ajouter : « Tous vos projets de vie sont balancés. À ce moment-là vous devez tout revoir. »

Mais le « coup de grâce », l’évènement qui marquera la rupture avec sa vie d’avant, viendra de l’attitude de son employeur, qui l’a « écartée brutalement ». Licenciée, tout simplement. Elle se retrouve officiellement invalide. Une situation qu’elle vit mal. Remise en question et déprime au menu.

« Quelque chose ne va pas dans ce système »

L’auto-apitoiement n’est pas trop le genre de Rajaa Jabbour. Rapidement, elle sort de chez elle comme on sort d’une chrysalide, métamorphosée, avec à nouveau cette envie pressante de se battre.

« Je me suis dit que quelque chose n’allait pas dans ce système où l’on ne tient pas compte des problématiques individuelles alors qu’on vit dans un pays de droit. » Et de faire référence aux problèmes d’emploi que doivent affronter les mal et non-voyants. « Lorsque j’ai perdu mon emploi à City 2, ils auraient pu me reclasser. Dans le privé ça n’arrive pas, ils ne veulent pas de vous. Dans le public, ils ont des quotas, qui ne sont pas respectés », assène-t-elle.

Pour mieux remonter la pente, elle commence par s’attaquer aux études. D’abord, le « jury central », pour terminer son secondaire. Sa « rage d’y arriver » l’aide à réussir du premier coup. Puis Rajaa enchaîne sur des études d’assistante sociale.

Dans les deux cas, vivre parmi les autres, ceux qui voient, ne s’avère pas simple. Il lui faut tout réapprendre. Il y a ces documents qu’on lui présente le jour de son examen au « jury central » dans un format qui n’est pas adapté à sa vue. Il y a cet accompagnateur pédagogique auquel elle a droit mais qui brille par son absence. Il y a ce gouffre temporel dans lequel elle sombre lorsqu’il faut lire les syllabus en format agrandi, car ce format n’a aucune structure, pas de paragraphes, pas de titres apparents. Elle fulmine contre ces voyages à Mons qu’il fallait faire pour qu’on retranscrive ses cours dans un format adapté. Et, par dessus tout, il y a le regard des autres, « qui pensent que vous êtes une privilégiée. Il faut toujours se justifier. Le pire c’est que mon handicap est invisible, on ne me croyait pas. »

C’est dans ce contexte qu’elle décide, en 2008, de monter son association, Le Troisième œil. Une référence à la déficience visuelle bien sûr. Mais surtout aux origines grecques du concept. « Un chemin vers la sagesse et le savoir », explique-t-elle.

Sa première idée : ne plus laisser ces étudiants mal ou non-voyants à l’abandon pendant leurs études. Elle introduit une demande de subsides en tant que service d’accompagnement pédagogique.

Aujourd’hui, Le Troisième œil met dix accompagnateurs à disposition de dix-huit étudiants. De plus, l’association dispose de son propre centre de retranscription. Les activités sont intégralement assumées par des bénévoles, précise Rajaa Jabbour. La structure, encore toute jeune, développe ses activités sur divers fronts, des « projets ponctuels » de six mois à un an.

« Avant je me battais contre des moulins à vent »

Depuis 2011, l’asbl reçoit des subsides au titre de la cohésion sociale, pour son projet régional. Encore une fois, rien ne lui fut épargné. Dans un premier temps, lorsque Rajaa Jabbour adresse sa demande de subside à la cohésion sociale, c’est bien un refus qu’elle dut essuyer.

On l’a compris, Rajaa Jabbour, il ne faut pas la chercher. « On a refusé ma demande car le public était handicapé. J’ai fait un recours, car je ne me laisse pas faire. » Elle obtient son subside pour un projet particulier dont le nom est « Alpha-braille ». « Il s’agit d’un projet pour un public de primo-arrivants ou de personnes d’origine étrangère sorties de l’enseignement spécialisé, qui sont analphabètes. »

Le projet permet à des personnes qui deviennent aveugles au cours de leur vie de s’approprier un nouveau code de lecture : le braille. Quant aux mal-voyants analphabètes, ils reçoivent des cours d’alphabétisation classiques, mais avec des supports adaptés et un encadrement différent, à travers l’utilisation de l’outil informatique. Rajaa Jabbour en revient aux prémisses de ce projet : « J’avais un public qui s’adressait à moi, qui était analphabète et qui avait ce désir d’apprendre. Il n’y avait pas de structure capable de les prendre en charge. Je leur proposais donc des formations adaptées, au cas par cas. Puis, petit à petit, il y a eu davantage de demandes. Il a donc fallu structurer cette aide. J’ai introduit une demande de subsides, car il n’y avait rien pour ce public. Dès qu’on parle de spécificités, les portes se referment. » Conformément à cette règle, les portes de la cohésion sociale se sont donc fermées, dans un premier temps. « Leur refus n’était absolument pas justifié. Il s’agit d’un projet d’alphabétisation de primo-arrivants, ce qui correspond exactement aux priorités de la programmation quinquennale en cohésion sociale. » Un argument qui a fait mouche. Le Troisième œil a fini par obtenir son subside.

Aujourd’hui, Rajaa est fière du chemin parcouru. « Avant je me battais contre des moulins à vent », confie-t-elle. Alors qu’aujourd’hui, le travail de son association contribue à faire changer les mentalités. « Notamment dans les hautes écoles », où ses accompagnateurs pédagogiques interviennent auprès de mal et non-voyants.

A l’avenir, elle ne s’imagine pas à la tête d’une immense structure qui lorgnerait sur les plates-bandes de la Ligue Braille ou d’autres associations ayant pignon sur rue. « Je ne cherche pas à faire une usine qui tourne. Je ne souhaite pas développer des choses qui existent déjà. L’idée est que les mal et non-voyants redeviennent un sujet dans la société. Car ils sont souvent laissés au bord de la route. Je travaille sur ces manques. » Et gare à ceux qui l’en empêcheront.

1. Le Troisième œil :
– adresse : rue du Moniteur, 18 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 427 75 42
– courriel : troisiemeoeil@gmail.com

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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