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Regard critique · Justice sociale

Vie associative

Quand politiciens et associations s’aimaient d’un amour vache

Depuis la naissance de la Belgique, ils sont presque condamnés à s’entendre. Pourtant, monde politique et associations se regardent parfois en chiens de faïence. Alter Échos est allé à la rencontre de ces deux mondes afin de comprendre pourquoi.

© Mathieu Van Assche

«Coopération conflictuelle.» En deux mots, Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la FDSS (Fédération des services sociaux), vient peut-être de résumer l’état de la relation entre le secteur associatif et le monde politique en Belgique francophone. Coopération, parce qu’au fil du temps, les pouvoirs publics ont délégué aux asbl une série de missions et les ont subventionnées pour cela. Conflictuelle, parce que cette relation, fille de la piliarisation de la société belge et d’une porosité entre le monde politique et la collectivité, n’a jamais été évidente. Entre des pouvoirs publics souhaitant garder un certain contrôle et des associations jalouses de leur liberté, on se regarde régulièrement en chiens de faïence.

Pour «raconter» cette relation et en prendre le pouls, Alter Échos est allé parler à des élus et des responsables associatifs qui se sont livrés plutôt librement.

«J’ai parfois l’impression que certains élus nous voient comme sous-traitants plutôt que comme dialoguants pour améliorer les politiques.» Alain Willaert, CBCS

Une vieille histoire

Alain Willaert est un vieux routier du monde associatif. Coordinateur du CBCS (Conseil bruxellois de coordination sociopolitique), il compte près de trente ans d’activité au compteur. Pourtant, il se souvient bien du premier colloque auquel il a assisté dans le cadre de son travail en 1993. «Il était consacré à la relation entre le pouvoir politique et l’associatif, c’est dire si cette question est vieille», lâche-t-il, un brin amusé. Pour Jean Faniel, directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information sociopolitiques), elle est même présente depuis les premiers jours. «On oublie que beaucoup de partis politiques en Belgique sont nés dès le XIXe siècle de structures comme des sociétés, des associations, qui ont souhaité avoir un prolongement politique», resitue-t-il.

D’autres éléments sont venus sceller cette union: la piliarisation de la société belge – divisée entre catholiques et laïques – qui poussera chacun des deux camps à créer des associations pour un grand nombre d’usages; un intérêt du monde politique belge pour la «liberté subventionnée» qui veut que «l’État finance des structures librement mises sur pied». Sans compter la «porosité très frappante» de l’État belge. «Les milieux politiques sont en relation très forte avec les milieux sociétaux, les associations [via la piliarisation, notamment, NDLR]», complète Jean Faniel.

Très vite, les associations ont donc joué un rôle important en Belgique. Et elles se sont vu déléguer des missions par les pouvoirs publics. «On pensait que les associations étaient capables de plus de souplesse, de capacité d’adaptation [que des structures organisées par l’État, NDLR]. On a créé une relation structurelle», constate Bernard Clerfayt (DéFi), ministre en charge – entre autres – de l’Emploi et de la Formation à Bruxelles.

Autre avantage pour le politique: bénéficier de l’expertise de terrain de ces structures. Enfin, il y a un dernier atout, peut-être moins avouable: l’argent. Avec ses salaires peu attractifs, ses travailleurs motivés soucieux de sauver le monde, l’associatif représente une main-d’œuvre moins chère et peut-être parfois plus efficace. «Les services publics coûtent plus cher que ce que les asbl s’autorisent», constate un chef de cabinet, sous couvert d’anonymat.

«Si on veut être indépendant, il faut éviter de se mettre en état de dépendance. Des tas d’associations trouvent des fonds autre-part que de côté du public.» Bernard Clerfayt, ministre bruxellois de l’Emploi et de la Formation

Alors, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes? Pas tout à fait. Car cette relation est parfois tendue. Singulièrement depuis quelques années. «J’ai parfois l’impression que certains élus – cela dépend des coalitions et des partis – nous voient comme sous-traitants plutôt que comme dialoguants pour améliorer les politiques, explique Alain Willaert. Et puis avant, il y avait une relation de confiance, ce qui est moins le cas aujourd’hui. Je pense que si le CBCS avait été financé dans les années 70, je n’aurais pas dû remplir un fichier Excel avec la preuve de paiement de mes 500 grammes de café.»

En quelques phrases, Alain Willaert vient de résumer les griefs d’une bonne partie de l’associatif vis-à-vis du politique. Une impression d’être instrumentalisée, de perte d’autonomie. Et un sentiment de manque de confiance de la part du politique, d’une volonté exacerbée de contrôle. Une ambiance tendue, que les politiques ressentent aussi. «Je constate qu’il y a un écart entre l’associatif et le politique», confirme Matteo Segers, président du groupe parlementaire Écolo au parlement de la Communauté française, scénographe et ancien directeur de l’Association des centres culturels.

C’est la crise

Mais comment expliquer cette évolution? Pour Farah Ismaïli, directrice de la Fesefa (Fédération des employeurs des secteurs de l’éducation permanente et de la formation des adultes), les responsables sont la crise économique et une crise de confiance vis-à-vis du politique. «Cela a poussé l’État à faire figure de transparence au niveau de ce qui était fait des deniers publics, afin de renouer un contrat social avec le citoyen.» D’après elle, cette nouvelle donne, teintée de néo-libéralisme et de «New Public Management», a donc fini par se répercuter sur les associations, à qui des ministres sous pression demandent aujourd’hui de jouer la transparence. «Dès qu’il s’agit d’argent public, il est normal que l’on rende des comptes à l’autorité publique, confirme Bernard Clerfayt. Parce que moi aussi je dois rendre des comptes à ce niveau. Au parlement, il y a des questions à ce sujet à longueur de journée.» Farah Ismaïli, elle, note une certaine méfiance de la part du politique. «Auparavant, le poly-subventionnement était encouragé par les pouvoirs publics, qui ne parvenaient pas à tout financer. Aujourd’hui, c’est moins bien accepté, il y a une crainte démesurée de double subventionnement et que les asbl se mettent de l’argent dans les poches.»

L’ensemble du secteur associatif interrogé partage le même sentiment: cette nouvelle tendance s’incarne plus que tout dans les appels à projets annuels qui, à certains niveaux de pouvoir, remplacent peu à peu les financements pluriannuels. Outre la supposée transparence, les avantages sont nombreux pour le politique. Il y a tout d’abord une meilleure maîtrise budgétaire. «Au niveau régional, Écolo défend les financements pluriannuels et je suis convaincue qu’ils sont bons pour les associations, témoigne Catherine Morenville, première échevine Écolo à la commune de Saint-Gilles et dont le début de carrière s’est passé du côté de l’associatif, à l’Agence Alter. Mais au niveau communal, où il y a peu d’argent, ça te bouffe tes budgets de manière anticipative. Et si tu dois te serrer la ceinture alors que tu es engagé pour cinq ans, c’est compliqué.» Autre avantage cité par les politiques: l’innovation, plus facilement stimulée et testée via des appels à projets.

Pour les associations, par contre, c’est une autre histoire. De l’avis de toutes, les appels à projets annuels sont un facteur d’insécurité financière. Ils engendrent aussi – couplés à une demande générale de plus de justificatifs pour l’octroi des financements – un surcroît de travail administratif. «Les appels à projets imposent aux asbl un cycle de travail qui arrange les pouvoirs publics, l’administration, selon leurs besoins technocratiques», assène le chef de cabinet ayant préféré rester anonyme.

«Les appels à projets imposent aux asbl un cycle de travail qui arrange les pouvoirs publics, l’administration, selon leurs besoins technocratiques.» Un chef de cabinet ayant préféré rester anonyme.

Une situation que Pierre-Yves Lux, élu Écolo à Bruxelles et à la Communauté française – après avoir été coordinateur d’une maison de jeunes et secrétaire général adjoint du Conseil de la jeunesse catholique, une fédération d’organisations de jeunesse – n’hésite pas à qualifier «de violence institutionnelle, administrative» et qui explique selon lui la «défiance et la frustration» de l’associatif vis-à-vis du politique, également lié en partie à une «autonomie associative toujours existante, mais mise en péril», notamment sur la manière dont les asbl doivent mener leurs missions, de plus en plus cadrées par le pouvoir politique. «L’objectif est de cornaquer les asbl, ajoute Chloé Deligne, ancienne coprésidente d’Inter-Environnement Bruxelles. On doit s’y soumettre pour obtenir des financements. Il s’agit d’une dérive politique.»

Un constat avec lequel tout le monde n’est pas d’accord. «Si on veut être indépendant, il faut éviter de se mettre en état de dépendance. Des tas d’associations trouvent des fonds autre part que du côté du public», rétorque Bernard Clerfayt, qui évoque aussi la quasi-impossibilité à interroger «le fait de savoir si certaines missions ne seraient pas mieux remplies par les services publics. Je n’ai pas la réponse, mais, afin d’améliorer la qualité du débat public, on pourrait au moins se poser la question. On ne peut pas débattre sur la mise en place de politiques de fond sans se poser de questions sur la forme.» Matteo Segers, lui, affirme que «la liberté associative existe» et voit plutôt les difficultés évoquées comme une conséquence de la complexité de l’État belge et «sa lasagne de niveaux de pouvoir subsidiants». «Dans ce contexte, il est complexe d’alléger la charge, le contrôle. Il faudrait presque un observatoire pour lutter contre la violence institutionnelle», lâche-t-il, à moitié ironique.

Radicalisation

Le sentiment de «défiance et de frustration» éprouvé par les asbl serait d’autant plus fort que nombre d’asbl subventionnées demandent aussi à participer à la prise de décision ou à jouer le rôle de contre-pouvoir. «Elles ont un rôle d’aiguillon et le politique doit l’accepter. Tu sais que tu peux te faire chier dans les bottes», confirme Catherine Morenville.

Le problème, d’après Alain Willaert, c’est que tous les élus et élues ne partageraient pas l’apparente zénitude de Catherine Morenville. «Pour certains, les cadres associatifs n’ont aucune légitimité politique parce qu’ils ne sont pas élus. Ils vont donc parfois privilégier des structures d’appui à la première ligne, certes efficaces, mais qui n’ont pas de message politique ou ne lui font pas de reproches, contrairement aux fédérations», témoigne-t-il, avant de déplorer l’attitude de politiciens qui parfois écouteraient l’associatif «avant de nous dire ‘laissez-nous travailler’, sans volonté de coconstruire».

«Les asbl ont un rôle d’aiguillon et le politique doit l’accepter. Tu sais que tu peux te faire chier dans les bottes.» Catherine Morenville, première échevine à la commune de Saint-Gilles.

Pour Céline Tellier (Écolo), devenue ministre wallonne de l’Environnement en 2019 après avoir été secrétaire générale adjointe, puis secrétaire générale d’Inter-Environnement Wallonie, s’il est démocratiquement important de financer des asbl capables de «challenger» les décisions du politique, chacun doit pourtant «rester dans son rôle». «La participation et la coconstruction sont importantes, souligne-t-elle. Mais c’est au politique d’assumer le rôle de décision.» L’ancienne militante analyse aussi le mécontentement du milieu associatif qui, après avoir été consulté, ne se retrouverait pas dans les politiques mises en place. «J’ai l’impression qu’il existe une représentation idéalisée du politique dans le secteur associatif. On voit le discours politique comme quelque chose de séquentiel, qui aboutirait à une décision suivant des étapes rationnelles avec un personnage central, le politique. Ce point de vue néglige les rapports de force, le symbolique, les besoins de compromis au sein d’une coalition qui viennent compliquer la prise de décision.»

Porteuses de ce sentiment d’être utilisées, certaines asbl ont décidé d’entrer dans une forme de contestation plus affirmée. C’est le cas d’Inter-Environnement Bruxelles, qui, «après une période de participation», a effectué «un retour aux sources, explique Chloé Deligne. Il y a un repositionnement en contre-pouvoir même si cela peut nous mettre en difficulté par rapport aux financements. On contribue parfois plus à transformer la société en critiquant l’État qu’en étant en partenariat.»

Une position qui laisse dubitatif notre chef de cabinet. Pour lui, si certaines asbl «structurantes» se «radicalisent», c’est que, depuis l’avènement des réseaux sociaux et l’éclatement de la représentation qui en a découlé, elles se sont fait déborder «par toutes sortes de collectifs» qui les ont affaiblies. Résultat: certaines auraient choisi de ruer dans les brancards pour exister à nouveau. D’autres, comme la FDSS, ont par contre choisi de jouer le jeu de la participation. «Même s’il est parfois compliqué d’embarquer nos associations membres dans cette coopération conflictuelle. Elles sont sous-financées, elles ont peur d’être instrumentalisées, témoigne Céline Nieuwenhuys. Mais le politique a besoin de nous. Sur les matières sociales, on a parfois l’impression qu’ils sont assez démunis, ils envoient de jeunes cabinettards qui ont peu d’expérience en la matière. On peut donc mettre des balises, même si pour ça il faut s’affirmer.» Un rapport de force pas toujours évident à tenir, cela dit, pour des structures parfois affaiblies. «Aujourd’hui les piliers se délitent, analyse Pierre-Yves Lux. On est donc en face d’un monde associatif qui se cherche des relais politiques pas évidents à trouver.»

Quoi qu’il en soit, pour le chef de cabinet resté anonyme, cette situation est dommageable à deux égards. Un: le politique serait aujourd’hui parfois en manque «d’acteurs intermédiaires avec qui trouver un équilibre. La multiplication des petits collectifs sur de petites causes entraîne moins de maturité démocratique». Deux: l’affaiblissement des associations historiques, «corps intermédiaires», expliquerait certains tournants actuels: «Cela a changé le rapport de force avec les pouvoirs publics. T’inquiète, [tu peux être sûr] qu’un MOC – Mouvement ouvrier chrétien, NDLR – au sommet de sa puissance aurait imposé la fin des appels à projets.»

«On contribue parfois plus à transformer la société en critiquant l’État qu’en étant en partenariat.» Chloé Deligne, IEB

«Tellement de colère»

Et maintenant? Une chose est sûre: la gestion de la pandémie de Covid a parfois rapproché asbl et politiques, obligés de travailler ensemble. «Les frontières entre les rôles ont sauté. On a trouvé une volonté de collaborer plus étroitement», constate Julie Kesteloot, secrétaire générale adjointe à la FDSS.

Au niveau de la culture, Matteo Segers note l’apparition d’une flopée de nouvelles fédérations. «À tous niveaux, des rapports se sont créés», constate-t-il. Mais paradoxalement, «même s’il n’y a jamais eu autant de coopération, le Covid est venu renforcer des attentes non reconnues émanant du monde associatif», souligne Pierre-Yves Lux. Des attentes qu’il a parfois signifiées avec vigueur, si l’on en croit Matteo Segers. «J’ai rencontré beaucoup de fédérations, de personnes morales, physiques. Il y avait tellement de colère, d’agressivité, que j’ai dû faire un suivi psychologique. Certaines associations m’insultaient pendant deux heures et puis me disaient ‘merci’. La pression sur le monde politique est énorme. D’un autre côté, on a pu voir que tout le monde au sein du politique n’est pas convaincu qu’investir dans l’associatif permet de créer une société résiliente. C’est plutôt la question économique qui revient tout de suite.» Autre constat: l’absence de prise de position de l’associatif «sur la manière d’aborder la crise». «Au sein des partis, on a des débats. Je ne les vois pas dans l’associatif. Il s’est très peu exprimé sur la vaccination, le port du masque. Ça nous aurait aidés, nous sommes en difficulté.»

«Certaines associations m’insultaient pendant deux heures et puis me disaient ‘Merci’. La pression sur le monde politique est énorme.» Matteo Segers, président du groupe Ecolo au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Un constat qui rejoint finalement celui de Pierre-Yves Lux, pour qui il existe «dans l’évolution future des relations entre pouvoir politique et associations, un enjeu de connaissance mutuelle qui est important», malgré une vieille histoire commune. Des liens qui, pour Julie Kesteloot, sont «à retisser à chaque législature», comme une sorte de pierre de Sisyphe. Car, comme le dit Chloé Deligne, en Belgique, l’associatif et le politique seront en quelque sorte «toujours condamnés à être en dialogue, dans l’entente ou le conflit».

 

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Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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