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Quand la facture d’eau noie les plus précarisés

Vivre sans utiliser de toilettes, de douche, d’évier, c’est le sort des trois, quatre mille ménages belges dont le compteur d’eau a été fermé. La suppression des coupures d’eau est à l’agenda des gouvernements bruxellois et wallon. Mais lutter contre la précarité hydrique est bien plus complexe et ne passera pas seulement par une aide sociale accrue.

eau, environnement

«Je suis venu au CPAS, la première fois parce que j’étais coupé d’eau. Je m’étais présenté devant le juge de paix pour lui demander de payer en plusieurs fois, mais il a dit non. Alors ils sont venus couper quand je n’étais pas là. À l’époque, je ne pensais pas que c’était possible en Belgique.» Ce témoignage de Francis, recueilli par la Fédération des services sociaux, n’est qu’un exemple parmi d’autres de la sidération dans laquelle se trouvent le plus souvent les personnes chez qui on vient couper le compteur d’eau.

L’accès à l’eau a été reconnu comme un droit fondamental par les Nations unies en 2013, mais, en Belgique, contrairement à d’autres pays européens, les coupures sont toujours d’application. Leur nombre varie très fort selon les Régions. En 2019, il y a eu 1.250 coupures en Flandre, 891 à Bruxelles (mais 1.200 en 2018!) et 210 en Région wallonne. Dix ans plus tôt, on recensait 99 coupures à Bruxelles, 467 en Flandre et 649 en Wallonie. Alors qu’en dix ans, la consommation d’eau a baissé dans tout le pays, les coupures ont donc considérablement augmenté, sauf en Région wallonne qui a depuis mis en place des limiteurs d’eau, un dispositif qui n’est qu’une coupure déguisée. Le gouvernement bruxellois envisage d’interdire les coupures en 2022. Une première étape.

La coupure, c’est le stade ultime de ce qu’on appelle la précarité hydrique qui se calcule en fonction du poids de la facture de l’eau dans les revenus du ménage, déduction faite du coût du logement. Selon le baromètre énergétique et hydrique de la Fondation Roi Baudouin, en 2019, 14,8% des ménages en Belgique avaient un accès insuffisant à l’eau. Mais ce chiffre cache, une fois encore, des réalités différentes selon les Régions. C’est à Bruxelles qu’on trouve le plus haut taux de précarité hydrique avec 23,5% des ménages touchés. En Wallonie, c’est 20,7% et en Flandre seulement 9,8%. Les locataires, surtout les locataires sociaux, sont particulièrement touchés. Et plus encore par la précarité hydrique qu’énergétique. Près de 63% des ménages qui n’arrivent pas à payer leurs factures d’eau sont des locataires. Il faut noter que la consommation de l’eau est similaire dans les trois Régions et baisse depuis 2011, mais, depuis dix ans aussi, le prix de l’eau a augmenté plus vite que l’indice des prix à la consommation. Ce sont les seuls points communs «au niveau belge», car, pour le reste, la tarification, les politiques sociales, les pratiques des distributeurs et les réponses politiques ne sont en rien comparables. Et c’est logique, car les caractéristiques sociales et géographiques (densité de la population) ne sont évidemment pas les mêmes. Donc les contraintes des distributeurs non plus.

La coupure, c’est le stade ultime de ce qu’on appelle la précarité hydrique qui se calcule en fonction du poids de la facture de l’eau dans les revenus du ménage, déduction faite du coût du logement.

Un tarif bruxellois inégalitaire

La tarification d’abord. En Flandre, on a adopté un tarif social depuis 2011. À Bruxelles, c’est la tarification «progressive et solidaire» qui est en place depuis 2006. La consommation est divisée en «tranches de consommation» (voir encadré), ce qui a pour effet de faire varier le prix du mètre cube en fonction de la quantité consommée par personne dans le ménage. Plus elle est importante, plus elle augmente. A priori, cela peut sembler logique. Dans les faits, cette tarification n’a rien d’écologique ni de solidaire.

L’économiste Xavier May (ULB) a démonté son principe dans la revue Brussels Studies. Tout part, nous dit-il, d’un lien supposé entre revenu et consommation d’eau, «qui n’existe pas, en tout cas pas par personne. Riches et pauvres consomment de la même manière, c’est la taille du ménage qui compte». Autre a priori: le lien supposé entre le prix de l’eau et sa consommation. Dans plusieurs pays (dont la Belgique), la consommation d’eau a baissé depuis une dizaine d’années quelle que soit la structure tarifaire. Cette baisse est vraisemblablement due à une diffusion accrue d’appareils utilisant de moins en moins d’eau plus qu’au prix du mètre cube. D’ailleurs souligne, Xavier May, «dans notre enquête, 30% des Bruxelles étaient incapables de dire combien ils dépensaient en eau». La tarification progressive, dit l’économiste, est «aberrante pour une ville où les compteurs collectifs sont largement majoritaires». Elle est pénalisante aussi puisque la consommation au niveau d’un immeuble est forcément élevée, donc chère. «On paie sa facture en fonction aussi de ce que consomment les voisins.» La plupart des propriétaires utilisent des clés de répartition pour estimer la consommation de leurs locataires et cela se fait en fonction du nombre de personnes domiciliées selon le Registre national. Mais cela ne tient pas compte du nombre réel de personnes habitant l’immeuble, rappelle Xavier May: étudiants, sans-papiers, enfants dans le cadre d’une garde alternée. Et, s’il y a une fuite, «on reçoit une facture faramineuse, et, comme la tarification est progressive, on se retrouve dans la tranche de prix la plus élevée. C’est une double peine. Une consommation énorme à payer à un prix très élevé. La quatrième tranche tarifaire est deux fois et demie plus élevée que le prix de l’eau pour une consommation moyenne. Or, les ménages les plus précaires, très majoritairement locataires, ont le plus souvent des logements et des équipements de moindre qualité». Et de peu de possibilités d’exiger du propriétaire qu’ils fassent les travaux nécessaires.

Le gouvernement bruxellois veut revenir à la tarification linéaire pour les ménages qui ont un compteur collectif, mais ce n’est pas suffisant, estime Xavier May, pour qui il faut supprimer définitivement la tarification progressive pour tous les Bruxellois. Le gouvernement veut aussi instaurer dès janvier 2022 une sorte de tarif social de l’eau. Ou plus précisément une ristourne sociale pour ceux qui ont le statut BIM (intervention de soins majorée). «On ne va pas critiquer, dit Marie Hanse, accompagnatrice «énergie» pour la Fédération des services sociaux. Mais on sait que le prix de l’eau va augmenter en 2022. Alors cette réduction de la facture va amortir le problème posé par l’augmentation des prix, mais ça ne résout rien.» C’est un prêté pour un rendu, résume-t-elle.

La tarification progressive est «aberrante pour une ville où les compteurs collectifs sont largement majoritaires». Xavier May, économiste

Les limiteurs de débit wallons, une mesure vexatoire

En Wallonie aussi, le gouvernement a des ambitions pour combattre la précarité hydrique. Celui-ci a octroyé une intervention de 40 euros sur la facture d’eau pour les personnes en chômage technique pour cause de Covid, et «le prix de l’eau n’augmentera pas sous cette législature», annonce Nathalie Guilmin, porte-parole de la ministre Écolo de l’Environnement Céline Tellier. Mais le gros débat porte surtout sur les limiteurs d’eau. La ministre a demandé aux distributeurs de les retirer dès le début de l’épidémie puisque le lavage régulier des mains est considéré comme un geste-barrière. Il y en avait 1.767 en avril 2020, il en reste mille cent. Aquawal (qui fédère les distributeurs d’eau publics) est incapable d’expliquer pourquoi une bonne partie des ménages wallons invités à les faire retirer n’ont pas réagi. Un parfait exemple de non-recours à un droit de la part de consommateurs socialement «décrochés»? La ministre voudrait les interdire complètement et il est vrai que ces limiteurs «sont une mesure particulièrement vexatoire, estime Anne Leclerq pour le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP). J’espère vraiment que la ministre pourra aller jusqu’au bout. Les gens qui ont un limiteur se retrouvent avec un filet d’eau. Le débit varie en fonction que l’on soit au rez-de-chaussée ou au quatrième étage où l’on n’a parfois plus rien.» Il faut quatre minutes pour remplir une casserole, deux heures pour une baignoire. «C’est une pratique délétère pour la qualité de vie», résume Anne Leclerq. À la Fédération des CPAS wallons, on n’est pas non plus fan des limiteurs. En principe, depuis mai 2019, on ne peut plus poser de limiteur pour des créances inférieures à 1.000 euros et le CPAS doit être averti avant cette pose, mais, «certains distributeurs placent encore des limiteurs pour des petits montants impayés et des factures d’acompte. C’est vraiment utiliser une arme de guerre pour pas grand-chose, s’insurgeait Sabine Wernerus, conseillère à la Fédération des CPAS wallons, lors d’une audition au parlement wallon en janvier dernier. Et tous ne retirent pas le limiteur quand le CPAS le leur demande.»

En Wallonie, on compte beaucoup sur le Fonds social de l’eau (FSE) pour lutter contre la précarité hydrique. Ce fonds permet au CPAS de payer une facture impayée par l’usager, mais il est sous-utilisé. «Les CPAS réagissent de manière très diverse, constate Anne Leclerq. Tout dépend vraiment de leur réactivité et de la connaissance qu’ont les travailleurs sociaux de l’existence de ce FSE. Ce n’est de toute façon pas la panacée, car l’octroi d’une aide pour la facture est lié aux conditions d’enquête du CPAS.» La Fédération des CPAS reconnaît sans peine que le FSE «ne fonctionne pas bien», notamment à cause d’une trop grande complexité. Les CPAS plaident pour qu’on élargisse la mission des «tuteurs énergie» à la lutte contre la précarité hydrique. Les tuteurs énergie ont montré leur utilité, plaide Sabine Wernerus, mais «seulement 62 CPAS sur 262 en disposent. En allant sur place, ces tuteurs identifient les problèmes de consommation, de réglage des appareils, ils prennent contact avec le propriétaire puisque la plupart des personnes en difficulté sont les locataires. Pour nous, c’est un dispositif essentiel».

Réformer le Code wallon de l’eau

Céline Tellier en est aussi convaincue. Tout comme de la nécessité d’améliorer le volet technique du FSE, le FAT (Fonds pour l’amélioration technique) qui sert à faire des petites réparations comme une chasse d’eau qui fuit. En 2020, il n’a été utilisé qu’à 17% des montants prévus, en raison surtout de l’épidémie mais pas seulement. Sabine Wernerus déplore la difficulté pour les CPAS de trouver des sanitaristes. «Il manque une offre de plombiers qui puissent faire des petits travaux pour les CPAS.» Les distributeurs font le même constat. Les plombiers ne sont pas intéressés. Il faudrait que la SPGE (Société pour la gestion de l’eau) passe un marché-cadre pour disposer d’un pool de sanitaristes, suggère Aquawal, qui voudrait aussi responsabiliser les propriétaires. En cas de forte consommation liée à des fuites cachées, la facture devrait être envoyée au propriétaire et non plus au locataire. C’est exactement la position des associations bruxelloises de lutte contre la précarité hydrique. Le propriétaire qui ne bouge pas malgré les interpellations sur l’état des installations devrait passer à la caisse.

Aquawal ne plaide évidemment pas pour la fin des limiteurs mais rejoint les CPAS quant à l’utilité des tuteurs énergie-eau. Céline Tellier veut les deux et cela passera par une nécessaire réforme du Code de l’eau. «On doit faire évoluer le décret pour mettre fin aux limiteurs», explique sa porte-parole. L’interdiction de ces limiteurs est prévue jusqu’à fin octobre. «On a jusqu’à cette date pour aboutir à un plan d’action global pour un accès à l’eau plus juste, plus solidaire.» Un groupe de travail réunit Aquawal, la Fédération des CPAS et le RWLP. À lui de faire des propositions sur l’amélioration du FSE, les tuteurs énergie, la fin des limiteurs. Et une autre tarification? Anne Leclercq, pour le RWLP, veut mettre la question sur le tapis. «Il faut y réfléchir. Pourquoi pas des mètres cubes d’eau gratuits ou en tout cas moins chers?»

Payer pour la pluie?

Trop chère l’eau? En Wallonie, une grande partie de l’augmentation du coût du mètre cube est liée à celle du coût de l’assainissement des eaux. Idem à Bruxelles mais pour des raisons différentes. «Bruxelles dispose de bons captages d’eau, qui réduisent le coût de celle-ci», explique Xavier May. Les coûts de fonctionnement sont moins élevés sauf sur un point: la gestion des eaux de pluie. Le sol de la Région est très imperméabilisé, il y a donc plus qu’en Wallonie un problème d’épuration des eaux de pluie. La moitié des volumes traités par les stations d’épuration proviennent des eaux de pluie. «Vivaqua vend chaque année 60 millions de mètres cubes, mais entre 120 et 140 millions de mètres cubes sont déversés dans les stations d’épuration. On épure donc plus du double de ce qu’on vend. Le consommateur paie l’épuration des eaux de pluie au prorata des litres qu’il consomme. Je trouve que ce ‘coût-vérité’ de l’eau est une taxe déguisée. Les gens ne sont pas responsables de ce que la pluie tombe ou pas! Cela ne devrait pas figurer sur la facture d’eau.» Où alors? Pour Xavier May, cela devrait être pris en charge par l’impôt régional. «Si on finançait correctement le coût de l’eau, il y aurait aussi plus de marge de manœuvre pour Vivaqua, qui n’a pas de moyens suffisants. Or, on parle tout de même d’un bien, l’eau, reconnu comme fondamental par les Nations unies.» Anne Leclercq ne dit pas autre chose: «Ne faut-il pas revoir la politique du coût-vérité? Les distributeurs ont des pertes sur le réseau. Ils doivent faire des investissements et ont donc besoin d’une certaine ‘rentabilité’, mais on pourrait réfléchir à un autre financement de la distribution de l’eau, par l’impôt des personnes physiques par exemple.»

«La question du prix de l’eau est centrale, conclut Marie Hanse. Vivaqua explique que le prix de l’eau à Bruxelles est moins élevé que dans les autres Régions, mais les conditions socio-économiques de ses habitants ne sont pas les mêmes. L’eau est un bien essentiel, elle n’a pas toujours été un bien commercial. Il faut donc repenser la façon dont on la finance. C’est la racine du problème de la précarité hydrique.»

Plongée dans la facture d’eau

Bruxelles ne compte qu’un seul distributeur, Vivaqua, qui utilise une tarification progressive de l’eau répartie sur quatre tranches: vitale (de 0 à 15 m3 par an), sociale (de 15 à 30), normale (de 30 à 60) et de confort (> 60 m3). La facture comporte une redevance annuelle fixe par logement de 25,23 euros. Le Fonds social de l’eau est alimenté par une contribution de 0,03 euro sur chaque mètre cube facturé.

En Wallonie, il y a plusieurs distributeurs. Le plus important est la SWDE (Société wallonne des eaux) qui alimente 190 communes. La facture se compose d’un CVD (coût-vérité pour la distribution) et d’un CVA (coût-vérité pour assainissement des eaux). Le CVD est fixé par mètre cube en fonction des distributeurs (avec des différences pouvant aller de 2,16 à 2,86 euros). À consommation égale, un habitant de Silly aura donc une facture différente d’un Liégeois par exemple. Le CVA est fixe. Il est de 2,365 euros par mètre cube. À cela s’ajoute la contribution au FSE qui est de 0,027 euro par mètre cube. La facture est composée d’une redevance de base (20 CVD, 30 CVA et 6% de TVA). Le reste est calculé proportionnellement à la consommation du ménage, mais la part la plus importante dans la facture est la redevance fixe.

Depuis 2006, la facture de l’eau a augmenté de 103% en Flandre, de 83% en Wallonie et de 56% à Bruxelles. En Wallonie, c’est le CVA qui a contribué à faire grimper la facture ces dernières années: 40% de plus entre 2014 et 2018. À Bruxelles, les tarifs sont restés inchangés pendant cette période.

En savoir plus

«Garantir l’accès à l’eau», Alter Échos n°303, octobre 2010, Sandrine Warsztacki.

«L’eau potable et le principe de pollueur-payeur», Alter Échos n° 406, juillet 2015, Céline Gautier.

«Avoir l’eau chez soi ne coule pas toujours de source», Alter Échos n° 412, novembre 2015, Martine Vandemeulebroucke.

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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