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Emploi/formation

Qui profite réellement des 600 heures de travail étudiant ?

600, c’est le nombre d’heures de travail que les jeunes peuvent prester en parallèle de leurs études depuis le 1er janvier 2023. Une augmentation servant à aider les commerces et l’horeca au lendemain de la crise sanitaire. Cette réforme ne laisse cependant pas tout le monde indifférent. Plusieurs syndicats et fédérations étudiantes se demandent à qui elle profite réellement.  

Perrine Lefloch 11-12-2023 Alter Échos n° 514
(c) Jeswin Thomas

«Parfois, je rentrais du travail à 3 h du matin et je reprenais les cours à 8 h, c’est un peu sport quand les jours s’enchaînent.» Marius est étudiant à Bruxelles, et comme beaucoup, il mène une double vie. Partagé entre son syllabus le jour et son job de barman la nuit, il vit à un rythme effréné comme de plus en plus de ses congénères. En 2022, l’ONSS a recensé 626.733 jobistes, alors qu’en 2012, on en comptait 441.749. En Belgique, depuis 2023, le travail étudiant est limité à 600 heures par an. Au-delà de ce quota, les étudiants doivent payer des cotisations à la sécurité sociale, ce qui amoindrit leur salaire net. Mais cette façon de fonctionner est assez récente.

En janvier 2017, une première réforme du travail étudiant est mise en place. Alors que l’on comptait en nombre de jours, c’est désormais le nombre d’heures qui est pris en compte. Les étudiants peuvent alors prester jusqu’à 475 heures de travail par an. Avant cette date-là, ils avaient le droit de travailler jusqu’à 50 jours, soit l’équivalent d’un jour de travail par semaine. Puis c’est en 2022 que le gouvernement fédéral prend la décision de passer à 600 heures pour les années 2023 et 2024. Nicolas Gillard, le porte-parole du ministre de l’Économie et du Travail Pierre-Yves Dermagne (PS), indique que cette réforme a été prise à la suite d’une demande des libéraux. Ce changement faisait partie du plan de relance après la crise sanitaire pour les milieux de l’horeca qui avaient été particulièrement touchés. L’augmentation du nombre d’heures permettait, d’une part, aux patrons de bénéficier de plus de main-d’œuvre à moindre coût. D’autre part, les étudiants les plus précaires étaient dès lors autorisés à travailler plus pour financer leurs études.

En janvier 2017, une première réforme du travail étudiant est mise en place. Alors que l’on comptait en nombre de jours, c’est désormais le nombre d’heures qui est pris en compte. Les étudiants peuvent alors prester jusqu’à 475 heures de travail par an. Avant cette date-là, ils avaient le droit de travailler jusqu’à 50 jours, soit l’équivalent d’un jour de travail par semaine. Puis c’est en 2022 que le gouvernement fédéral prend la décision de passer à 600 heures pour les années 2023 et 2024.

Le problème de cette réforme, c’est qu’elle est à l’origine d’un dumping social important. Quand en 2017 les quotas sont passés du nombre de jours au nombre d’heures, le gouvernement fédéral a octroyé une plus grande flexibilité aux jobistes. C’est notamment ce qu’explique Myriam Delmée, présidente du SETCa: «Étant donné que c’est le nombre d’heures qui importe, et non plus le nombre de jours, un étudiant peut venir travailler deux ou trois heures par jour. Les patrons vont garder deux ou trois employés fixes, et combler les trous avec des étudiants juste pour quelques heures.» Et les étudiants acceptent sans problème. Cela leur permet de travailler un petit peu tous les jours, sans impacter leur quota de travail. Myriam Delmée continue: «Ça donne beaucoup de flexibilité aux étudiants, ce à quoi on s’oppose justement». D’après la présidente du SETCa, les syndicats s’opposent à cette flexibilité afin que les employés jouissent d’une certaine stabilité et d’un confort de vie. Avec comme conséquence un recours massif par les employeurs aux jobistes. Pour Myriam Delmée, le constat est simple: «Ça bouffe du bon emploi stable pour les travailleurs.» Ainsi, en passant à 600 heures en janvier 2023, la problématique du dumping social s’accroît. Les étudiants sont toujours autant flexibles, et ils peuvent cumuler encore plus d’heures. De plus, pour les employeurs, les étudiants représentent un second avantage. Les jobistes ne cotisent pas à la sécurité sociale, il s’agit d’une main-d’œuvre qui coûte moins cher à l’employeur. Par conséquent, les patrons vont avoir tendance à embaucher plus de jobistes, ce qui crée, de nouveau, une réelle concurrence avec les travailleurs qui vont avoir de plus en plus de mal à être embauchés.

Quand la précarité devient trop pesante

Si la question des jobs étudiants se pose autant aujourd’hui, c’est à cause de la croissance de la précarité des étudiants ou de leur famille. Cette augmentation peut se remarquer sur le nombre d’étudiants bénéficiant du revenu d’intégration sociale (RIS). D’après un article du Soir[1], les bénéficiaires de cette bourse auraient augmenté de 20% entre 2018 et 2022. Au-delà de l’inflation, le Conseil bruxellois de coordination sociopolitique(CBCS)[2] relève un deuxième facteur à cette précarité croissante. L’accès aux études s’est grandement élargi au fil du temps. Avant, seuls les jeunes issus des familles les plus aisées pouvaient y accéder. Aujourd’hui, il n’est plus rare que des jeunes issus de milieux plus modestes ou ne bénéficiant pas du soutien de leurs parents fassent des études supérieures. Mais le revers de cette démocratisation est précisément la précarité étudiante, par ailleurs renforcée par un contexte de crise économique qui touche des pans importants de la population.

Les parents ont moins les moyens d’aider leurs enfants, et les étudiants doivent travailler plus pour compenser cela. La dernière étude de Randstad, intitulée «Les étudiants au travail», sortie en juin 2023, montre que 45% des étudiants affirment avoir accepté un nouveau job pour pallier ces augmentations de budget. C’est d’ailleurs le cas de Julie, étudiante jobiste: «Je travaille depuis mes 16 ans. Dans l’absolu, mes parents peuvent m’aider un peu, mais ils ne sont clairement pas capables de couvrir toutes mes dépenses. Avant je ne travaillais que sur les marchés, mais maintenant j’ai pris un deuxième job.» Avec l’augmentation du coût de la nourriture et des loyers, peu de parents peuvent se permettre d’investir autant dans le futur de leurs enfants.

Aujourd’hui, il n’est plus rare que des jeunes issus de milieux plus modestes ou ne bénéficiant pas du soutien de leurs parents fassent des études supérieures. Mais le revers de cette démocratisation est précisément la précarité étudiante, par ailleurs renforcée par un contexte de crise économique qui touche des pans importants de la population.

Pour ceux qui avaient déjà l’habitude de travailler, l’étude de Randstad montre que 4 étudiants sur 10 demandent plus d’heures à leurs employeurs. Donc au-delà de l’augmentation du nombre d’étudiants jobistes, c’est aussi la moyenne d’heures de travail qui augmente. Du côté des chiffres de l’ONSS, un étudiant travaillait en moyenne 170 heures par an en 2017. En 2022, on est à une moyenne de 206 heures par étudiant chaque année.

«Le job d’un étudiant, c’est d’étudier»

Au premier coup d’œil, augmenter le nombre d’heures de travail étudiant afin de lutter contre leur précarité semble être une bonne idée. Cela leur permet de travailler plus, et donc d’avoir un revenu plus important à la fin du mois. D’après l’ONSS, en moyenne, un étudiant est payé 13,4 euros de l’heure, et gagne 230 euros par mois. Un salaire bien insuffisant pour couvrir les dépenses de logement et de nourriture.

Pourtant, la Fédération des étudiants francophones (FEF) s’oppose à l’augmentation des heures. «Ces mesures ne sont pas faites pour les étudiants. Nous, on attend de la part des autorités qu’ils aident les étudiants pour qu’ils n’aient pas à jober», nous dit Emilia Hoxhaj, présidente de la FEF. En effet, une revendication revient tout le temps, de la part de la FEF, des Jeunes CSC, et aussi de la part du SETCa: «Le job d’un étudiant, c’est d’étudier.» Et si cette revendication est si forte du côté des syndicats, c’est parce qu’il est prouvé qu’un étudiant jobiste a moins de chance de bien réussir ses études. C’est ce que dit une étude française datant de 2018[3]. Il y est mis en avant l’impact d’un travail étudiant régulier sur la réussite dans les études. Sur la première année d’étude supérieure, on constate que 56% des étudiants non salariés valident leur année. Tandis que pour ceux avec un emploi régulier, on tombe à 34%. Ces inégalités sont bien ressenties par les étudiants jobistes comme Marius: «Y a quand même un décalage entre quelqu’un qui peut se concentrer à 100% sur ses études sans devoir bosser 20 h de plus par semaine, et ceux qui n’en ont pas besoin et qui vont juste faire la fête et suivre leurs cours.» Les étudiants jobistes vont avoir tendance à utiliser la moindre heure libre pour travailler, au lieu d’étudier leurs cours. Une seconde étude est sortie en 2017 par le think tank européen Pour La Solidarité[4]. Cette seconde étude va elle aussi dans ce sens, avec des conclusions similaires: il y a un lien causal entre travail étudiant et décrochage scolaire.

Mais ce n’est pas le seul impact d’un job étudiant. Marius nous confie: «Ça n’a pas forcément affecté mes notes, mais ça a affecté mon investissement dans le master.» L’étude française citée plus haut constate la même chose: le plus dur est la motivation. Après une journée à l’université, couplée à quelques heures dans son travail étudiant, la motivation n’est pas toujours au rendez-vous. Les étudiants jobistes vont alors moins être présents durant leurs études, ils ne vont pas participer à des conférences, assister aux cours magistraux, etc.

La FEF demande aux autorités d’octroyer plus d’aides aux étudiants pour qu’ils n’aient plus à travailler. De l’autre côté, les Jeunes CSC et le SETCa demandent d’envisager le fait que les étudiants cotisent à la sécurité sociale.

Enfin, d’après la FEF, un dernier obstacle peut se mettre sur le chemin des étudiants jobistes. Il s’agit du nouveau décret Paysage, qui réduit le nombre d’années possible pour réussir ses études. Par exemple, la première année doit être validée en deux ans, le bachelier entier au bout de cinq ans, et le master au bout de quatre ans. Au-delà de ces deadlines, l’étudiant ne sera plus financé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Selon la FEF, ce nouveau décret met en péril les étudiants jobistes. Un étudiant qui travaille à côté subit une charge de travail bien plus importante entre son job et les études. Il est donc normal que ceux qui ont besoin d’un mi-temps pour vivre, prennent plus de temps à réussir leurs études. D’après les universités, une année d’études à 60 crédits représente une charge de travail de 41 heures par semaine. Si on ajoute à cela 20 heures de jobs étudiants, cela représente 61 heures par semaine de travail, soit 8 heures 40 de travail par jour, sans pause, et même durant le week-end. Il est donc normal que les jeunes dans ce cas-ci aient plus de temps pour finir leurs études en étalant leur cours d’une année sur plusieurs. Cependant, Françoise Bertieaux, ministre de l’Enseignement supérieur, précise: «Faire ses études avec le nouveau décret paysage et être jobiste à côté, ce n’est pas incompatible. Il y a un article, écrit noir sur blanc, pour alléger les études pour des motifs professionnels, académiques, sociaux ou médicaux.» Cet allégement de parcours permet d’avoir plus d’années pour valider son bachelier ou son master. Il est possible de le demander lors de l’inscription dans une université. Toutefois, l’accord de cet allégement est laissé à la discrétion de chaque université.

Les solutions à cette situation ne sont pas si nombreuses. La FEF demande aux autorités d’octroyer plus d’aides aux étudiants pour qu’ils n’aient plus à travailler. De l’autre côté, les Jeunes CSC et le SETCa demandent d’envisager le fait que les étudiants cotisent à la sécurité sociale. Ainsi, ils perdront peut-être un peu de salaire net, mais leur droit du travail sera davantage protégé. Cela leur permettrait aussi de cotiser pour leurs retraites, de bénéficier des pécules de vacances, voire toucher une certaine forme de chômage. Ce dernier point reste cependant en discussion entre les différents syndicats. Le dumping social pourra quant à lui diminuer, étant donné que les patrons devront payer autant les étudiants que les travailleurs.

La réforme des 600 heures n’est donc pas vraiment vue d’un bon œil par les syndicats des travailleurs et des étudiants. Et bien qu’elle n’ait été annoncée que pour les années 2023 et 2024, Myriam Delmée de SETCa se prépare déjà à la voir renouvelée: «On n’a jamais connu de réforme qui revenait en arrière.»

[1] Hutin, Charlotte. «Précarité Étudiante: Les Demandes d’Aide Explosent Suite Aux Crises Successives.» Le Soir, 22 Feb. 2023, www.lesoir.be/496675/article/2023-02-22/precarite-etudiante-les-demandes-daide-explosent-suite-aux-crises-successives. Accessed 4 Oct. 2023.

[2] CBCS & Le Forum «Les Précarités Étudiantes.» Bis…, Dec. 2021.

[3] Sorho-Body Kady ,Marie-Danielle. «Le Travail Salarié A-t-Il Un Impact Sur La Réussite En Première Année de Licence ?» Formation Emploi. Revue Française de Sciences Sociales, no. 142, 23 Aug. 2018, pp. 211–230, journals.openedition.org/formationemploi/5819, https://doi.org/10.4000/formationemploi.5819. Accessed 2 Oct. 2023.

[4] Schuller , Marie. DÉCROCHAGE SCOLAIRE et TRAVAIL ÉTUDIANT État Des Lieux. Oct. 2017, www.pourlasolidarite.eu/sites/default/files/publications/files/na-2017-decrochage-scol-travail-etudiant.pdf.

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