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Prostitution aux Pays-Bas : de bonnes intentions

La prostitution est légale depuis 2000 aux Pays-Bas. Mais le nombre de prostituées forcées ne cesse d’augmenter. Et les moyens manquent cruellement pour lutter contre les réseaux de traite des êtres humains.

16-03-2012 Alter Échos n° 334

La prostitution est légale depuis 2000 aux Pays-Bas. Amsterdam tente de réguler la prostitution dans le célèbre « district rouge » des Wallen. Une nouvelle loi tente de pallier les faiblesses du modèle néerlandais. Mais le nombre de prostituées forcées ne cesse d’augmenter. Et les moyens manquent cruellement pour lutter contre les réseaux de traite des êtres humains.

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, l’Europe a connu une ère de prospérité sans précédent alliée à une plus grande tolérance dans des domaines jusque-là considérés comme tabous : le sexe, la drogue, l’amour libre devenaient les ingrédients piquants d’une vie placée sous la bannière du « sex n’ drugs n’ Rock n’ Roll », comme l’affirmait la chanson de Ian Dury (1977).

Aucun pays de l’ancien continent n’a poussé aussi loin le modèle d’ouverture et de tolérance aux nouvelles formes de vie sociale que les Pays-Bas. Amsterdam se parait du titre de capitale gay mondiale tandis Maastricht devenait celle de la fumette libre et que les touristes en mal de sensations exotico-érotiques se pressaient devant les vitrines des « districts rouges ». Pas une ville, si modeste soit-elle, qui n’ait son sex-shop, son coffee-shop et son « établissement de relaxation ».

Pourtant, tout n’est pas rose au pays du sexe décomplexé et les lendemains déchantent sur des mélodies qui empruntent davantage au répertoire funèbre qu’aux hit-parades glamour… La violence contre les homos explose1, les mesures successives pour contrôler les circuits de la drogue se heurtent au monopole des gangs et l’Administration américaine pointe les Pays-Bas comme la plaque tournante mondiale de la traite des êtres humains ! La prostitution légale ne serait-elle qu’une tentative de « façadisme » ? Une série d’initiatives prises en vue de donner une image positive de la politique nationale, tandis que les travailleurs du sexe les plus fragiles sont livrés à eux-mêmes ? Amsterdam tente de réguler le marché du sexe tout en rénovant son patrimoine touristique. Tandis que Mark Rutte, l’actuel premier ministre, a fait de la lutte contre le trafic des êtres humains une des priorités de son agenda politique. Mais avec quels moyens ?

Le modèle de la barrière : des limites plutôt qu’un cadre fermé

Le 1er octobre 2000, le gouvernement Wim Kok II abrogeait l’interdiction de la prostitution. L’intention affichée était de lutter à la fois contre la traite des êtres humains et la prostitution des mineur(e)s. Comme pour de nombreuses autres matières depuis la décentralisation initiée au cours des années 1980, la gestion de la prostitution a été confiée aux communes. Ce sont donc ces dernières qui en organisent le marché officiel, qui tiennent un registre des établissements et des travailleurs et qui délivrent les autorisations nécessaires. Elles déterminent également le type de prostitution qu’elles acceptent sur leur territoire : prostitution en vitrine, de rue, escorte ou à domicile. La profession étant légalisée, les personnes ou les entreprises qui se livrent à une forme de prostitution refusée par la commune se trouvent dans une situation juridique particulière : celle de la prostitution légale non autorisée… C’est également le cas de nombreuses personnes qui sont en séjour illégal, mais à qui des administrations communales ont délivré des autorisations d’exercer la profession de travailleur du sexe…

Les registres communaux offrent aussi une brèche dans laquelle les exploitants se sont rapidement engouffrés : si un établissement est fermé, par manque d’hygiène ou parce qu’il ne respecte pas la réglementation locale, il se déplace dans la ville voisine et reprend tranquillement ses activités. Un autre effet secondaire de cette gestion communale est la « migration des entreprises » : les prostitué(e)s et leurs employeurs émigrent en masse vers les communes les plus libérales !

Les entrepreneurs du sexe – appelés pudiquement « entreprises de relaxation » – sont organisés en une association professionnelle, la Vereniging Exploitanten relaxbedrijven (VER)2 elle-même affiliée à l’association royale MKB, la plus grande fédération patronale du pays. Ils sont soumis à l’inspection sociale, à l’impôt et à des normes d’hygiène minimales. Les travailleurs du sexe doivent être âgés de 18 ans minimum et peuvent être engagés en tant que salariés ou indépendants. Dans les faits, les travailleurs constituent l’écrasante majorité des quelque 25 000 prostitué(e)s des Pays-Bas. Et l’Inspection du travail n’a de cesse de traquer les faux-indépendants, embauchés selon des contrats qui ne leur laisse en réalité que peu de marge de liberté. Le statut d’employé est accessible aux Néerlandais et aux ressortissants de l’Union européenne, sauf aux Bulgares et aux Roumains3. Ces derniers ne peuvent donc travailler qu’en tant qu’indépendants. Les ressortissants d’Etats extérieurs à l’Union européenne ne peuvent travailler dans le secteur que s’ils sont membres de la famille d’un travailleur néerlandais ou étranger. L’administration ne délivre pas de permis de travail dans le secteur : une mesure qui relègue en fait ces travailleurs dans les zones les plus opaques du système. Le modèle néerlandais est qualifié par les experts de « modèle de la barrière » car il fixe des limites à ne pas franchir plutôt que des interdictions formelles.

Amsterdam : le plein de bonnes intentions, mais le flou à tous les étages

Amsterdam peut être pris comme cas d’école pour illustrer la confusion qui règne en matière de régulation de la prostitution. Le Projet 1012, introduit en été 2007, a été nommé selon le code postal du quartier des Wallen, un des districts rouges les plus célèbres, non loin de la gare centrale. Source de revenus touristiques non négligeables pour la ville, le quartier a été qualifié de « criminogène », au grand dam des entrepreneurs locaux qui ont d’ailleurs adressé une lettre de protestation au conseil communal en octobre 20094.

Les organisations criminelles y sont suspectées de blanchir de l’argent à travers la location des chambres et des vitrines, mais aussi et surtout d’entretenir des réseaux de trafic d’êtres humains et de pratiquer la prostitution forcée, y compris de mineurs d’âge.
Le projet, initié par Job Cohen et repris par son successeur, le bourgmestre Eberhard van der Laan, vise à réduire le nombre de vitrines de 500 à 239, d’interdire certains coffee-shops et à mieux contrôler l’horeca local. L’objectif, ici aussi, est de mieux protéger les quelque 8 000 prostitué(e)s qui travailleraient à Amsterdam en limitant les activités commerciales « sensibles aux influences criminelles ou de peu de valeur »5.

Mais ce n’est pas si simple. Car à côté de cette prostitution visible en vitrine, il existe une multitude de formes plus mobiles les unes que les autres : les escort girls, les filles en rue, la prostitution à domicile, en clubs, dans certains cafés turcs, salons de coiffure chinois ou salons de massage thaïlandais. Et une même fille peut passer de l’une à l’autre selon les opportunités. Les filles chassées des vitrines fermées par les autorités travaillent désormais dans la rue ou au domicile de leurs exploitants, ce qui rend le contrôle d’autant plus difficile.

Les réseaux criminels ne se limitent pas à la prostitution, mais exploitent également des supérettes, des coffee-shops, des fast foods, des salons de massage, des bureaux de change, etc. Alors que ces commerces étaient au nombre de 444 aux Wallen en 2007, la Cour des comptes d’Amsterdam en dénombre aujourd’hui 491 ! La Cour critique aussi amèrement le caractère vague des ambitions du Projet 1012 et se demande même quels objectifs il poursuit encore à présent !

Victimes de la traite : multiplication par 5 en 12 ans !

Ce trafic d’êtres humains est largement contrôlé par des réseaux mafieux. La mafia roumaine est la principale pourvoyeuse de filles de l’Est tandis que la mafia nigériane représente aujourd’hui la seconde filière illégale du pays. Selon Comensha, la fondation chargée de l’identification des victimes de la traite des êtres humains, le nombre de « victimes potentielles » identifiées a été multiplié par 5 depuis 1998 : elles étaient alors 200 pour 993 en 2010 ! On compte 83 nationalités différentes, mais les plus nombreuses sont néerlandaises (315), nigérianes (130) hongroises (56), roumaines (49) ou bulgares (46)6: 797 d’entre elles travaillaient dans la prostitution, dont 49 hommes ; 21 d’entre elles étaient âgées de 10 à 14 ans et 131 de 15 à 17 ans, dont 7 garçons. Mais les experts estiment à 12 % le nombre de mineur(e)s travaillant dans le secteur aux Pays-Bas, soit au moins 3 000 adolescent(e)s ! En 2010, 407 victimes ont choisi de déposer plainte tandis que 392 ont choisi de s’abstenir, souvent par peur de représailles.

Lorsqu’une victime non néerlandaise a été identifiée, elle dispose d’un délai de trois mois pour réfléchir : porte-t-elle plainte ou non ? Si elle collabore avec la police, elle bénéficie également pendant la même période d’un permis de séjour et est libre de travailler aux Pays-Bas7. En 2010, sur les 466 personnes qui ont bénéficié du délai de trois mois, 259 ont demandé un permis de séjour permanent.

Une priorité très relative

Le gouvernement Mark Rutte, lors de sa campagne électorale, a fait de la traite des êtres humains une des priorités de sa politique sociale. Sans doute pour faire taire les critiques émanant tant des autorités américaines que des ONG spécialisées dans la lutte contre la traite des êtres humains.
Un projet de loi doit encore être examiné par le Sénat (Eerste Kamer) : il se propose de lutter contre trois phénomènes :

  •  la prostitution forcée et le trafic des êtres humains ;
  •  la prostitution des mineures ;
  •  la maltraitance des prostituées, telle que l’imposition de relations non protégées.

Il détaille également des pistes d’action :

  •  la création d’un registre national des prostitué(e)s qui devraient être âgé(e)s de 21 ans au moins ;
  •  l’entretien avec les candidats prostitué(e)s, afin de les mettre en garde contre les risques et de les informer des possibilités d’aide.
  •  Seuls les établissements disposant d’une autorisation, soumise à des conditions d’hygiène et de sécurité, pourront encore exercer. Les autorités enquêteront sur les antécédents judiciaires des propriétaires avant de leur délivrer une autorisation d’exploiter.
  •  Les clients des prostituées illégales seront punissables, car ils contribuent au maintien d’un système criminogène favorisant l’exploitation et la maltraitance des prostituées.

Le modèle néerlandais évoluerait donc de celui de « la barrière » vers une situation mixte et encore un peu plus confuse dans laquelle le contrôle de la légalité devient la responsabilité du client.

Mais ces priorités, clamées avec tant d’ardeur par le gouvernement, seront-elles traduites sur le terrain ? Le rapport annuel de la police néerlandaise pour 2010 ne contient ni le mot « prostitutie » ni celui de « mensenhandel »…8  Le Moniteur de la prostitution et du trafic des êtres humains de 2010 montre une énorme disparité tant dans la quantité que dans la qualité des actions entreprises par les différents corps de police et services administratifs du pays. Certains n’ont en fait rien entrepris du tout depuis 2008, date de l’évaluation précédente…9

Dernière précision : depuis l’intronisation du nouveau gouvernement, 250 policiers se consacrent à temps plein à la lutte contre la traite des êtres humains, contre 500 dédiés à la protection animale10. Une question de priorité, sans doute.

Marco Bertolini

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