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l’Ilot : un centre de jour par et pour les femmes 

Comme tous les quinze jours depuis le mois de juin, avec une pause en été, un groupe de femmes vivant ou ayant vécu une situation de sans-abrisme se réunit dans les locaux de l’asbl l’Ilot pour plancher sur la création d’un dispositif d’accueil de jour pour femmes à Bruxelles. Un centre dont les objectifs seraient de permettre aux femmes en grande précarité de se ressourcer dans un lieu «safe», mais aussi d’être un lieu d’émancipation. Immersion dans ce processus participatif.

© Collection La S Grand Atelier

Mardi 12 octobre, 11 h 30. Aujourd’hui, une petite dizaine de femmes (ex-)sans abri ou mal logées se rassemblent dans une salle de réunion de l’asbl l’Ilot afin de nourrir, sur la base de leur expérience, l’élaboration d’un futur centre de jour pour femmes à Bruxelles. Cette petite assemblée constitue l’un des deux groupes de travail mis en place par l’Ilot afin de réfléchir au lieu, au public, aux services et à l’équipe de ce centre, le second étant le comité de pilotage du projet, qui compte trois associations du secteur de l’aide aux sans-abri, trois autres du secteur «droits des femmes», ainsi que deux chercheuses qui étudient le parcours des femmes sans abri.

En attendant les retardataires, on se retrouve, on papote, on chahute un peu et on s’inquiète du café qui n’est pas encore là. On évoque les cheveux d’une des participantes, qui ne devraient pas tarder à retrouver leur couleur habituelle, le bleu. On parle de Johnny aussi, dont l’effigie est arborée fièrement sur le masque de protection contre le Covid-19 de cette dernière.

Après un petit tour de «météo intérieure» où chacune est invitée à exprimer comment elle se sent «ici et maintenant», Élodie Blogie, responsable du projet, partage l’ordre du jour: les horaires d’ouverture du centre et son identité. Sur le sol gisent trois feuilles de papier reprenant différentes modalités d’ouverture (7-15 h, 9-17 h, 14-22 h). Aux participantes de se placer au plus proche de la tranche horaire qu’elles estiment la plus adéquate pour répondre aux besoins de ces femmes qui errent en rue une bonne part de leur journée. L’horaire matinal remporte de prime abord le plus d’adhésion, mais les discussions tempèrent ce verdict: il faudrait d’abord lister les heures d’ouverture de tous les centres de jour de Bruxelles pour pallier les manques éventuels, estiment-elles. Toutes penchent en tout cas pour une ouverture 7 j/7 avec des horaires réduits plutôt que 5 j/7 avec des horaires étendus: «Pour le moral, c’est bon de pouvoir dire ‘À demain’ et d’avoir quelque chose de fixe dans sa routine.»

Après la pause-café, la discussion se fait plus conceptuelle. C’est l’identité du centre, et ses fondements basés sur les idéaux du féminisme, dont il est question. Avec l’aide de cartes disposées sur la table associant des images et des mots clefs, le groupe tente de dresser un portrait chinois du «féminisme», un concept a priori complexe et flou. Entraide et solidarité, soin, égalité dans la différence, besoin d’appartenance, droit à la liberté, à l’indépendance et au respect… les mots jaillissent de toute part. «Qui, selon vous, incarne le mieux le féminisme?», interrogent Élodie et Sarah, qui coaniment la réunion. De Simone Veil à Sylvie Vartan, en passant par nos mères ou grands-mères, la liste est variée et fait appel à des figures féminines publiques ou plus intimes. 

«En faisant participer ces femmes à ce projet, l’idée était de reconnaître qu’elles ont un savoir légitime, qu’elles ont leur mot à dire. De leur donner une place qui, pour une fois, n’est plus juste une place de témoin ou de victime, mais une place d’actrice.» Élodie Blogie, chargée de projet à l’asbl l’Ilot

Dans une légère cacophonie, mais avec un brin d’application et une bonne dose de sincérité, le groupe avance et s’accorde sur une définition partagée: le féminisme serait donc un mouvement de lutte par et pour les femmes, dont l’objectif est la liberté et l’indépendance. Un idéal à poursuivre. Mais de là à dire que le futur centre de jour devrait se revendiquer comme tel, il y a un pas que le groupe refuse de franchir. Un cri du cœur presque unanime s’élève: «Non! Ça fait peur!» L’étiquette «féministe» risque d’être un frein à l’accessibilité, voire de provoquer des conflits, estiment les participantes, le cerveau en pleine ébullition. «Toutes les femmes sont déjà en lutte constante pour survivre, ce combat en plus pourrait être lourd à porter», ajoute l’une d’entre elles, craignant une pression dans le chef du projet pour que les femmes en grande précarité se convertissent en militantes acharnées.

Un chemin vers la coconstruction

Quinze jours plus tard, même lieu, même heure. Une femme arrive avec sous le bras un tas de livres qu’elle distribue aux autres comme des petits pains. «Des thrillers», précise-t-elle, enjouée. Deux autres papotent fringues et coiffure. Une quatrième nous montre ses cheveux, effectivement teints en bleu. Le groupe est nombreux aujourd’hui: neuf femmes sont au rendez-vous pour cette dernière séance de travail. Pour se mettre dans le bain, une photo de plage paradisiaque est déployée. Chacune doit tenter de s’y situer – «À l’ombre sous les cocotiers», «Je nage droit vers le large». L’image que l’on contemple contraste tant avec Bruxelles sous son lourd manteau de nuages qu’elle laisse chacune songeuse.

On s’extirpe de notre petit roupillon – sur une petite embarcation bercée par la houle ou sur le sable chaud – et on revient au sujet du jour. Sur le mur, quatre affiches reprennent schématiquement l’ensemble des décisions prises depuis le mois de juin. On se lève, on lit les panneaux et on colle des gommettes là où subsistent des questions d’incompréhension ou de débat. La nécessité – ou non – pour le centre de s’établir à proximité d’un bureau de police, le lien avec le quartier ou encore l’accueil des femmes transgenres: autant de points qui font l’objet de discussions. Mais sans conteste, le principal point d’achoppement réside dans la non-mixité de l’équipe. «On se bat pour l’égalité des sexes et on met les hommes d’un côté, les femmes de l’autre!» «Parfois le point de vue d’un homme peut changer notre regard.» Certaines manifestent leur mécontentement par rapport à ce parti pris tranché par le comité de pilotage. D’autres rappellent pudiquement les expériences négatives qu’elles ont pu avoir avec l’un ou l’autre travailleur masculin au cours de leur vie. «Cela a été la décision la plus difficile à prendre, commente Élodie Blogie. Ce centre est créé pour des femmes, dont beaucoup ont vécu des violences et se sentent en insécurité. Elles ont besoin d’un espace ‘safe’. Si, dans le groupe, une seule femme n’y met pas les pieds parce qu’on y trouve des hommes, alors on aura loupé notre objectif de toucher les plus vulnérables.»

«Même si on n’a pas été au bout d’une logique de coconstruction, on a largement dépassé le stade d’une consultation, évalue aujourd’hui la chargée de projet de l’Ilot. En faisant participer ces femmes à ce projet, l’idée était de reconnaître qu’elles ont un savoir légitime, qu’elles ont leur mot à dire. De leur donner une place qui, pour une fois, n’est plus juste une place de témoin ou de victime, mais une place d’actrice. J’ai la faiblesse de croire que cet objectif a été au moins en partie atteint. Mon gros regret, c’est de ne pas avoir pu les faire travailler avec le comité de pilotage. Mais cela aurait nécessité un autre timing pour créer un espace ‘safe’ pour ces femmes au sein de ce comité.»

Au total, 13 femmes ont participé à deux séances de travail ou plus, parmi lesquelles cinq ont assisté à au moins la moitié des rencontres. Un processus participatif qui est aujourd’hui loin d’être clôturé puisque les femmes qui y ont pris part pourront, si elles le souhaitent, être associées aux étapes à venir: intervenir dans des groupes de travail spécifiques, voire dans le comité de pilotage, visiter des bâtiments, participer à des marches exploratoires dans les quartiers où des espaces sont pressentis afin d’identifier les points d’insécurité et d’inaccessibilité.

Mais, pour l’heure, la séance touche à sa fin. Et à la question de savoir si l’envie de continuer l’aventure est bien là, toutes les mains se lèvent sans exception.

En savoir plus

«Femmes sans abri et fantômes du passé», Alter Échos n° 491, mars 2021, Alter Échos, Marinette Mormont.

«Sans-abrisme et féminisme: des enjeux à croiser», Alter Échos web, 29 mars 2018, Manon Legrand.

«Femmes sans abri: les griffes de la nuit», Alter Échos n° 476, septembre 2019, par Marinette Mormont.

 

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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