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Regard critique · Justice sociale

Economie

L’économie, « une science sociale désincarnée »

Le mouvement mondial «Rethinking economics» dénonce la toute-puissance de la théorie néoclassique en économie. La crise financière de 2008 devrait avoir ébranlé la croyance en une main invisible, éternelle régulatrice du marché; pourtant, les réponses apportées par les économistes néoclassiques demeurent insuffisantes. Écologie, lutte contre les inégalités sociales, féminisme… Les réponses à ces enjeux sont dans l’hétérodoxie, selon le réseau. Présent dans six universités belges, il vient de lancer un appel à la refonte en profondeur des cursus en sciences économiques. Rencontre avec Zoé Evrard et Bastien Castiaux, membres de Rethinking economics.

Unlocking the secrets of the universe. Detail. National Geographic. 1959.

Le mouvement mondial «Rethinking economics» dénonce la toute-puissance de la théorie néoclassique en économie. La crise financière de 2008 devrait avoir ébranlé la croyance en une main invisible, éternelle régulatrice du marché; pourtant, les réponses apportées par les économistes néoclassiques demeurent insuffisantes. Écologie, lutte contre les inégalités sociales, féminisme… Les réponses à ces enjeux sont dans l’hétérodoxie, selon le réseau. Présent dans six universités belges, il vient de lancer un appel à la refonte en profondeur des cursus en sciences économiques. Rencontre avec Zoé Evrard et Bastien Castiaux, membres de Rethinking economics.

Alter Échos: Vous dénoncez le manque de pluralisme dans l’enseignement de la science économique: comment se manifeste-t-il?

Zoé Evrard: Il se décline à trois niveaux. Nous dénonçons d’abord le manque de pluralisme théorique: l’enseignement est centré autour de la théorie néoclassique, caractérisée par un individualisme méthodologique, une vision subjective de la valeur et une prédominance des mathématiques. Dans l’enquête menée auprès de 566 étudiants belges, 79% d’entre eux disent bien connaître la théorie néoclassique grâce à leurs cours, seuls 18% en disent de même pour la théorie de la régulation et tout juste 9% pour l’économie écologique. Il y a également un manque de pluralisme disciplinaire, les cours d’économie sont trop peu ouverts vers d’autres disciplines comme l’histoire, la sociologie, l’anthropologie ou la psychologie. Cela fait de l’économie une science sociale désincarnée, sans histoire ni spécificités culturelles et géographiques. Enfin, la science économique souffre d’un manque de pluralisme méthodologique, car elle met l’accent sur des méthodes quantitatives au détriment d’une approche qualitative.

AÉ: Ce constat est-il récent?

ZE: L’histoire de la science économique débute à la fin du XVIIIe siècle, avec la révolution marginaliste qui propose une certaine compréhension de la valeur comme étant le reflet de l’utilité marginale au sein d’une transaction. À cette époque, le pluralisme subsiste encore avec l’influence notamment des institutionnalistes et de l’approche historique chez les Allemands. La théorie néoclassique telle qu’on la connaît aujourd’hui émerge pendant et juste après la Deuxième Guerre mondiale et domine dans les années 70, avec la fin des Trente Glorieuses et le poids grandissant des approches néolibérales. Depuis lors, des critiques sont apparues chez certains professeurs et étudiants, qui se sont renforcées dans les années 2000 avec la crise économique et financière.

AÉ: Quel impact a eu sur vous la crise de 2008?

Bastien Castiaux: Personnellement, et comme de nombreux étudiants à l’époque, j’ai choisi d’étudier l’économie en réponse à cette crise. Mais ma volonté de comprendre s’est heurtée à un problème méthodologique: la théorie économique évacue, par construction, toute possibilité de crise majeure, car les modèles présupposent toujours un retour à l’équilibre. Non seulement la théorie néoclassique et ses économistes n’ont pas vu venir la crise (malgré le fait que d’autres économistes aient tiré la sonnette d’alarme), mais ils se sont avérés incapables d’y apporter une réponse satisfaisante.

AÉ: 78% des étudiants répondant à votre enquête considèrent que le cursus aborde de manière insatisfaisante la question des impacts environnementaux et 70% considèrent que les inégalités ne sont pas expliquées de façon convaincante. Comment faire davantage écho à ces enjeux?

BC: Le pluralisme permet de mettre l’accent sur d’autres faits – comme les rapports de pouvoir entre groupes sociaux – qui sont très largement évacués de l’analyse néoclassique (laquelle est, par construction, individualiste). Les théories postkeynésienne et marxiste par exemple mettent ces rapports de force en avant; sans elles, vous ne pouvez pas comprendre les grèves, les mouvements sociaux ou la façon dont sont fixés les salaires. La théorie postkeynésienne envisage aussi la possibilité de renforcer l’intervention publique face aux défis environnementaux et aux inégalités croissantes, tandis que l’économie néoclassique privilégie les processus marchands à l’intervention étatique. Il y a aussi l’économie féministe, qui permet notamment de prendre conscience du travail des femmes, gratuit ou rémunéré, sur lequel repose largement notre économie. C’est un phénomène social majeur qui est totalement invisibilisé par la théorie néoclassique.

ZE: L’autre urgence est d’enseigner l’économie écologique, qui est très différente de l’économie environnementale, l’approche standard généralement enseignée. Cette dernière tient uniquement compte des dégradations environnementales ayant un impact économique, tandis que l’économie écologique a une vision bien plus large des enjeux. Elle est aussi interdisciplinaire et agit en dialogue constant avec les sciences climatiques. L’économie environnementale ne fait qu’appliquer les canons de l’économie néoclassique à l’environnement, sans comprendre réellement comment celui-ci fonctionne.

AÉ: Quelles conséquences a l’homogénéité théorique que vous dénoncez sur les politiques publiques?

ZE: Le modèle actuel n’est pas un bon guide à la décision publique. Dans l’un des modèles utilisés aujourd’hui – et présentés comme une réponse à la crise de 2008 –, toute limitation de l’endettement est considéré comme un frein à la prospérité. Ce modèle ne tient aucunement compte du gain, en termes de stabilité, procuré par une limitation de l’endettement, public ou privé. La conséquence du manque de pluralisme, c’est que des mesures urgentes en termes de régulation et de médiation des inégalités croissantes ne sont pas mises en œuvre.

BC: Non seulement il empêche que certaines mesures soient prises, mais le modèle actuel favorise aussi des mesures destructrices. C’est le cas de la manière dont a été gérée la crise des pays du sud de l’Europe. L’idée était de comprimer les salaires et couper dans les dépenses sociales afin de créer un gain de compétitivité et de relancer la croissance. Or, à chaque fois qu’on a coupé dans les salaires et les dépenses publiques, la crise s’est perpétuée, voire aggravée.

AÉ: Quelle est la réceptivité des universités face à vos demandes?

BC: Dès le début, la relation a été relativement tumultueuse. Il y a une incompréhension et une résistance de la part de certains professeurs, qui veulent défendre leurs prérogatives et leur position de tenants d’une science économique «unique», exacte et homogène. Mais d’autres professeurs nous ont soutenus et aidés à obtenir des réformes, comme l’introduction obligatoire du cours d’histoire de la pensée économique dans le cursus et la création d’une mineure en économie durable, à l’Université catholique de Louvain. À l’Université de Namur, une refonte complète du programme en sciences économiques est en cours de réflexion.

ZE: Il y a aussi de quoi s’inspirer à l’étranger. Des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne et les Pays-Bas ont développé des masters en économie pluraliste qui attirent de nombreux étudiants. Nous sommes convaincus que la demande chez les étudiants belges existe.

AÉ: L’université, comme l’économie, a besoin de faire son autocritique?

ZE: En effet. Dans notre sondage, 64% des répondants estiment que la façon dont leur est enseignée l’économie n’invite pas à la critique, c’est effarant.

BC: Cela veut dire qu’il existe un département universitaire au sein duquel près de deux tiers des étudiants n’ont pas accès au bagage théorique qui leur permette de remettre en question les théories étudiées. C’est un vrai problème pour l’université, et ça appelle au changement. L’urgence économique, sociale et écologique pointe également en ce sens.

Clara Van Reeth

Clara Van Reeth

Journaliste jeunesse, aide à la jeunesse, social & Contact freelances, illustratrice.eur.s, stagiaires & partenariats (médias, projets, débats)

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