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Regard critique · Justice sociale
«J’ai déjà fait la scie circulaire. Elle ne bouge pas. Si tu te coupes, c’est que c’est toi qui mets les doigts. Ça a coupé. Complètement.», Edgar

Boulevard de Dixmude, non loin du parc Maximilien, des personnes en situation irrégulière bradent leurs muscles pour quelques euros. Déménagement, démolition mais aussi pose de parquet, plomberie ou électricité, ils fabriquent la Belgique. Histoires croisées de trottoir et d’Edgar.

Sept heures du matin, boulevard de Dixmude. Une poignée de mecs. Ils cumulent le plus haut degré d’inemployabilité sur le thermomètre du marché du travail: illégaux, peu compétents, sans réseau. Ils sont avant tout deux bras et deux jambes pour qui veut, pas cher.

Une première voiture, un utilitaire, floqué d’une lettre «e» rouge stylisé représentant sans doute une PME, s’arrête. La fenêtre s’abaisse. Deux hommes sont dans l’habitacle.

«Électricité?»

«Lumumba», qui a vu la voiture s’arrêter, arrive en courant. Ce type, grand noir vêtu d’un manteau orange, le visage cerclé de lunettes à monture noire, et le menton recouvert d’une petite barbiche, poireaute depuis déjà plusieurs minutes le long du trottoir. Il était le premier arrivé sur le boulevard. Il tente de se vendre. Pas «électricité» mais casser, porter des briques, ça Lumumba sait le faire. La voiture redémarre.

Après ces deux propositions, le reste de la journée est plutôt pauvre en opportunités.

Dix minutes plus tard, une autre voiture s’arrête.

«Maçonnerie?»

C’est intéressant d’arriver tôt au boulevard. Il y a peu de monde et les chantiers lancent leur recherche avant de commencer la journée de travail. Car, après ces deux propositions, le reste de la journée est plutôt pauvre en opportunités. Edgar*, qui a une longue expérience sur ces trottoirs, me l’avait dit. «Tu vas là-bas à pas d’heure. Parfois 9 h, parfois 10 h, parfois 8 h. Mais tu n’es pas souvent pris. Tu peux rester une semaine sans être pris. Alors tu t’en vas à 15, 16 h. J’y suis allé jusqu’à l’accident.»

Quelques voitures embarquent bien l’une ou l’autre personne mais, sur ce marché des esclaves, l’offre est bien plus importante que la demande.

À 10 h 20, un homme descend d’une BMW grise, au pare-brise arrière sobrement rehaussé d’un autocollant bleu «WaterWorld» de Lloret del Mare. À chacun ses voyages. Une dizaine de personnes accourent à sa venue. Il est Grec et recherche plutôt des Roumains. La troupe, majoritairement des Africains, ne se démonte pas: «C’est pour quel boulot?» – «Poser du parquet.» Une bonne moitié du groupe se déclare compétent. Les quelques CV oraux sont jetés en vrac à l’oreille du patron, les «QuickStep?» ou «couper planches» ne semblent pas le convaincre. Un homme, le sac en bandoulière et la cinquantaine grisonnante, se déclare alors Roumain. Est-ce sa nationalité ou son âge respectable? Le Grec jette son dévolu sur ce monsieur. La troupe se replace en silence le long de la rue.

C’est comme ça que le patron a engagé Edgar. «Il est arrivé en camionnette. Il s’est garé un peu plus loin. Pas trop loin. On est partis demander s’il y avait du travail. On était nombreux. Il m’a choisi. Alors, je suis entré dans la voiture.»

Lumumba affamé

Pour être pris, la position sur le boulevard est stratégique. Le boulevard est composé de deux rues en sens unique séparé par une bande piétonnière bordée de bancs et de platanes.

Se positionner en début de rue recèle plusieurs avantages. Vous attrapez les voitures en premier. L’ironie veut que les travailleurs se plaçant à cette hauteur de la rue attendent devant une agence d’intérim, raccourci limpide sur la hiérarchie des uns et des autres sur le marché du travail.

Un peu plus loin, un autre lieu intéressant pour attendre le patron se trouve en face de deux places «handicapés». Souvent vides, elles permettent un arrêt de quelques minutes, le temps de discuter de la mission et du prix.

D’autres personnes se placent au carrefour entre les boulevards de Dixmude et d’Ypres.

Enfin, des candidats travailleurs se dispersent le long du trottoir. Et attendent les voitures. Tu as le temps de parler, de raconter tes histoires. Ou celle d’Edgar. «Je suis venu du Togo en Belgique il y a cinq ans, en avion. Ma destination n’était pas la Belgique, mais c’est la personne qui m’a amené qui a décidé. Voilà. L’accident est arrivé au moment de ma demande d’asile. J’allais à Yser. Quand je suis monté dans la camionnette, j’ai demandé le travail. Il fallait prendre les planches. Le patron, Brahim[1], fait du parquet. On doit aller chercher les planches puis les décharger sur le chantier. C’était il y a trois ans. J’ai déchargé les planches sur un nouveau chantier. C’était une maison. À Bruxelles. À Waterloo. Quand vous êtes sur la route pour Waterloo, c’est collé à Bruxelles. C’est de beaux quartiers, où les gens ont des maisons à eux. J’ai commencé à décharger et à les partager (répartir les planches sur le sol, NDLR) à cause du poids. De là on avait fini vers 16, 17 h ou 18 h, je ne me souviens plus. Il a pris mon numéro. J’étais payé 30 euros par jour. Il a commencé à me montrer son travail. Puis le ponçage. Puis les machines. J’étais parfois deux semaines sans appels. On était chaque fois nous deux. À un moment, fin 2014, on a commencé à travailler tous les jours.»

«Le patron m’a dit: ‘Si on te demande, c’est un accident chez toi, à la maison’.», Edgar, travailleur sans papiers

«Lumumba» est véritablement affamé de travail. Il démarre vers le moindre véhicule qui fait mine de ralentir. Positionné au tout début de la rue, il adresse à toutes les voitures, quels qu’en soient le modèle et le profil des occupants, un léger index soulevé. Tel un auto-stoppeur timide. Six heures durant, sa détermination n’a jamais faibli.

La chasse au travail se fait soit en petits groupes (par communauté), soit seul. Les travailleurs se connaissent, se saluent, discutent entre eux, rigolent des incompréhensions (comme courir vers une voiture qui s’arrête pour… débarquer une mamy), tentent d’arracher un sourire ou un salut à un bambin.

«La justice, et tant pis si je dois partir»

«Le jour de l’accident, c’est samedi matin. Le beau-frère de Brahim a acheté une maison. Il voulait se marier. On a déjà fait le salon, la salle à manger. On est en train de finir le couloir. Y avait un petit coin de parquet à faire. Faut couper un parquet, un petit bout. Dans les photos, tu vas voir les photos. Tout est là. J’ai déjà fait la scie circulaire. Elle ne bouge pas. Si tu te coupes, c’est que c’est toi qui mets tes doigts. Ça a coupé. Complètement. Deux doigts pendaient. Un est coupé. Je suis conscient. On voulait finir vite. Pour attaquer l’autre chambre. Quand je regarde mes doigts, c’est comme si c’était vraiment il y a deux jours. Quand tu es sans papiers, c’est un peu compliqué. Il ne voulait même pas m’emmener à l’hôpital. Je suis moi-même parti chercher du papier toilette pour bander les plaies. Comme j’étais paniqué, je lui ai crié de m’emmener à l’hôpital. Son beau-frère est venu. C’est lui qui m’a emmené. À Érasme. Il m’a déposé en urgence. On est rentré. Le patron m’a dit: ‘Si on te demande, c’est un accident chez toi, à la maison’. À l’hôpital, ils n’ont pas demandé. Brahim, il n’est pas désagréable, pas sympa. Il a juste de l’intérêt dans l’affaire. Ce n’est pas de l’amitié. Je suis resté à l’hôpital deux semaines. Avec l’opération chirurgicale, ils ont replacé deux doigts. Brahim est venu une fois. Il m’a dit qu’il est choqué. Il ne mange plus, il n’est plus retourné là-bas. Moi, la douleur était insupportable, je ne l’entendais même pas. Il a dit que je devais bien regarder ce que je fais. La planche était trop petite. C’est ce qui est arrivé. Son beau-frère a appelé quelqu’un d’autre pour terminer le travail.»

Edgar travaillait dans les beaux appartements, les belles maisons. À Mons, à Namur, à Waterloo, et surtout à Wavre et à Jodoigne. Muni de preuves, de photos, de SMS, Edgar a porté plainte à l’inspection sociale. Mais il a peu de chances de mettre Brahim face à ses responsabilités (lire l’encadré). «Je préfère essayer la justice, et tant pis si je dois partir. Moi, je me suis déjà dénoncé.»

Olivier Bailly

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme

 

Que risquent les «patrons» des sans-papiers?

Dans le cadre de ce travail au noir et même si le dépôt d’une plainte peut aboutir à une amende à la charge du travailleur), c’est surtout le patron qui est visé par les inspections. Les services d’inspection sociale (SPF Sécurité sociale) et du contrôle des lois sociales (SPF Emploi) cherchent avant tout à détecter la fraude liée au travail. Les patrons peu scrupuleux sont-ils tous envoyés devant Monsieur le Juge? Non. Cela dépend de l’ampleur des faits. En fonction de la gravité de l’infraction, des poursuites pénales peuvent être engagées par l’auditorat du travail (le ministère public en droit pénal social) ou le parquet (si le dossier contient des faits de droit commun. Par exemple des questions de corruption). Via une chaîne de responsabilités qui suit les sous-traitances, la sanction concerne tous les donneurs d’ordres. Mais c’est quoi des faits graves? Une directive du Collège des procureurs généraux signale que le constat de trois personnes en séjour illégal sur un même chantier donne automatiquement lieu à des poursuites pénales. Si les circonstances sont particulières (blessure sur chantier…), les poursuites sont également envisagées. En cas de traite et trafic des êtres humains, c’est tout de suite le renvoi en correctionnelle.
Il faudrait donc au moins trois sans-papiers pour que le patron soit jugé? Choquant qu’un patron puisse échapper aux poursuites pour «une seule» personne exploitée? Ce n’est pas exactement ça. D’abord, la justice, compte tenu de moyens limités et de priorités, pare au plus pressé. Et envoie avant tout les gros dossiers en correctionnelle. Ensuite, plusieurs possibilités existent pour poursuivre et éviter l’impunité de fait. L’auditorat, avant de boucler son dossier, peut inviter fermement le «patron» à régulariser la situation de son employé/ouvrier. Soit payer un salaire mais aussi des cotisations. Conclure une transaction avec l’auteur d’une infraction ou emprunter la voie de la médiation pénale, c’est également exercer des poursuites.
L’auditorat ne poursuivra pas s’il estime que les faits sont peu graves, si la situation est déjà régularisée… Cependant, un classement sans suite n’est pas un non-lieu. Le classement sans suite peut être rouvert en cas de nouvelles informations (c’est beaucoup plus compliqué après un non-lieu).
Ensuite, en droit pénal social, un classement sans suite ne signifie pas sans conséquence. Le dossier peut être envoyé au SPF Emploi, qui décidera d’appliquer ou non une sanction sous forme d’amende administrative. La sanction pour l’occupation d’un étranger séjournant illégalement peut monter à une amende administrative de 2.400 € à 24.000 € («niveau 4»). À cela s’ajoute la cotisation dite de solidarité quand le travailleur n’a pas été déclaré.
Enfin, en cas de récidive, un dossier classé sans suite peut être rouvert en fonction de précédents faits délictueux. Pour Jan Knockaert, coordinateur d’OR.CA (Organisatie voor Clandestiene Arbeidsmigranten), «si c’est un cas individuel, l’auditorat ne poursuit presque jamais, il y a donc une impunité pour les ‘petites’ exploitations».O.B.

 

[1] À la demande d’Edgar, nous avons modifié le nom du patron.

Prénom d’emprunt. Des détails mineurs du parcours d’Edgar ont été modifiés pour ne pas permettre son identification.

 

En savoir plus

«Travailleurs sans papiers: droit social hors de portée?», Alter Échos n° 440, 14 mars 2017, Marinette Mormont.

«La fabrique du monde sans repos», Médor, 3 mars 2017, Olivier Bailly.

Olivier Bailly

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