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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

Inégalités scolaires: les mamans au front

Les enfants des milieux populaires sont les premières victimes des inégalités scolaires. Soutenus par des associations, des parents, les mamans en première ligne, choisissent de se mobiliser pour défendre une école de qualité pour tous.

© Philippe Debongnie

Dans le hall du cabinet de la ministre de l’Éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), plus de 400 parents, élèves et membres d’associations de la «Coalition des parents de milieux populaires et des organisations qui les soutiennent pour changer l’école» étaient rassemblés, le 20 mars 2019, pour faire entendre leurs maux et faire valoir leurs droits. «Mêmes chances pour tous», «non aux écoles poubelles», «pour une école qui écoute»: les slogans peints sur des pancartes en bois et une fresque colorée affichaient les mots d’un vécu douloureux. Une chanson avait même été composée pour l’occasion, «Une école qui trie. Et qui humilie. On lui dit ciao, lui dit ciao, lui dit ciao ciao ciao», sur l’air bien connu du chant contestataire italien.

Aujourd’hui, Jamila (prénom d’emprunt), Sükran et Souad, trois mamans de la Coalition, l’affirment: «Prendre la parole, c’était très important.» Car l’école les a traumatisées, jusqu’à en avoir les tripes retournées. «On n’est pas là juste pour les fancy-fairs. Parfois, on est mal accueillies, mal écoutées. Le système scolaire est maltraitant. Les profs eux-mêmes ne vont pas bien. Mais eux, ils ont des syndicats: ils peuvent faire grève», témoigne Sükran. «Nous, les parents des milieux populaires, on ne nous entend pas et, quand on est isolé, on se défend moins bien», ajoute Jamila.

Les freins à la participation

La participation des parents au sein des écoles prend place au travers de deux organes: l’association (ou un collectif) de parents et le conseil de participation, ce dernier rassemblant la direction, des membres du pouvoir organisateur, des représentants du personnel (enseignants, personnel administratif et ouvrier), des parents et des élèves. Et si la reconnaissance du parent en tant qu’«acteur» de l’établissement scolaire varie selon les écoles, est globalement à améliorer, voire demeure souvent «touchy», celle des parents précarisés relève du véritable challenge. «Les faire participer pour apporter des gâteaux, ça, il n’y a pas de souci. Mais leur donner une place réelle dans les organes de démocratie scolaire, c’est une autre paire de manches», regrette Véronique de Thier, qui accompagne les associations de parents au sein de la Fédération des parents et des associations de parents de l’enseignement officiel (Fapeo). Aucune étude ne permet d’identifier les profils des parents présents dans les associations de parents, mais, d’expérience, la chargée de mission de la Fapeo observe que, «dans les écoles favorisées ou mixtes, ce sont toujours les parents les plus favorisés qui prennent cette place. Dans les écoles élitistes où il y a aussi des enfants issus de familles défavorisées, les associations de parents ont aussi tendance à adopter le point de vue de l’école, ne pas entendre ou relayer les problèmes de relégation, d’échec scolaire ou d’externalisation du soutien scolaire. C’est un vrai souci».

On n’est pas là juste pour les fancy-fairs. Parfois, on est mal accueillies, mal écoutées. Le système scolaire est maltraitant.» Sükran, Coalition des parents populaires et des organisations qui les soutiennent pour changer l’école

Les raisons sont multiples et se conjuguent pour freiner la participation et la représentation des parents défavorisés dans les écoles. Difficultés linguistiques, manque de maîtrise du fonctionnement, des codes et modes de communication du système scolaire ou déferlement des tracas de la vie en sont quelques-unes. Mais il y a aussi le manque de volonté des écoles à considérer ces parents comme des interlocuteurs à part entière. «L’école est une institution fermée, séculaire, qui fonctionne à huis clos, soutient Amina Amadel, formatrice et animatrice du Gaffi, une asbl d’éducation permanente, d’insertion socioprofessionnelle et d’accueil extrascolaire du quartier de la gare du Nord à Bruxelles. Beaucoup de parents de notre association mettent en avant la communication inexistante des écoles et l’étiquette qu’on leur colle, celle de parents qui n’en ont rien à faire de la scolarité de leurs enfants. Or ces parents ont peu la possibilité de parler et ne se sentent pas légitimes pour le faire.» Ce que confirment les trois mamans de la Coalition. «Il y a des parents qui n’osent pas parler. Ils ont peur des impacts sur leurs enfants.» Résultat des courses: un réel fossé se creuse entre l’école et des parents livrés à eux-mêmes, alors qu’ils n’ont parfois pas eu l’occasion de fréquenter ce type d’établissement – dans le cas de parents migrants par exemple – ou qu’ils ont eux-mêmes vécu une situation de décrochage scolaire. Pourtant, assure Amina Amadel, «tous les parents veulent s’investir dans la scolarité de leurs enfants. Mais tous n’ont pas les moyens de le faire».

Face aux constats relayés par toutes ces mamans perdues, anxieuses ou en colère alors que leurs enfants vivent des situations scolaires chaotiques qui semblent parfois sans issue, des initiatives émergent. Permanence hebdomadaire dans une école à indice socioéconomique 1, accompagnement de groupes de parents dans des écoles défavorisées et travail en réseau sont les leviers activés par la Fapeo. La Fédération travaille aussi à la sensibilisation des associations de parents à cette mission de représentation de tous. «Parfois des groupes de parents font les choses de bonne foi, ils ne se rendent pas compte qu’ils mettent en place des mécanismes excluants. Par exemple en organisant un ‘cheese and wine’ entre parents ou en se réunissant les uns chez les autres comme une bande de potes. Cela peut mettre mal à l’aise», illustre Véronique de Thier.

Du côté du Gaffi, un «groupe école», espace de parole où déposer ses inquiétudes, apprendre à comprendre les attentes de l’école, mais aussi trouver des solutions, a été mis sur pied. «On doit répondre aux problèmes individuels. C’est impératif, insiste l’animatrice de l’association. S’ils ne sont pas résolus, les parents ne pourront pas s’investir à un niveau plus collectif.» Or cet investissement collectif permet d’élaborer des mécanismes de représentation, comme cela a été le cas avec la création d’un comité de parents dans l’école voisine, il y a un an, par un noyau de parents issus du «groupe école». Pour que ce comité puisse voir le jour, les professionnels de l’association ont accompagné les parents dans leur initiation aux outils (mails, ordres du jour…) mais aussi afin d’apprendre à «gérer ce rapport de force difficile» dans une école qui avait toujours fonctionné en vase clos. «Des délégués ont participé au conseil de participation, certains parents ont rejoint le comité, d’autres lui amènent leurs questions, car ils peuvent s’identifier ‘à ces gens qui leur ressemblent’», se réjouit aujourd’hui Amina Amadel.

Appuyer et interpeller pour le changement

L’association schaerbeekoise s’est aussi greffée à la Coalition des parents de milieux populaires. Car il faut se regrouper pour être plus fort, porter la voix des parents invisibles, interpeller les écoles et le politique. Le projet de ce collectif a germé il y a six ans sous l’impulsion de mamans après qu’elles ont réalisé le lien tangible entre l’orientation scolaire et l’appartenance sociale. «L’idée qui a émergé, c’était de rassembler les mamans à partir des lieux qu’elles fréquentent, une association en éducation permanente, en alpha, une école de devoirs ou un service de santé mentale…», retrace Claude Prignon, de la CGé (ChanGements pour l’égalité). Quarante structures ont ainsi été identifiées, une charte formulée et signée, un comité de pilotage et une assemblée générale constitués, composés chacun de parents, des mamans pour la plupart, et de travailleurs sociaux. L’objectif étant, ici, d’agir sur tous les niveaux, de la résolution des problématiques individuelles à l’interpellation politique en passant par l’appui aux associations de parents, pour tenter d’apporter une pierre à la lutte contre les inégalités scolaires.

Si la reconnaissance du parent en tant qu’«acteur» de l’établissement scolaire varie selon les écoles, est globalement à améliorer, voire demeure souvent «touchy», celle des parents précarisés relève du véritable challenge.

Car, si les problématiques amenées par les parents abondent, elles se suivent et se ressemblent. Problèmes de chauffage, de toilettes, d’insalubrité. Manque de communication, de respect, de dialogue. Dénigrement, harcèlement, traitements injustes. Déficit de soutien scolaire, absentéisme des profs, fracture numérique. Orientations abusives vers l’enseignement spécialisé et professionnel, relégation, ségrégation. Au-delà des situations individuelles, pour ces mamans militantes, c’est bien tout un système qui est à revoir, au risque de continuer à faire peser sur les épaules des familles fragilisées le poids de la responsabilité de l’échec d’un enseignement des plus inégalitaires en Europe. «Nous souhaitons interroger le politique sur les inégalités scolaires qui s’accentuent, dénoncer cet enseignement à deux vitesses, explicite Jamila avec aplomb. Les réformes mettent du temps à se mettre en place, mais, pendant ce temps-là, ce sont des gamins qui sont sacrifiés, qui sortent de l’école sans savoir lire et écrire. Or l’école va mal, mais pas pour tout le monde.» Sükran clôt le débat sans qu’il soit besoin d’y rien ajouter: «Ce serait rendre service à la société que d’avoir de bonnes écoles pour tous.»

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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