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Regard critique · Justice sociale

Echos du crédit et de l'endettement

«En Wallonie, il y aura bientôt plus de personnes au CPAS que de chômeurs complets indemnisés»

Alain Vaessen est directeur général de la Fédération des CPAS wallons, CPAS qui seront en première ligne, dès le 1er janvier prochain, pour accueillir les personnes qui, après deux années de chômage, émargeront au CPAS s’ils ne retrouvent pas d’emploi. Parmi eux, des chômeurs de longue durée qu’il s’agira de remettre sur les rails de l’activité professionnelle. Un surcroît de tâches pour une institution déjà largement mise à contribution par les crises passées (Covid, énergie, accueil des Ukrainiens). De manière plus inquiétante, il s’agit d’un transfert de charge de la Sécurité sociale vers un système assistantiel, réduisant ainsi la solidarité entre francophones et Flamands. Interview d’un homme pragmatique qui avance pas à pas, mais qui exprime des craintes sur la prise en charge d’une telle mesure.

Alter Echos: Quelles seront les personnes touchées par cette mesure? Combien seront-elles? Quel est leur profil?

 Alain Vaessen: Selon les chiffres de l’Onem, à l’échelle de la Belgique, les exclusions du chômage vont concerner 184.000 personnes sur la base des mesures de transition prévues dans la loi-programme. Ces exclusions vont s’étaler avec un phasage demandé et obtenu par les CPAS et d’autres associations, car initialement le gouvernement fédéral prévoyait une mesure on/off, avec une bascule d’un régime à l’autre d’un coup. D’où la nécessité d’un lissage pour parvenir à mettre en œuvre cette mesure.

Le gros du «contingent» arrivera en 2026, avec 25.000 chômeurs exclus au 1er janvier, auxquels il faut ajouter 42.000 personnes fin mars, 45.000 fin avril et 3.000 fin juin, soit 115.000 personnes. Cela représente 60% des exclus qui vont l’être dans les six premiers mois de 2026 et le reste en deux-trois mois jusqu’à la fin de l’année 26. Il faut relever que cette mesure a un volet relativement communautaire puisque parmi ces 184.000 personnes, 47% des exclus seront wallons, 31% flamands et 22% bruxellois, avec un très petit nombre en Communauté germanophone.

En termes de profils, on a dit qu’il y avait beaucoup de femmes. Or on a 54% d’hommes et 46% de femmes, donc moitié-moitié. En revanche 42% sont des cohabitants, et ça c’est plus problématique, car, étant donné que les personnes vont changer de régime, beaucoup pensent qu’ils avaient droit au chômage avant et qu’ils auront donc droit au CPAS s’ils ne trouvent pas de travail, ce qui ne sera pas forcément le cas. En effet, ils vont passer d’un système assurantiel à un système assistantiel, avec d’autres critères à l’œuvre comme l’état de besoin sur la base d’une enquête sociale et l’analyse des ressources (les revenus, la propriété du logement, un compte d’épargne) pour déterminer le montant du revenu d’intégration (RI) et des aides sociales. On a aussi 29% d’isolés et 29% de chefs de ménage.

Le gros du «contingent» arrivera en 2026, avec 25.000 chômeurs exclus au 1er janvier, auxquels il faut ajouter 42.000 personnes fin mars, 45.000 fin avril et 3.000 fin juin, soit 115.000 personnes. Cela représente 60% des exclus qui vont l’être dans les six premiers mois de 2026 et le reste en deux-trois mois jusqu’à la fin de l’année 26. Il faut relever que cette mesure a un volet relativement communautaire puisque parmi ces 184.000 personnes, 47% des exclus seront wallons, 31% flamands et 22% bruxellois, avec un très petit nombre en Communauté germanophone.

Toujours concernant les profils, on a aussi 45% de personnes qui ont plus de 45 ans. Or il y a un lien de corrélation entre l’âge et l’accessibilité à l’emploi. Quand on ajoute à cette donnée que ce sont des personnes qui sont au chômage depuis 5, 10, 15 ans, on imagine les difficultés à venir pour ce qui est de la remise à l’emploi. A contrario, on a 8% de jeunes de moins de 25 ans.

Tous ces chiffres ne sont que des projections, notamment basés sur la situation de 2015, lors de la fin des allocations d’insertion.

 

AE: Quelles pourraient être les conséquences de ces mesures sur le niveau de vie des personnes?

Alain Vaessen: Avec le système résiduaire que l’aide des CPAS représente depuis 50 ans, comme dernier filet de sécurité, on est dans une logique de soutien sur mesure et pas de manière aussi automatique que pour le versement des allocations de chômage. Je ne suis pas sûr que les personnes aient totalement intégré que ce transfert risque pour certains de s’accompagner d’une diminution de ressources dans le chef de pas mal de personnes.

Une possibilité pour essayer de compenser les éventuelles diminutions de ressources, ce sont les aides sociales complémentaires octroyées par les CPAS, pour les frais de mazout, les factures d’électricité, les frais scolaires… Mais ces aides sociales complémentaires dépendent des finances locales, elles sont financées en bonne partie sur fonds propres et donc sur dotations communales. Or on connaît les problèmes des entités locales avec des budgets communaux sous pression, en particulier dans les grandes villes, là où justement pourrait se concentrer le transfert d’exclusion des chômeurs.

On doit aussi, quand on envisage les conséquences de cette mesure, évoquer la «sherwoodisation» qu’elle va entraîner, c’est-à-dire des personnes qui disparaissent des radars. Si nous sommes dans la reproduction de ce qui s’est passé en 2015, on a 35% des personnes qui sont arrivées au CPAS, 35% qui ont trouvé un travail et 30% qui ont disparu dans la nature. Derrière ce phénomène de désaffiliation, on retrouve le sans-abrisme, la logique de solidarité intrafamiliale et des proches (avec, pour les jeunes, le retour chez les parents) et la débrouille, le travail au noir, les trafics… Un des enjeux sera donc de ne pas les perdre en chemin et de travailler sur la communication.

 

AE: En termes de budget, on a beaucoup parlé des moyens alloués aux CPAS pour cette mission. Êtes-vous satisfait?

 Alain Vaessen: On peut dire oui et non. Dans la trajectoire budgétaire, il y avait un budget d’un milliard prévu de 2027 à 2029. Mais rien pour 2026. Or c’était évidemment problématique vu que les mesures commencent à courir cette année-là. On a finalement obtenu un budget de 300 millions, de manière similaire à ce que nous devrions recevoir pour les années qui suivent, avec un budget complémentaire pour couvrir les frais de personnel, de fonctionnement et les aides sociales complémentaires. Donc, oui, on peut se dire satisfait, car on revient de loin.

Mais la compensation n’est pas de 100%, ce qui fait qu’il y a déjà un trou qui se crée dès 2026, de l’ordre de 19 millions pour l’ensemble des CPAS belges, et qui va se creuser avec les années, vu la mesure cumulative de ces exclusions du chômage. On projette un déficit de 119 millions en 2027, 198 millions en 2028, 235 millions en 2029 en charges nettes, soit 571 millions. S’il n’y a pas de corrections budgétaires, cela va poser d’énormes problèmes dans les grandes villes, comme Liège, Charleroi, Namur…

Mais la compensation n’est pas de 100%, ce qui fait qu’il y a déjà un trou qui se crée dès 2026, de l’ordre de 19 millions pour l’ensemble des CPAS belges, et qui va se creuser avec les années, vu la mesure cumulative de ces exclusions du chômage. On projette un déficit de 119 millions en 2027, 198 millions en 2028, 235 millions en 2029 en charges nettes, soit 571 millions. S’il n’y a pas de corrections budgétaires, cela va poser d’énormes problèmes dans les grandes villes, comme Liège, Charleroi, Namur…

Qui plus est, le gouvernement a intégré une logique de financement au résultat dans ses calculs. Cela veut dire que le taux de remboursement du RI est conditionné au fait que l’on parvienne à mettre ces personnes à l’emploi, ce qui est relativement paradoxal, vu que ce sont les personnes les plus exclues, les plus éloignées qui vont être concernées. Une dégressivité va donc être appliquée au fur et à mesure selon le temps que nous mettrons, nous, CPAS, pour qu’ils trouvent un emploi. Le financement sera de 100% la première année, puis de 90% la deuxième, de 80% la troisième… Nous nous étions battus contre ce système et pour un financement structurel stable pour pouvoir non seulement traiter ces dossiers de demandes de RI, mais ensuite travailler à l’insertion professionnelle de ces personnes qui seront des dizaines de milliers.

 

AE: Cette mise à l’emploi des personnes éloignées du travail vous semble-t-elle réaliste?

Alain Vaessen: Le pari du gouvernement est que le moins de personnes possible arrivent au CPAS. Donc j’imagine qu’il va mettre en place toute une série de dispositions, comme des aides à l’emploi, pour favoriser leur retour au travail et mettre en ordre de marche les entreprises pour accueillir ce public fragilisé. C’est un projet collectif, cette réforme: on parle beaucoup des organisations d’accompagnement à la remise au travail, le Forem ou Actiris pour Bruxelles, et maintenant les CPAS avec les services d’insertion professionnelle. Mais les employeurs doivent également être mis à contribution. Or on ne voit pas très clair sur ce dernier volet.

Il est clair que je m’interroge sur les raisons qui pourraient permettre que nous réussissions là où le Forem n’a pas réussi. Concernant le profil des personnes, au-delà de l’âge, ce sont des personnes fragilisées par la vie, qui présentent des troubles de santé mentale, mais aussi qui sont infraqualifiées. Donc elles doivent passer par une case «Insertion sociale» et ensuite par des formations continues. Au niveau des CPAS, certes on avait déjà développé des services d’insertion professionnelle pour répondre à des besoins liés à l’article 1 de notre loi organique qui met l’accent sur la dignité humaine, mais là on va être amenés à devenir un opérateur de mise à l’emploi actif à part entière, ce qui n’est pas notre cœur de métier à la base.

On va arriver à une situation, en Wallonie en tout cas, où il y aura bientôt plus de personnes au CPAS que de chômeurs complets indemnisés (CCI). En fait, par rapport à la logique résiduaire du filet de sécurité, on a retourné le sac: en 2024 on comptait 117.000 personnes aidées par le CPAS, avec 105.000 RI et 12.000 aides sociales complémentaires, contre 121.500 CCI. Avec cette mesure d’exclusion, on va basculer avec plus de personnes au CPAS qu’au chômage. Vous imaginez la situation?! Quand j’ai présenté ces chiffres, certains décideurs wallons avaient l’air surpris et cela a sans doute permis qu’on soit entendu sur le montant des compensations financières.

 

AE: En termes de personnel, allez-vous avoir les reins assez solides pour accueillir toutes ces personnes?

Alain Vaessen: Sur le plan du personnel qui devra être mobilisé, il y a trois choses à relever. Il y a deux ans et demi, déjà, pour la Wallonie, on avait déjà évalué le manque de personnel dans les CPAS qui s’élevait à 792 ETP.

Or il faut savoir qu’en 15 ans, on a doublé le nombre de dossiers pris en charge au sein des CPAS, avec une augmentation du personnel de… seulement 8%. Les travailleurs sociaux ont dû doubler le nombre de dossiers qu’ils avaient à traiter; dans certaines villes, on traite 180 dossiers par assistant social. En termes de charge de travail, c’est vraiment énorme… Et les budgets pour engager ces 792 ETP, on ne les a pas obtenus.

Deuxièmement il y a actuellement des menaces sur 500 ETP subventionnés, toujours en Wallonie, notamment dans le cadre des subsides «Collignon» alloués dans le cadre du Covid qui menacent d’être supprimés (soit 220 ETP). Parmi ces 500 ETP, on compte aussi les capteurs d’emploi qui, en CPAS, sont des agents spécialisés pour aller dans les entreprises dénicher des postes et mettre à l’emploi des personnes aidées par le CPAS. On peut dire que, vu le contexte, c’est plutôt paradoxal de supprimer ces postes. Le gouvernement wallon a également supprimé les tuteurs énergie, les emplois dans le cadre des mesures «Territoires zéro sans-abrisme» et «zéro chômeur». Au niveau fédéral, on a supprimé le fonds de participation et d’activation sociale.

Sur le plan du personnel qui devra être mobilisé, il y a trois choses à relever. Il y a deux ans et demi, déjà, pour la Wallonie, on avait déjà évalué le manque de personnel dans les CPAS qui s’élevait à 792 ETP.

Or il faut savoir qu’en 15 ans, on a doublé le nombre de dossiers pris en charge au sein des CPAS, avec une augmentation du personnel de… seulement 8%. Les travailleurs sociaux ont dû doubler le nombre de dossiers qu’ils avaient à traiter; dans certaines villes, on traite 180 dossiers par assistant social. En termes de charge de travail, c’est vraiment énorme… Et les budgets pour engager ces 792 ETP, on ne les a pas obtenus.

Enfin, pour l’ensemble de la Belgique, on a besoin de 824 assistants sociaux de première ligne et 659 agents administratifs pour assumer cette nouvelle mesure, soit la moitié pour les CPAS wallons vu que 50% des personnes touchées seront wallonnes.

Il y a un financement de ce besoin en personnel prévu, avec une augmentation des frais de dossier financés par le fédéral. Mais les défis vont être colossaux en termes d’engagements: je ne sais pas trop comment on va faire pour recruter une telle masse d’assistants sociaux (AS)… et garder ceux qui y travaillent déjà, vu le contexte. C’est déjà un métier en pénurie et l’attractivité du CPAS dans la perspective de cette mesure est loin d’être optimale, même si on va devenir la première institution sociale. On essaiera aussi de dégager certaines tâches administratives des missions des AS, mais il n’y a pas énormément de marge au niveau de la ligne administrative et certaines dispositions doivent être prises en charge par des travailleurs sociaux assermentés.

On peut dire que c’est la panique et chaque semaine qui passe paraît une éternité.

 

AE: Cette arrivée de nouveaux bénéficiaires va-t-elle avoir des conséquences sur les services de médiation de dettes?

Alain Vaessen: Il n’y a pas d’évaluation des conséquences que cette mesure d’exclusion du chômage pourrait avoir sur les SMD. Cela va sans doute se poser dans quelques semaines. Dans un tel chantier, on a avancé par urgence, avec la question des compensations financières, puis la réorganisation des services en interne, notamment en insertion professionnelle, et les aménagements RH et la nécessité de faire le pont avec l’ONEM et le Forem, notamment pour le transfert des dossiers.

À votre question de savoir si on risque de démanteler certains services pour renforcer la première ligne, il est clair que dans une telle logique de sauve-qui-peut, il va falloir être créatif et toutes les solutions sont possibles. Mais a contrario les SMD restent fort sollicités et la diminution des ressources des ménages due au changement de régime et la distribution des aides sociales complémentaires «au robinet» risquent de voir basculer des personnes dans le surendettement. Dégarnir ces services ne serait pas une bonne idée.

Cela étant, la situation actuelle va sans doute pousser les CPAS à réfléchir à la question du maintien des services créés au sein des CPAS (les crèches, les maisons de repos, les aides aux familles…) et qui sont bien utiles pour soutenir toutes les cordes de la dignité humaine. Mais si, au nom des contraintes budgétaires, on en revient aux commissions d’aide publique (CAP), quel recul ce serait, complètement à rebrousse-poil des besoins des personnes…

Propos recueillis par Nathalie Cobbaut

Nathalie Cobbaut

Nathalie Cobbaut

Rédactrice en chef Échos du crédit et de l'endettement

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