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Regard critique · Justice sociale

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Écrire à l’endroit des vies fragiles

Philosophe, dramaturge et activiste, Camille Louis publie « La conspiration des enfants ». Un premier livre qui ne se range dans aucune catégorie, un livre-ovni, loin d’un énième traité éco-philosophique. Et ça tombe bien, car la femme libre, la militante qu’est Camille Louis déteste les cases, la vie figée, les diagnostics. C’est avec une verve puissamment poétique et glaçante en trois “mouvements“ qu’elle nous embarque dans une fable sociale et sociétale, aux côtés de trois enfants atteints du saturnisme et aux trajets de vie singuliers. 

© Flickrcc Andre Dierker

Alter Échos: Dans La conspiration des enfants, vous combinez avec ingéniosité l’enquête de terrain, appuyée par des faits et des chiffres, et la fiction. Anna, Ashkan et Julia, vos personnages, nous emmènent dans plusieurs lieux, tels que les quartiers populaires de Londres, le camp de migrants de Lesbos et la communauté des gens du voyage dans le nord de la France. Qu’est-ce qui a déclenché le besoin d’y incorporer une trame narrative? 

Camille Louis: C’est vrai que c’est une première pour moi et, à la base, je ne pensais pas travailler l’écriture de cette façon. Mais il est vrai que, dans mon parcours, j’ai toujours été entre la dramaturgie et la philosophie avec un ancrage très fort sur les terrains de lutte et de mobilisation. Avec ces trois enfants, j’ai voulu trouver dans l’écriture une manière de rapprocher les vivants. J’avais besoin d’explorer et d’inventer des actants, pour que l’on puisse se mettre tout proche des trajets inhabituels d’enfants «roms» ou migrants qu’on ne voit pas ou plus, tant le monde est saturé d’images, d’actualités et de statistiques. 

AÉ: C’est l’incendie de Notre-Dame de Paris, en avril 2019, qui déclenche votre intérêt pour le saturnisme, une maladie causée par l’intoxication au plomb et particulièrement dangereuse pour les enfants. 

CL: Oui, parce que, à ce moment-là, je constate, une fois encore, une histoire que l’on ne raconte pas puisque l’«urgence» ce jour-là est la «reconstruction» pour sauver le «trésor national». On assiste comme toujours à une chorégraphie «verticale» du pouvoir dans laquelle il faut vite «redresser» la flèche de la cathédrale. C’est une narration, parfaitement bien légendée, de la victoire et de la force. Et pendant ce temps, il y a 400 tonnes de plomb qui s’élèvent dans l’air enfumé et dont la substance classée «cancérigène, mutagène et neurotoxique» impacte «l’air de rien» la santé des enfants des alentours et des personnes qui vont participer au chantier. 

«Pour ces collectivités ferventes d’une science toujours améliorée et des prouesses de l’industrie pharmaceutique, le retour du parasite, du microbe ou d’une épidémie au nom archaïque irrite et fait trembler. Elle fragilise les représentations d’une santé assurée tant aux individus qu’à la nation performante.»

AÉ: Pourquoi évite-t-on de parler de l’intoxication saturnine infantile?  

CL: Elle présente par son ancienneté un visage désuet. En 1919, elle a été déclarée maladie professionnelle puisqu’elle touchait les personnes en contact avec la peinture – contenant une quantité de plomb hypertoxique –, c’est-à-dire les ouvriers du bâtiment, mais aussi, il faut le rappeler, les habitants des logements insalubres. Aujourd’hui, elle dégage du coup une odeur de vieilles maladies qui ne conviennent pas à nos sociétés post-industrielles innovantes et qui croient, à tort, s’être débarrassées de ce problème de santé publique. Pour ces collectivités ferventes d’une science toujours améliorée et des prouesses de l’industrie pharmaceutique, le retour du parasite, du microbe ou d’une épidémie au nom archaïque irrite et fait trembler. Elle fragilise les représentations d’une santé assurée tant aux individus qu’à la nation performante. 

AÉ: Vous dites avoir voulu écrire «à l’endroit des petites vies fragiles», de celles qui sont invisibles, qui ne comptent pas. Comment se fait-il que nous ne les voyons pas ou peu?

CL: Parce que l’on ne regarde pas en latéral. Il y a dans nos sociétés cette injonction de toujours regarder tout droit. Il faut que le pouvoir tienne droit, que l’État tienne droit. Et puis on adore en Occident se placer d’un point de vue surplombant et se complaire dans le «voir au-dessus». Or, pour avoir la capacité de voir ces invisibles, il faudrait accepter de perdre en hauteur et d’ajuster son regard au niveau de ces vies fragiles qui s’inventent à toute petite échelle. L’anthropologue Anna Tsing explique remarquablement dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde: Sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme qu’une des grandes erreurs de notre science établie est de tout considérer à la même échelle. Selon moi, il s’agit de rabaisser le regard, car «voir moins», c’est «voir plus». Ne pas voir l’entièreté de l’image peut nous permettre en revanche de voir plus dans l’infinie décimale des petites actions, de celles qui tissent des possibles d’existences collectives.

AÉ: Vous êtes très engagée dans la cause des migrants. À travers la lecture de votre livre, on sent bien l’échec cuisant de l’Union européenne, qui prétexte le coût économique qu’engendre l’accueil des naufragés. 

CL: Oui, c’est ce fameux «on ne peut pas accueillir toute la misère du monde» qui continue à faire la loi partout alors que le business de la migration génère un argent phénoménal. Il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder le salaire d’un directeur de camp sur l’île de Lesbos ou le montant des sommes versées par les pays européens qui s’empressent de financer en priorité la police aux frontières. C’est le rejet qui coûte de l’argent, ce n’est pas l’accueil. On gagnerait bien plus à créer de véritables institutions accueillantes.

«Il y a selon moi le fantasme de l’envahissement. C’est une pure construction. Personne ne doit entrer, il faut s’enfermer pour se protéger. C’est ce que l’on fait à tous les niveaux de notre société.»

AÉ: Pourquoi, selon vous, ce type d’infrastructures ne semblent-elles pas être dans les préoccupations de la politique européenne?  

CL: Il y a selon moi le fantasme de l’envahissement. C’est une pure construction. Personne ne doit entrer, il faut s’enfermer pour se protéger. C’est ce que l’on fait à tous les niveaux de notre société. Prenez l’exemple du Covid et de la manière dont on n’a pas du tout investi d’autres possibilités de prendre soin les uns des autres que celle de l’enfermement pour survivre. C’est toujours le même mode opératoire qui se met en place. C’est ce qu’on a fait avec les différentes «vagues»; avant celles du Covid, il y avait celles que l’on s’est mis à qualifier de «migratoires». Il y a cette idée de terreur, de ces vagues qui arrivent et qui vont nous submerger. 

AÉ: Vous parlez de l’action menée par la plateforme citoyenne «Solidarity for All» dans un hôtel à Athènes, transformé en hébergement temporaire pour des familles de migrants, un véritable lieu d’accueil réconfortant, contrairement à d’autres endroits qui ont parfois des conditions de vie carcérale. 

CL: Le City Plaza Hotel était un lieu de passage pour que les naufragés puissent se reposer, reprendre des forces avant de poursuivre leur chemin. Personne n’a envie de rester dans un hôtel de migrants. Ils avaient tous et toutes des projets de vie, des destinations à rejoindre, du travail à trouver… Les bénévoles ont réfléchi pendant une année à l’orientation de chacune d’elles, à qui allait faire quoi et comment, comme trouver des propriétaires solidaires – parce que peu de gens acceptent de louer des appartements à des personnes exilées même si elles ont obtenu leur papier et qu’elles ont un job –, pour celles et ceux qui souhaitaient rester à Athènes, qui avaient déjà un travail, leur permettre d’avoir un toit, pour que chacun puisse être simplement maître de son existence. L’intelligence des devenirs, c’est ça qui est remarquable; à l’inverse de nos institutions qui se rigidifient et oublient leur mission première: l’accompagnement des expériences.

AÉ: Est-ce que vous ne craignez pas que ces structures accueillantes s’essoufflent? 

CL: Il est clair que les initiatives citoyennes ne vont pas pouvoir tenir toutes seules sans argent et avec l’épuisement des bénévoles… En revanche, je suis convaincue que c’est parce qu’il y a un engagement et des gestes citoyens, qu’il y aura par la suite une reconnaissance et un soutien. Ces formes d’organisation beaucoup plus collectives portent un minimum d’attention des uns et des unes envers les autres. C’est ça qui rend l’existence vivable. 

«L’intelligence des devenirs, c’est ça qui est remarquable; à l’inverse de nos institutions qui se rigidifient et oublient leur mission première : l’accompagnement des expériences.»

AÉ: À deux kilomètres de l’ancienne «Jungle de Calais», vous évoquez un parc d’attractions qui a été créé sous le nom d’«Heroic Land». Pensant que vous plaisantiez, nous avons fait des recherches et nous sommes tombés sur la vidéo de présentation dans laquelle un dragon gigantesque avance dans la foule. N’est-ce pas une mise en scène grand-guignolesque totalement indécente? 

CL: Je suis heureuse que vous nommiez ces endroits dont on ne parle pas. Ici il s’agit clairement d’empêcher de voir ce qu’il y avait, au même endroit, pour voir autre chose. C’est comme si on avait pris la bête noire de Calais qui était le migrant et qu’on l’avait magnifiée à l’instar d’une créature en cage qu’on maîtrise à présent. Cela montre aussi l’incroyable talent esthétique de ceux et celles qui nous gouvernent à travers cette fabrique des images, la manière dont on va susciter l’émotion collective et l’histoire que l’on souhaite nous raconter. Celle d’un dragon qui sert à faire venir ceux que l’on veut voir à Calais, c’est-à-dire les touristes anglais et pas les migrants, celle d’un monstre rigolo et gentil qui a fait partir les monstres méchants. C’est toujours le même message narratif: tout va bien en fait, la situation est sous contrôle maintenant. 

La conspiration des enfants, PUF, Collection «Perspectives critiques», 2021, Camille Louis, 334 pages, 22 €.

 

 

 

 

Mélanie Huchet

Mélanie Huchet

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