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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

Direction, un levier malmené

Mis à mal par une surcharge administrative, les directeurs tentent de sauver les apparences pour accompagner au mieux enseignants et élèves au gré des réformes. Surtout, ils ont le sentiment que leur métier est dévalorisé au point de mettre à mal la mission pédagogique de leur fonction.

© Philippe Debongnie

Eric Thielens se présente volontiers comme un alchimiste. Le directeur de l’Athénée royal d’Ouffet ne cherche pas nécessairement à réaliser de mystérieuses transformations de métaux, mais plutôt à amener les élèves à bon port. Sauf que le métier de directeur est loin d’être un sacerdoce de tout repos. Un peu comme une liste à la Prévert, le portrait se précise: d’alchimiste, Eric Thielens poursuit la description de sa profession en usant du terme de «chef d’entreprise», tout en ajoutant rapidement au portrait: «mais sans les moyens d’une entreprise». «Je suis à la tête d’une toute petite structure, sans sous-direction, et je me retrouve à tout faire. Vous imaginez bien que cela demande un énorme investissement pour lequel il ne faut pas compter ses heures de travail…»

Et de pointer la masse de travail administratif, malgré les progrès du numérique. Et il est loin d’être le seul à s’en plaindre. Alain Koeune, directeur du Collège Notre-Dame de Dinant et président de la FEADI (Fédération des associations de directeurs de l’enseignement secondaire catholique), a vu son métier considérablement évoluer depuis 20 ans. «Pour cause: il y a une démultiplication des demandes vis-à-vis de l’école qui est au cœur de toutes les attentes de la société. La direction devient dès lors le centre de toutes ces attentes, explique-t-il. Attentes de la part des parents qui souhaitent que, non seulement, l’enfant ait un bon apprentissage, mais dispensé dans une école qui soit gratuite, égalitaire, qui réponde à tous les problèmes sociaux qu’on puisse rencontrer: harcèlement…; attentes de la part des enseignants, dont le métier a complètement évolué, indépendamment de la crise sanitaire, puisque le numérique a envahi naturellement l’espace de la pédagogie; enfin, attentes de la part des élèves qui demandent plus d’écoute, de démocratie… Sans parler des attentes du monde politique qui, avec la série de réformes mises en place pour faire évoluer l’enseignement, bouleversent l’école», résume celui qui se voit aussi, comme son homologue d’Ouffet, comme un chef d’entreprise. «Les directeurs se retrouvent devant ces attentes multiples, variées, qui font que le métier s’est considérablement complexifié. Dès lors, inévitablement, dans un métier où les tensions sont fortes, il y a peu de candidats pour se presser au portillon. Il en reste malgré tout. Ils le font pour servir leur école», continue le directeur du collège dinantais.

«Quand j’ai débuté dans ce métier, je m’occupais énormément de pédagogie, et bien moins d’autres questions: administrative, financière… Désormais, ces questions sont primordiales, et mon temps est essentiellement consacré à celles-ci. La question pédagogique, pourtant au centre du métier, est minimisée dans les faits.» Alain Koeune, directeur du Collège Notre-Dame de Dinant

Et de regretter, face à cette évolution, le peu de place laissée aux aspects pédagogiques. «Quand j’ai débuté dans ce métier, je m’occupais énormément de pédagogie, et bien moins d’autres questions: administrative, financière… Désormais, ces questions sont primordiales, et mon temps est essentiellement consacré à ces questions administratives et financières. La question pédagogique, pourtant au centre du métier, est minimisée dans les faits», déplore Alain Koeune.

Mais pour ne pas être noyées dans cette masse, les directions sont contraintes de faire des choix. Mardjane Genco est directrice de l’école fondamentale Peter Pan à Saint-Gilles et ne veut certainement pas être réduite à ces tâches administratives qui ont été amplifiées avec la gestion du Covid. «Cette réflexion pédagogique permet surtout de s’interroger sur les inégalités scolaires. D’autant plus quand le public de l’école change, et, à travers ce changement, des rapports à l’enseignement qui diffèrent pour certains et pour d’autres. Notre mission est de pouvoir se repositionner par rapport à cela, en s’interrogeant sur les dispositifs qu’on met en place au sein de l’établissement», précise-t-elle. «Je suis donc là pour que les questions émergent au sein de mon établissement, sans me positionner pour autant comme étant la personne qui a la réponse à tout», poursuit-elle.

Miser sur des valeurs 

À Ouffet, Eric Thielens, lui aussi, a fait des choix, a misé sur des valeurs qu’il veut défendre à travers son établissement qui compte 266 élèves. C’est sans doute là où le métier de directeur a toute son importance, rappelle-t-il. Quand il est devenu directeur, sa première décision a été d’ouvrir une cellule d’accrochage scolaire dans le cadre du projet Amarrage, qui vise des actions pour le public NEET (Neither in education, employement or training), les jeunes de 15 à 24 ans en situation d’absentéisme ou de décrochage. «On est arrivé à créer un lieu où les élèves peuvent être écoutés et peuvent venir déposer tous leurs soucis. C’est de la sorte qu’on arrive à lutter contre les discriminations», explique celui qui est aussi à la tête de l’Alter École, un établissement qui propose une approche alternative de l’enseignement en ouvrant ses portes aux élèves qui souhaitent apprendre autrement, tout en accueillant des élèves qui ne trouvent pas leur place dans le système scolaire.

Sur l’accrochage, le directeur ne manque pas de travail, justement, le Covid ayant fait de nombreux dégâts à ce niveau. «Avec la crise sanitaire, beaucoup d’élèves se sont demandé à quoi pouvait servir l’école. Sans parler des rythmes scolaires qui, bien avant la réforme, ont considérablement évolué avec cette crise. Des élèves de 3e, 4e secondaire, par exemple, n’ont jamais eu réellement d’examen. Ils ne se rendent plus compte de l’exigence de ce qu’est travailler. Il faut toujours être derrière eux, les rappeler à l’ordre et les pousser vers le travail, leur expliquer le sens de ce qu’ils font en classe.»

Même constat pour Alain Koeune. «Plusieurs élèves ont, avec ces deux années de crise, un regard tout à fait différent sur l’importance de l’école. Des jeunes qui vivent, en outre, dans un monde où on leur annonce le pire (guerre, crise climatique…), où on ferme les écoles – un geste terriblement fort… Ce sont des jeunes qui ne peuvent sans doute pas développer un regard positif sur l’avenir. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été déstabilisés parce que l’école à distance n’était pas du tout leur truc, et d’autres sont encore vraiment fragilisés face à ce contexte de crise», relève le directeur du Collège Notre-Dame. «Il suffit de voir le nombre d’élèves pris en charge actuellement par des centres PMS, et ce ne sont pas forcément des jeunes qui étaient déjà déscolarisés qui étaient issus de milieux socioéconomiques défavorisés, on est face à des jeunes qui se sentent mal tout simplement», ajoute-t-il.

Changer de focale 

Au sein du collège dinantais, les apprentissages ont été revus pour mieux accompagner les élèves et éviter ces situations de décrochage. «Parmi les élèves qui arrivent en première secondaire, on constate des différences d’apprentissage qui sont assez importantes, et plus encore que par le passé. On a dès lors mis des accompagnements à leur disposition, en cherchant à ce que ce soit le plus individualisé possible pour essayer de réduire ces inégalités d’apprentissage. Mais c’est un travail de longue haleine. On essaie de faire du sur-mesure pour essayer d’aider méthodologiquement certains élèves qui sont plus fragilisés», continue Alain Koeune.

«S’il n’y a pas un travail de concertation avec les parents, ce sera très difficile d’arriver à des résultats. On pourra lancer toutes les initiatives possibles au sein de l’école pour lutter contre les inégalités, si la confiance n’est pas là, on n’y arrivera pas.» Eric Thielens, directeur de l’Athénée royal d’Ouffet

C’est un beau challenge, avoue-t-il aussi malgré les difficultés du terrain. «Les questionnements sont nombreux, tant sur la manière d’apprendre – les élèves deviennent de plus en plus des acteurs de leurs apprentissages – que sur la méthodologie des évaluations – les sessions d’examens sont-elles encore si efficaces? Ne vaut-il pas mieux penser en termes de formation continue? De travailler avec des objectifs plus clairs, en misant sur la formation et l’apprentissage que sur l’évaluation? L’évaluation est au centre de tout dans les réflexions; or, le centre de tout, c’est l’apprentissage. Il faut certainement changer de focale», admet-il.

Pour arriver à cette remise à niveau, la confiance qui sera tissée avec les parents sera, elle aussi, fondamentale. «S’il n’y a pas un travail de concertation avec les parents, ce sera très difficile d’arriver à des résultats. On pourra lancer toutes les initiatives possibles au sein de l’école pour lutter contre les inégalités, si la confiance n’est pas là, on n’y arrivera pas», ajoute Eric Thielens. Raison pour laquelle le directeur de l’Athénée royal d’Ouffet mise sur le relationnel, malgré la charge de travail qui est la sienne. «C’est 90% de mon travail, autant avec les parents qu’avec les équipes pédagogiques. C’est fondamental pour notre métier et pour l’enseignement, même si on se retrouve toujours à devoir gérer des valeurs chiffrées, à travailler sur la base d’indicateurs pour voir si on atteint les objectifs ou pas. Mais le bien-être, le sentiment d’appartenance à une école, comment le quantifie-t-on si on préfère privilégier la performance?»

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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