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Regard critique · Justice sociale

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Confinement: qui va payer la fracture (numérique)?

Les inégalités numériques se sont fait sentir avec force pendant le confinement, alors même que des services sociaux tentaient de garder le contact avec leurs bénéficiaires par tous les moyens.

© Tiffanie Vande Ghinste

Pendant le confinement, nombre d’acteurs sociaux ont voulu garder le contact avec leur public. De la bonne vieille lettre aux visioconférences en passant par WhatsApp, tous les moyens furent bons. Le souci: les bénéficiaires ne sont pas égaux face au numérique. Alors certains disparaissent des radars.

Jessica regarde la caméra de son smartphone et témoigne. «Je n’ai pas d’ordinateur, pas d’imprimante, je n’ai nulle part où aller pour imprimer mes exercices.» Son récit a été récolté par l’association Le Piment (Lire leur carte blanche «Face au coronavirus, les naufragés du numérique», sur le site de La Libre Belgique), qui prodigue notamment des formations d’insertion socioprofessionnelle et d’alphabétisation.

Jessica est l’une des stagiaires de l’asbl. Elle exprime, avec d’autres, ses difficultés techniques pour garder le contact avec le service pendant le confinement. «Avec cette vidéo, publiée sur Facebook, nous avons récolté les témoignages de nos stagiaires, avec lesquels le lien a été en partie rompu pendant cette période», explique Renaud Staner, de l’asbl Le Piment.

«Un certain nombre d’acteurs sociaux rencontraient des difficultés pour travailler et ont dû faire des demandes de matériel.» Quentin Martens, Fondation Roi Baudouin

Son association a voulu transcender les barrières physiques du confinement. Comme beaucoup d’autres structures, le Piment a tenté de garder le contact grâce aux outils informatiques. «Mais certains n’ont pas d’ordinateur ou n’en ont qu’un seul à se partager; et puis ils ne maîtrisent pas toujours les logiciels. Pour beaucoup, envoyer un e-mail, c’est compliqué», ajoute Renaud Staner. Une complexité renforcée pour des adultes qui suivent des cours d’alphabétisation. L’association a bien tenté de créer une plate-forme «Google classroom» pour échanger des exercices et vidéos, «mais quatre stagiaires sur dix ne se sont pas inscrits. Lorsqu’il s’agit uniquement de cliquer sur un lien, c’est jouable, mais s’il faut s’inscrire, créer un compte Google, alors cela devient plus compliqué». Bien sûr, le Piment s’est tourné vers le téléphone, non pas pour poursuivre la formation, mais au moins pour signaler qu’ils étaient toujours bien là pour eux.

Beaucoup d’associations ont fait de même. Et certaines ont voulu développer les contacts par visioconférence. Dans l’aide à la jeunesse ou l’enfance, ce contact visuel avec les parents permettait de voir, physiquement, l’état de certains enfants. Mais comment faire lorsque les bénéficiaires des services et les structures elles-mêmes sont démunies dans le domaine de l’équipement informatique? Une part non négligeable de ces structures s’est tournée vers la Fondation Roi Baudouin (FRB) pour décrocher des fonds afin d’essayer de réduire ce gouffre numérique.

Apaiser la fracture

La Fondation Roi Baudouin a lancé plusieurs appels pour tenter de surmonter la fracture numérique pendant et après le confinement. L’un d’eux, initié et financé par P&V et sa fondation et relayé par la FRB visait à fournir de l’équipement et un accompagnement numérique aux institutions qui aident les jeunes en difficulté à la recherche d’un emploi. Au plus fort de la crise, la Fondation Roi Baudouin a aussi soutenu près de 500 organisations grâce à divers appels d’urgence. «C’est dans ce cadre que plusieurs demandes de soutien nous ont été adressées pour des smartphones ou des ordinateurs, précise Quentin Martens, coordinateur de projet à la FRB. Certaines organisations souhaitaient équiper leurs bénéficiaires pour garder le contact, d’autres voulaient s’équiper elles-mêmes pour le télétravail ou pour atteindre les bénéficiaires. Il est clair qu’un certain nombre d’acteurs sociaux rencontraient des difficultés pour travailler et ont dû faire des demandes de matériel.» Selon le baromètre de la société de l’information du SPF économie, en 2018, 12% des belges n’avaient pas de compétences informatiques ou n’utilisaient pas internet. De plus, 27% de la population du pays n’avaient que des compétences faibles. Ces difficultés sont accrues pour les populations les plus précaires et sont de plus en plus handicapantes à mesure que l’accès aux services se numérise. Autant dire que le confinement en a rajouté une couche en rendant impossible l’accès physique aux services de base.

Parmi les structures qui ont dû faire appel à l’aide de la Fondation Roi Baudouin, on compte… de nombreux CPAS. Leurs bénéficiaires sont souvent peu équipés. Mais les CPAS eux-mêmes ne le sont pas toujours. «Il y a une double fracture numérique, celle des usagers et celle des CPAS», reconnaît Valérie Desomer, conseillère au centre de formation de la Fédération des CPAS wallons. Beaucoup de CPAS ont tenté de récupérer des ordinateurs d’occasion, via Oxfam ou en lançant des appels d’offres.

Face au confinement, certains CPAS ont plus vite redémarré leurs activités que d’autres, en dégainant téléphones et discussions via messageries interposées. «Ils ont tous maintenu leurs services», affirme Valérie Desomer. Le CPAS de Marche-en-Famenne, par exemple, a mis en place un groupe WhatsApp avec les résidents en initiatives locales d’accueil. «Mais le contact humain ne peut pas être remplacé par WhatsApp, ajoute Valérie Desomer. Surtout qu’une série de bénéficiaires n’ont pas de smartphone, alors il n’est pas impossible que certaines personnes soient sorties des radars.»

Toucher un maximum de gens

Cette réalité est d’autant plus vraie dans les lieux reculés de Wallonie, là où des personnes sans ressources vivent en habitats semi-légers, par exemple dans des caravanes. Des publics exclus qu’essaye de toucher l’association ATD quart-monde. Pour y parvenir, l’association a changé sa stratégie de communication à l’égard des publics précaires avec qui elle travaille, main dans la main, depuis toujours. «Nous avons communiqué via les réseaux sociaux bien sûr, mais une partie du public était complètement coupée du monde extérieur pendant le confinement, certains n’ont pas internet et même pas l’électricité», retrace Nicolas Descamps en charge de la communication chez ATD.

«Nous avons perdu en cours de route certains des adolescents que nous suivions. Ils n’avaient aucune intimité.» Manu Gonçalves, codirecteur du service de santé mentale Le Méridien

La cellule communication s’est donc étoffée grâce à l’appui d’une travailleuse de terrain d’ATD et de deux «militants», qui, dans le jargon d’ATD sont des personnes qui ont l’expérience de la pauvreté. Pendant le confinement, cette petite équipe a cherché à toucher le public, en lien avec les groupes locaux de personnes précaires membres de l’association. L’objectif premier était de faire passer des messages de solidarité, mais aussi informatifs pour expliquer que l’association continuait son combat pour les droits des plus pauvres. «Nous avons centré notre communication autour de pictogrammes, de symboles, enchaîne Nicolas Descamps. Nous avons transmis ces messages par vidéo, par internet bien sûr, mais aussi par courrier et aux personnes directement, chez elles, via les cellules locales. L’idée était de les encourager à partager entre elles des expériences, des messages de solidarité.»

Au service de santé mentale Le Méridien (Saint-Josse, Bruxelles), on a aussi tenté de conserver ce lien avec le public via des outils informatiques, mais aussi, et surtout, grâce au téléphone. «D’abord, nous avons constaté que beaucoup n’avaient pas accès à internet, ou alors un accès très limité», explique Manu Gonçalves, le codirecteur du service. Pour aider les bénéficiaires du Méridien – qui d’habitude surfent grâce aux accès wi-fi d’Actiris ou de bibliothèques – à accéder à des services en ligne, Le Méridien a mis à disposition, pendant le confinement, son code wi-fi, pour ceux qui se rendaient dans leurs locaux, au rez-de-chaussée, tout en gardant les distances de sécurité. «Nous les avons appelés pour leur dire que cette possibilité existait», reprend Manu Gonçalves.

Les logopèdes du service de santé mentale ont aussi contacté les bénéficiaires dont les enfants vont à l’école pour leur proposer une aide afin d’imprimer les documents scolaires. Quant à la relation d’aide elle-même, elle a été modifiée par le confinement. «Nous avons perdu en cours de route certains des adolescents que nous suivions. Ils maîtrisaient la technologie. Mais ils n’avaient souvent aucune intimité permettant l’échange.» Impossible de s’exprimer en toute liberté, lorsque la famille est omniprésente et que le nombre de pièces ne permet pas de s’isoler. «Et puis les outils techniques n’ont pas tout réglé. Certains ont exprimé des refus d’utiliser ces outils; des refus en lien avec leur pathologie. Ils venaient tous les deux jours pour vérifier la véracité de notre existence.» Dans d’autres situations, ce lien numérique a parfois libéré une parole, «cela a permis une forme de décalage», étaye Manu Gonçalves. En attendant, les portes des services s’ouvrent à nouveau. Chacun est désormais bien conscient de l’acuité de cette fameuse fracture numérique.

En savoir plus

Lisez l’ensemble de notre dossier: «Travail social et Covid-19 : par-delà l’oubli».

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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