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Regard critique · Justice sociale

Biloba : de quelques paradoxes sur les seniors issus de l’immigration

Quelques réalités cachées de la vie des migrants âgés, avec le président du projet Biloba. En marge de leur colloque du 17 novembre.

21-11-2010 Alter Échos n° 305

A force de parler de la jeunesse d’origine étrangère, on en viendrait presque à oublier que même les personnes issues de l’immigration vieillissent. Cettequestion est actuellement au centre des discussions des populations d’origine étrangère vivant en Belgique puisque la première génération a atteintl’âge de la vieillesse et réclame de plus en plus une aide permanente pour faire face à ses besoins quotidiens.

Dans les sociétés occidentales, la professionnalisation des politiques d’aide aux personnes âgées offre une série de services (à domicile ou dans lesmaisons de repos) permettant de faciliter la vie familiale et la fin de vie du senior. Mais pour les personnes âgées bruxelloises issues de l’immigration, originaires d’unmilieu rural, religieux et traditionnel différent, le placement d’une personne âgée dans un centre d’hébergement déclenche souvent une pressioncommunautaire et provoque un sentiment de honte.

Afin de répondre à ce besoin social et médical tout en réfléchissant sur la gestion de la diversité et l’accès aux soins pour les personnesâgées, la Maison Biloba1 (« un lieu de vie solidaire pour les séniors du quartier Brabant » à Schaerbeek) a organisé le 17 novembreune journée de réflexion pour parler de « Devenir âgé; dans un quartier qui change, vieillir en Belgique, vieillir là;-bas, vieillir entre ici etlà;-bas ».

Aider la personne aidante

Revenant sur la genèse du projet, le docteur Bernard Vercruysse (administrateur de la Maison Biloba) précise que l’idée d’une maison spécialisée dansl’accueil des personnes âgées issues de l’immigration découle en réalité d’un questionnement sur « le suivi médical des personnesâgées ». En effet, plus une personne âgée vieillit, plus sa santé décline et plus elle perd son autonomie de gestion de sa propre santé. Ducoup, elle court un plus grand risque d’avoir un grave problème de santé, d’où la nécessité pour les professionnels de la santé ou les pouvoirspublics d’intervenir plus tôt dans le suivi médical des personnes âgées. « A ce stade, tout intervenant professionnel doit faire face à deux types decontextes : le premier est la personne âgée accompagnée d’un aidant personnel (enfant, parent éloigné, ami). Paradoxalement, celui-ci se plaintrégulièrement de sa situation d’aidant mais refuse toute intervention directe auprès de son patient car elle tire justement sa valorisation de sa fonction auprès dusenior. Dans ce cas il est plus facile d’aider la personne aidante pour faciliter l’accès aux soins que la personne âgée directement. Le deuxième contexte estle cas des personnes âgées issues de l’immigration où rien de classique (services d’aide familiale, services infirmiers, aides à domicile) ne fonctionnait pourleur venir en aide ».

Seul et « très vieux » à Emirdag ou à Tanger

Face à cette situation d’impuissance, les professionnels de la santé mettent au point des groupes de paroles composés de vieux Turcs et de vieux Marocains pour tenter decomprendre les attentes spécifiques et d’identifier les blocages. A leur grande surprise, les seniors issus de l’immigration témoignent d’une grande capacitéd’adaptation et réfléchissent à des alternatives pour ne plus être une charge pour leurs proches. « Ce qui est curieux, c’est que ces personnesrelayent régulièrement le mythe de la gestion des vieux dans leur pays d’origine alors qu’ils n’ont eux-mêmes jamais vécu avec des vieux dans leur pays.Ils sont venus en Belgique alors qu’ils étaient encore très jeunes puis ils ont vieilli ici sans jamais vivre dans un environnement de vieux », précise ledocteur.

Pour justement comprendre le contexte du pays d’origine, l’équipe se rend dans les localités d’Emirdag (Turquie) et de Tanger (Maroc) d’où estoriginaire une grande partie de la population issue de l’immigration du quartier pour voir comment se passe la gestion des seniors « au pays ». A Tanger, lesmédecins belges découvrent la maison d’un ancien calife transformée en « maison communautaire » composée de plusieurs cours où vivaientsurtout les marginaux de la ville, le tout financé par le Rotary Club.

A Emirdag, l’équipe se rend dans le village de Karacalar où les résidents permanents sont principalement les « très vieux » parce que 80 %des vieux et des jeunes ont émigré en Europe. Ces « très vieux » vivent souvent tout seuls et avec le temps ils perdent leur autonomie et deviennenttrès dépendants de l’aide des tiers. Face à cette situation, le village décide à ses frais de construire quatre chambres pour les vieux en perted’autonomie mais aucune personne âgée n’a accepté d’utiliser ces chambres. Pourquoi ? « On s’est rendu compte qu’il existait unepression de la deuxième et de la troisième générations qui considèrent qu’une personne âgée allant dans une chambre d’accueiléquivaut à un déshonneur pour la famille. Paradoxalement donc, tout le village était d’accord de financer la construction des chambres mais personnen’acceptait d’y envoyer ses personnes âgées en perte d’autonomie », relate Vercruysse.

Paradoxe des générations

L’autre paradoxe qui saute aux yeux est le suivant : les personnes âgées disent elles-mêmes qu’elles sont d’accord de vivre autrement que cequ’indique la tradition (une tradition représentée et non vécue), mais ce sont les nouvelles générations qui s’y opposent car elles veulent surtoutpréserver une image de la famille.

Décrivant la situation à Bruxelles, Bernard Vercruysse (qui travaille aussi pour la Maison médicale du Nord) explique que ce qui le frappe le plus souvent lors de ces visitesà domicile auprès des personnes âgées issues de l’immigration, c’est la solitude de ces personnes. « Le cas typique dans le quartier Nord est lafamille qui habite dans une maison bourgeoise avec un rez-de-chaussée commercial, la personne âgée toute seule au premier étage et le restant de la famille dans les autresétages. Ces patients âgés crient généralement dans la cage d’escalier pour appeler une personne afin de traduire mes propos parce qu’elles ne parlent pasla langue ». Dans les maisons de repos, la durée moyenne de séjour des seniors issus de l’immigration est de deux à trois jours parce que la
famille tenterapidement de l’extraire pour éviter la pression sociale de la communauté. « L’idée était donc de créer une structure qui puisse soutenir etencadrer les personnes âgées issues de l’immigration vivant à Bruxelles ». Après avoir trouvé des partenaires (Aksent, EVA, maison médicaledu Nord, Fondation Roi Baudouin…) et un lieu, l’équipe a créé la Maison Biloba composée de quize appartements autonomes et de grands espaces d’accueilpour les personnes âgées issues de l’immigration.

Le projet (bicommunautaire flamands/francophones et multiculturel) basé sur une coopérative à finalité sociale et soutenu par la Fondation Roi Baudouin s’articuleautour de trois principes : soutien, formation et réflexion aux familles qui gardent les personnes âgées à domicile ; idem pour les professionnels de lasanté qui s’occupent des personnes âgées à domicile ; et enfin une solution d’hébergement dans le respect des seniors et des familles issus del’immigration.

Mise en appétit

Dans des numéros récents et dans les prochains, Alter Echos insiste sur la thématique « exil et vieillissement ». A dessein ! Nous préparons pour le printemps2011, avec l’asbl Convivial, un événement sur les questions que se posent et que nous posent les migrants arrivés ici alors qu’ils sont déjà dans la secondemoitié de leur vie, les « primo-arrivants âgés ».

Plus de détails sur cette dynamique en janvier…

1. Asbl Maison BILOBA Huis (et Société coopérative à finalité sociale E.MM.A)
– adresse : rue des Palais 10, 1030 Bruxelles
– tél : 02/274.01.90
– GSM : 0489 56 88 81
– courriel :
maisonbilobahuis@hotmail.com

Mehmet Koksal

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