19 heures, un vendredi soir de début d’automne, dans un local de la rue Van Artevelde en plein centre de Bruxelles. C’est ici que l’équipe de Modus Fiesta, une antenne de l’asbl Modus Vivendi, reçoit les personnes qui souhaitent faire tester leur produit et échanger sur leur consommation. Le lieu est pensé pour celles et ceux qui consomment dans un cadre festif, en marge des structures classiques d’aide aux toxicomanes.
Pour tester une pilule d’ecstasy par exemple, une toute petite partie est prélevée puis écrasée en poudre très fine. Une machine spectrométrique analyse alors la composition chimique et affiche des courbes permettant d’identifier les substances présentes. Si l’usager souhaite connaître le dosage exact, l’échantillon est envoyé chez Sciensano pour une analyse plus poussée. Modus Vivendi contacte ensuite la personne par SMS avec les résultats et des recommandations adaptées.
«Le but, ce n’est pas juste de faire un testing de produits, c’est surtout d’entrer en contact», explique Robin Drevet, coordinateur de première ligne chez Modus Vivendi. À l’origine, une question simple guidait la réflexion: comment rester en contact avec les usagers de drogues dans les milieux festifs? Depuis 2001, deux soirs par semaine, l’association ouvre cet espace à mi-chemin entre lieu d’accueil et laboratoire mobile.
Quand les chiffres contredisent les préjugés
Les chiffres que rappelle le coordinateur bousculent les représentations: «95% des personnes qui consomment des produits n’ont pas de consommation problématique.» On est bien loin de l’image du toxicomane en perdition. Selon les données d’Eurotox, l’observatoire socioépidémiologique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles, la majorité des usagers sont socialement intégrés, consomment de manière ponctuelle, sans présenter de signes de dépendance physique.
Dans son bulletin législatif et politique 2024, l’observatoire précise que la Belgique consacre 48 % de ses dépenses publiques «drogues» au pilier sécurité, tandis que la réduction des risques ne représente que 0,23 % et la prévention 0,84 %. Concernant la région Bruxelles-Capitale, la plupart des financements sont dirigés vers le contrôle et la répression, tandis que les dispositifs de réduction de la demande (prévention, réduction des risques et traitements adaptés) restent sous-investis1.
Dans son bulletin législatif et politique 2024, Eurotox précise que la Belgique consacre 48 % de ses dépenses publiques «drogues» au pilier sécurité, tandis que la réduction des risques ne représente que 0,23 % et la prévention 0,84 %.
Derrière ces chiffres, des trajectoires individuelles rappellent l’écart entre les politiques menées et les réalités vécues. Marco, 30 ans, demandeur d’emploi et actif dans le milieu associatif bruxellois, en fait partie. Il se décrit comme un consommateur occasionnel. «Ce que j’aime avec la drogue, surtout les psychotropes comme l’ecstasy ou la méthylènedioxyméthamphétamine (MDMA), ce sont les sensations que ça me procure. Je ressens tout de manière beaucoup plus intense.» Son rapport à la consommation fait écho à celui de Maria, 38 ans, originaire d’Espagne et installée à Bruxelles depuis sept ans. Pour elle aussi, la fête, les raves et les afters constituent un espace de bienveillance et de communauté: «C’est un milieu où l’on se sent accueilli, écouté, libre d’être soi-même.»
D’autres témoignages, plus intimes, évoquent l’impact profond de ces expériences: «Ma première ecstasy a totalement changé ma vie. Ça a débloqué quelque chose, qui m’a fait découvrir des facettes de moi que je ne connaissais pas, des facilités de rencontres avec les autres que je ne connaissais pas non plus, d’ouverture du dialogue», raconte cette jobiste chez Modus Fiesta, qui souhaite rester anonyme. «J’avais beaucoup de mal à m’ouvrir aux gens, à trouver des affinités, et ça a vraiment débloqué quelque chose, assez solidement.» Elle précise toutefois: «J’ai rapidement compris ce que cette expérience pouvait m’apporter de positif, tout en étant consciente des risques et de la nécessité d’en faire un usage ponctuel.»
Détecter les signaux d’alerte
Il ne s’agit pas de romantiser des pratiques qui peuvent être à risque, d’où l’importance d’être bien informé. «Il faut rester équilibré: ça peut être génial comme ça peut être grave en une fois, rappelle la jobiste. Il suffit d’un mauvais geste qui peut coûter la vie.» Elle insiste d’ailleurs particulièrement sur la notion de consentement éclairé: «Quand une personne vit une expérience positive avec une drogue, elle peut être tentée d’en faire profiter son entourage. Mais chacun réagit différemment: ce qui est sans danger pour l’un peut s’avérer risqué pour l’autre. Il est donc essentiel de s’assurer que toute consommation partagée repose sur un consentement clair et pleinement éclairé.»
Pour évaluer le rapport qu’une personne entretient avec les produits, l’asbl s’appuie sur l’échiquier de la consommation, un outil développé par Prospective Jeunesse. Robin Drevet l’illustre par un exemple parlant: «Tu as fait la fête tout le vendredi soir, puis un after jusqu’au samedi soir. Et le dimanche midi, avant un repas de famille, tu ressens le besoin de reprendre une trace de speed pour tenir le coup. C’est le signe que quelque chose ne va pas très bien.»
L’usage problématique ne se limite pas aux situations de précarité; certaines drogues en usage trop régulier peuvent causer des problèmes de santé. «Depuis 2020 et la pandémie de Covid, l’usage de kétamine a fortement augmenté. Ce produit a des conséquences particulièrement néfastes sur les reins et le système urinaire», souligne Robin Drevet.
Guerre perdue, marché florissant
Dans les rues de Bruxelles, deux logiques s’affrontent. D’un côté, l’armée s’apprêterait à patrouiller avec la police dans les zones où le deal et les règlements de compte ont lieu. En mai 2024, le gouvernement fédéral annonçait l’allocation de 10 millions d’euros pour son «Fonds drogue», dont l’essentiel est consacré au renforcement des parquets et des dispositifs policiers dans les ports et aéroports. De l’autre, des structures comme Modus Vivendi tentent de limiter les dégâts sanitaires d’un marché que personne ne parvient à contrôler.
L’usage problématique ne se limite pas aux situations de précarité; certaines drogues en usage trop régulier peuvent causer des problèmes de santé. «Depuis 2020 et la pandémie de Covid, l’usage de kétamine a fortement augmenté. Ce produit a des conséquences particulièrement néfastes sur les reins et le système urinaire», souligne Robin Drevet.
«À mes yeux, le combat est perdu: la drogue a pris le dessus», constate sans détour Robin Drevet. Les chiffres lui donnent raison. Le prix de la cocaïne à Bruxelles a été divisé par deux en dix ans, passant de 150 euros à 60-70 euros le gramme. La pureté, elle, est passée de 40% à 90%, augmentant les risques de surdose, de dépendance et de complications. Comme le souligne le bulletin d’Eurotox, paru en 2024, «les politiques de contrôle des drogues ont des conséquences sanitaires, sociales et sécuritaires imprévues qui absorbent de larges proportions de ressources humaines et économiques». La prohibition produit exactement l’inverse de ses objectifs.
Engagement local et méfiance politique
À Tournai, l’asbl Citadelle déploie également des actions de réduction des risques en milieu festif, mais avec des moyens plus limités. Emmanuelle Doye, chargée de projet en prévention et promotion de la santé, et Éva Dupont, infirmière chargée de projet réduction des risques, interviennent sur des festivals et événements locaux. «Nous installons un stand avec des brochures et un espace interactif, où les visiteurs peuvent tester des lunettes à vision déformée reproduisant les effets de l’alcool ou du cannabis. C’est une manière ludique et conviviale d’attirer le public et d’engager la discussion», explique Emmanuelle.
Le public touché reste majoritairement occasionnel. «Les personnes ayant une consommation à visée festive ne se déplacent pas spontanément vers nous. Nous les croisons plutôt sur les lieux de fête: elles s’arrêtent au stand, échangent quelques mots, posent parfois des questions, puis repartent», observe Éva Dupont. Les personnes qui consultent au centre le font généralement quand «leur consommation a déjà débordé, qu’elle a déjà eu des conséquences sur d’autres aspects de leur vie».
Sur le terrain tournaisien comme ailleurs, la réduction des risques reste un combat quotidien de légitimation. «On n’est pas confronté à des attaques spécifiques par la classe politique, mais on n’est pas particulièrement soutenu en ce qui concerne le volet festif de nos activités, résume Emmanuelle. Il y a globalement une vision assez négative et très morale sur la consommation de drogue.»
La polémique de l’été dernier l’a rappelé. En juillet 2025, Georges-Louis Bouchez, président du MR, s’insurgeait sur X de la présence de l’asbl Modus Fiesta au festival de Dour. L’association, qui a pourtant démarré son travail de réduction des risques avec ce festival en 1996, était accusée par le politicien montois de banaliser la consommation de drogues. Pour Bouchez, la distribution de pailles à usage unique destinées à la consommation de cocaïne constituait une «banalisation inadmissible de la drogue financée par l’argent public».
L’habitué des sorties tonitruantes sur les réseaux sociaux laissait penser que l’asbl aurait distribué des kits à tous les festivaliers. Rapidement, Catherine Van Huyck, directrice de Modus Vivendi, a dû clarifier: l’association ne distribue aux festivaliers que des préservatifs et des flyers, et les pailles à rouler soi-même, accompagnées d’un message de prévention, ne sont remises qu’aux personnes qui viennent les demander au stand.
Cette réalité souligne à quel point la politique reste peu encline aux évolutions. La loi de 1921, révisée à plusieurs reprises, vise théoriquement une approche globale combinant prévention, réduction des risques, répression, soins et réintégration. En octobre 2025, quarante associations bruxelloises actives dans le champ de la sécurité et de la prévention lançaient un cri d’alarme: en l’absence de gouvernement à Bruxelles depuis 15 mois, leurs projets «vitaux risquent de s’arrêter dès janvier 2026» faute de garanties de continuité.
Un enjeu de société
«La drogue n’a pas de visage, insiste la jobiste de Modus Fiesta. Beaucoup pensent que la consommation concerne un public bien précis. En réalité, elle traverse toutes les couches de la société.» Elle souligne également les inégalités de regard portées sur la consommation: lorsqu’une personne aisée consomme de la cocaïne, celle-ci est souvent perçue comme une pratique «productiviste» ou maîtrisée; chez une personne précarisée, le même geste est aussitôt assimilé à une toxicomanie.
La loi de 1921, révisée à plusieurs reprises, vise théoriquement une approche globale combinant prévention, réduction des risques, répression, soins et réintégration.
Ces constats font écho aux recommandations de la rapporteuse spéciale de l’ONU Tlaleng Mofokeng, qui, en mai 2024, appelait à «décriminaliser l’usage, la possession, l’achat et la culture de drogues à usage personnel et opter pour une régulation qui place au premier plan la protection de la santé et les droits des personnes».
Cette philosophie de la réduction des risques, que Robin Drevet résume comme «une question de liberté», reconnaît l’autonomie de l’usager tout en affirmant une responsabilité collective d’information et d’accompagnement.
En Belgique francophone, l’association Modus Vivendi occupe une place centrale dans le champ de la réduction des risques. Fondée en 1994, elle coordonne plusieurs dispositifs, du testing en milieu festif à la distribution de matériel stérile pour les usagers injecteurs, une mission qu’elle est la seule à assumer en Fédération Wallonie-Bruxelles. Son antenne Modus Fiesta s’adresse plus spécifiquement aux publics festifs, où les pratiques de consommation diffèrent de celles observées en rue.
(1) https://eurotox.org/wp/wp-content/uploads/Eurotox-TB-2022-Bruxelles_tma.pdf