Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

SPF Mobilité: vers la libération?

Nouveau mode de gestion en vogue, «l’entreprise libérée» fait son apparition dans le secteur public. Une forme d’organisation qui se veut favorable en ce qui concerne tant l’efficacité que le bien-être au travail. Ce dont doutent les syndicats.
Cet article vous intéresse ? Découvrez la revue sous format papier & PDF pour 6€. Envoyez un mail à avec pour objet «AE 409 + votre adresse » à marie-eve.merckx@alter.be

Au SPF Mobilité, le nouvel agencement des lieux reflète la nouvelle organisation du travail.©Christoph Van Den Driessche

Nouveau mode de gestion en vogue, «l’entreprise libérée» fait son apparition dans le secteur public. Une forme d’organisation qui se veut favorable en ce qui concerne tant l’efficacité que le bien-être au travail. Ce dont doutent les syndicats.

La lumière inonde les bureaux du SPF Mobilité à travers les vastes baies vitrées qui s’ouvrent sur les voies de la gare du Nord, juste en contrebas. Plateaux ouverts alternant avec des «espaces-silence», «coffee corners» favorisant la rencontre, «flex desks» (les bureaux ne sont pas fixes, les employés peuvent changer de place chaque jour): le nouvel aménagement de l’administration est résolument moderne et épuré. Une réorganisation de l’espace dont l’objectif premier est budgétaire: il s’agit de faire des économies d’échelle en réduisant la surface occupée, passée de neuf à cinq étages. Soit des économies de plusieurs millions d’euros par an en frais locatifs et d’énergie notamment.

Au-delà de l’esthétique, le nouvel agencement des lieux reflète une profonde réforme de l’organisation du travail entamée par le nouveau président du comité de direction, Laurent Ledoux, en poste depuis 2013. Suppression du pointage sur une base volontaire, télétravail autorisé jusqu’à trois jours par semaine (soit chez soi, soit en utilisant des bureaux satellites dans d’autres localités du pays), le changement mise aussi sur une politique de responsabilisation et d’autonomisation du personnel. De nouvelles formes de participation, plus directes, sont proposées: les «comités des petits cailloux» peuvent être convoqués à tout moment, sans ordre du jour. «L’idée est de permettre aux gens de discuter des améliorations à faire sur le fonctionnement du SPF. Cela peut toucher à la gestion des dossiers touchy, comme à une ampoule cassée dans la cafétéria. L’objectif est de pousser les gens à discuter entre eux et à faire des propositions au chef», explique Quentin Druart, le directeur des ressources humaines (DRH) de l’administration belge des transports. Le comité de gestion, tout comme le comité de direction, est aussi périodiquement ouvert au personnel. Enfin, la cellule RH fonctionne depuis huit mois en autogestion, une expérience qui sera évaluée avant d’être éventuellement étendue à d’autres cellules.

Ces bouleversements dans les modes de travail de l’administration publique participent du mouvement des «entreprises libérées», dont deux des ambassadeurs les plus illustres sont l’usine Favi en France (Hallencourt) et la holding brésilienne Semco SA (São Paulo). «Ce mouvement commence à entrer dans la fonction publique», commente Quentin Druart.

Les objectifs poursuivis relèvent-ils davantage du bien-être des travailleurs ou d’une amélioration des performances des salariés? Les deux, nous répond le DRH: «Notre premier actionnaire, c’est le citoyen, c’est lui qui paye la fonction publique. Elle doit donc être la plus efficace possible. Les mesures d’économie nous poussent à faire plus avec la même chose, voire avec moins. Nous avons intérêt à nous réorganiser, tout en offrant une solution alternative intéressante pour nos travailleurs.» Dans une interview récemment donnée à PhiloLogos (1), Laurent Ledoux précise aussi: l’épanouissement du personnel et de meilleurs résultats pour l’organisation sont sur le même pied. Le premier objectif devant être poursuivi pour lui-même, et non comme un instrument pour atteindre le second.

« De quel droit le DRH demanderait-il à une personne de ne pas gérer sa propre vie au travail comme il le fait dans le privé? »

«Les employés travaillent où ils veulent, quand ils le veulent. De quel droit le DRH demanderait-il à une personne de ne pas gérer sa propre vie au travail comme il le fait dans le privé?», commente encore le DRH, qui ajoute aussitôt: «Mais nous ne sommes pas dans un monde de bisounours. La confiance, la responsabilité, ça se mérite. On peut ramener une personne au bercail et l’obliger à nouveau à pointer si cela ne fonctionne pas.» Bilan de l’opération: à l’heure actuelle, 53% des 1.200 agents du SPF sont sortis du système du pointage et plus de 50% ont choisi de télétravailler un ou deux jours par semaine.

Conjointement à ces nouvelles manières de travailler se produit un renversement des méthodes d’évaluation. On passe d’une logique de contrôle à une autre, de supervision. D’une évaluation basée sur une présence horaire à une autre reposant sur des objectifs. Le défi à relever pour le DRH? Réussir à faire monter les «petits chefs» dans le bateau. «S’ils ne jouent pas le jeu, cela ne fonctionnera pas.» Or les changements mis en œuvre impliquent pour eux la perte d’une certaine forme de pouvoir.

Exit les syndicats?

L’entreprise publique a-t-elle donc pris le chemin qui la mènera à la libération? Si le DRH parle de premiers pas dans cette direction, certains se montrent plus circonspects. Alors que Quentin Druart évoque «quelques petites résistances bien naturelles» de certains salariés, dans le documentaire Le bonheur au travail (2), le délégué syndical Pierre Goossens s’exprime de manière virulente contre les réformes engagées.

Karimmedine Mosbah, président de la délégation syndicale de la CGSP, avance prudemment: «Monsieur Ledoux est arrivé avec des idées nouvelles. Il a bousculé les us et coutumes en vigueur. Cela a heurté certaines personnes et d’autres se sont pris au jeu. Notamment les jeunes.» Il relève une discrimination pour celui qui reste dans le système du pointage et travaille à heures fixes, pour lequel la charge de travail risque de s’intensifier. Exemple? Les call centers. «Il y a un surplus de travail à fournir dans les plages horaires où certaines personnes ne sont pas là.» Autre grief régulièrement dénoncé par les syndicats face à ces nouvelles formes de travail: un impact négatif en matière de cohésion sociale dans les équipes.

Mais ce que le délégué de la CGSP regrette surtout, ce sont certaines tentatives de la direction de passer outre aux syndicats. En principe, pour toutes les matières touchant au bien-être au travail, le conseiller prévention sécurité doit être associé à la concertation dans le cadre d’un «comité intermédiaire de concertation». «Pour certains projets, explique Karimmedine Mosbah, la direction fait en sorte d’écarter le conseiller prévention sécurité en les faisant remonter au comité supérieur. Quant aux modifications horaires, elles devraient être concertées avec les syndicats dans le cadre du règlement de travail. Ce n’est pas à la tête du client: les femmes de ménage doivent être ici à 5 heures. Le directeur peut venir à n’importe quelle heure. Il y a deux poids, deux mesures.»

Inspection du travail, assemblée générale des travailleurs, le syndicat n’a pas hésité à utiliser les outils dont il dispose pour contrecarrer des décisions estimées injustes. «La CGSP est favorable au changement, mais sans toucher aux prérogatives syndicales. Notre politique est celle d’une complémentarité par rapport à la direction. Mais certaines personnes du management n’ont pas compris notre rôle. Elles essayent de nous couper les ailes.» Du côté de la direction, on commente: «C’est un retournement de situation. On est dans tout le contraire du taylorisme et du fordisme, et les syndicats critiquent…»

Une chose est sûre, la réorganisation entamée interroge la confrontation entre deux visions du travail radicalement opposées, de même que les relations entre patrons et syndicats, deux bords habitués à s’affronter dans une série d’instances prévues par la loi. Les nouveaux modes de travail, plus participatifs, remettraient-ils donc en question la place jusqu’i
ci réservée aux syndicats? «Pour certains aspects, c’est vrai, les syndicats ont moins de raisons d’exister», répond sobrement Quentin Druart.

«Il est essentiel de comprendre qu’au départ il faut parfois carrément être ‘dictatorial’ pour mettre en place un processus de ‘libération’, assume quant à lui Laurent Ledoux (3). C’est tout le paradoxe. (…) Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir changer six des sept membres du comité de direction dont j’avais hérité et qui auraient inévitablement freiné la réorganisation que nous menons s’ils étaient restés.» Et de s’appuyer sur l’expérience de Ricardo Semler, à São Paulo, qui a également commencé par remplacer tout le comité de direction lorsqu’il a repris l’entreprise de son père, avant de la… «libérer».

  1. Interview de Laurent Ledoux par Eric Lemaire (15/4/2015), sur www.philosophie-management.com.

  2. Le bonheur au travail, documentaire de Martin Meissonnier (France, 2014, 90 mn), production: ARTE France, RTBF, Campagne Première.

  3. Interview de Laurent Ledoux par Eric Lemaire, op. cit.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)