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Regard critique · Justice sociale

Dès les années 60, toutes les données scientifiques sur la dangerosité de l’amiante étaient sur la table, mais il aura fallu 40 ans pour qu’elle soit interdite. En 2023, des travailleurs retraités meurent encore d’y avoir été exposés. Le mésothéliome, redoutable cancer de la plèvre, est une maladie «signature» de l’amiante. Pourtant, des patients, des familles ignorent encore son origine et préfèrent parfois ne pas l’apprendre ni demander réparation: en rester là. «Se percevoir comme victime est tout sauf évident», estime la sociologue et historienne Anne Marchand, que nous avons interviewée au sujet des cancers professionnels. Le cancer, c’est toujours malchance ou imprudence: avoir un peu trop bu, mangé, fumé, vécu. C’est toujours – sauf soi ou l’impénétrable destin – n’accuser personne. Surtout pas un travail qui fondait notre identité sociale, payait les traites, engendrait de la fierté, des récits, des solidarités.

Rien de plus douloureux que d’admettre que ce que nous aimons est aussi ce qui nous tue. Rien de plus rude que de «refaire l’histoire». Nous protéger de cette souffrance est la fonction du déni, ce refus inconscient de considérer une partie de la réalité, vécue comme inacceptable. Le déni est donc, dans un premier temps, nécessaire à notre survie. Dans un second temps, en général, il la menace.

 Il n’y a pas d’information sans désir d’être informé.

Collectivement, inutile de dire que nous sommes dans ce second temps. En 1972, le rapport Meadows sur les limites de la croissance était déjà sans appel. Un demi-siècle plus tard, le dérèglement climatique donne chaque jour des preuves qu’il ira plus vite que prévu. Une fois encore, l’été s’achève dans la fumée des mégafeux, considérés par la philosophe Joëlle Zask1 comme la nouvelle catastrophe écologique. Plus rapides, plus étendus, plus ravageurs que les feux de forêt habituels, capables de «revenir sur leurs pas», de circuler en souterrain, de générer des flammes de 30 mètres, renforçant à leur tour le réchauffement climatique par leurs émissions de CO2, les mégafeux ne sont pas davantage la faute à pas de chance. Ils ont des causes et nous les connaissons: hausse des températures, industrie forestière, aménagement déraisonné du territoire. Et parfois, en bout de course, un mégot mal éteint. Le seul responsable, dans cette poudrière, que notre cerveau semble capable de se représenter.

Savoir ne suffit pas. Il faut vouloir savoir. Nous ne sommes pas des êtres purement rationnels. Notre libre arbitre n’est pas absolu. Précisément, il ne commence à s’exercer que lorsque nous reconnaissons ce qui le borne, en nous et en dehors de nous: nos défenses psychiques, une certaine organisation sociale. Alors nous pouvons sortir de la fatalité. Prétendre le contraire est illusion et fait le lit de tous les complotismes, qui eux raisonnent fort bien et que rien ne limite.

Savoir ne suffit pas. Il faut vouloir savoir.

À nous journalistes, il revient d’en tenir compte: il n’y a pas d’information sans désir d’être informé. Pas de liberté sans conscience des asservissements. Pas de sortie du déni sans détour par d’autres histoires, d’autres subjectivités. C’est pourquoi il importe de donner à chacun l’occasion de participer, c’est-à-dire de prendre part, mais aussi de prendre (sa) place. Car les problèmes de notre temps ne sont plus seulement multifactoriels ou complexes, mais «pernicieux» («wicked problem»)2, caractérisés par des enjeux qui se croisent, se chevauchent, se contredisent et évoluent en même temps qu’on tente d’y répondre. Des problèmes qui se distinguent par l’imprévisibilité et imposent de se confronter ensemble au doute. Et puisque tout flambe, de douter mieux.

1 Joëlle ZASK, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier parallèle, 2019.

2 Horst W. J. RITTEL & Melvin M. WEBBER, « Dilemmas in a general theory of planning » in Policy Sciences, vol. 4, (1973).

Julie Luong

Julie Luong

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