Accoudé au bar et avec 59 marches au compteur, Firmin revendique trois miracles à son actif : «Sainte-Rolende, c’est plus qu’une marche, c’est un pèlerinage.»
De son côté, l’association royale des marches folkloriques de l’Entre-Sambre-et-Meuse l’affirme avec tout autant d’intensité: «Ne pas voir une marche, c’est se priver d’une des plus pures émotions qui soient1…» Ce qui est certain, c’est que pour comprendre l’effervescence de la marche de Sainte-Rolende, y assister, ça aide.
Donc, sainte Rolende, une princesse lombarde, est morte à Gerpinnes, enfin, à Villers-Poterie pour être précis, alors qu’elle fuyait un mariage arrangé, il y a des lustres. La légende raconte que sa dépouille aurait provoqué des miracles. Résultat: depuis l’an de grâce 1413, chaque week-end de Pentecôte, on marche 35 kilomètres à travers Acoz, Biesme, les Flaches, Fromiée, Hymiée, Joncret, Loverval, Gerpinnes, Gougnies et Villers-Poterie pour l’honorer. On balade ses ossements dans une châsse, portée à bout de bras par des pèlerins et des fidèles, le tout suivi de près par les compagnies de marcheurs et marcheuses, costumés en militaires belges du XIXe siècle, en soldats du Premier Empire napoléonien ou encore en zouaves du Second Empire. Ces uniformes évoquent les anciennes gardes civiles locales, qui ont progressivement adopté les tenues militaires de l’époque napoléonienne pour perpétuer la tradition et renforcer le caractère solennel d’une procession à la fois religieuse, commémorative et festive.
En 2024, c’est un raz-de-marée qui secoue l’organisation des marches. C’est à Gougnies que les femmes sont autorisées à marcher pour la première fois, puis Hymiée emboîte le pas cette année et abroge l’article 42 du règlement qui statuait que «toute personne de sexe féminin ne pourra intégrer les rangs».
Delphine Dauby s’enthousiasme de cette révolution à l’échelle locale: «J’ai grandi avec l’idée un peu biesse que c’était interdit pour les femmes de marcher.» L’officière du bataillon féminin d’Hymiée «Les sentinelles» décrit la vive émotion qu’elle a ressentie lorsqu’elle a su qu’elle pourrait enfin marcher «au même niveau que les hommes».
Avant cela, bien sûr il y avait des femmes, mais elles occupaient des rôles bien précis (qui subsistent encore aujourd’hui), ceux de cantinières ou vivandières. En gros: elles ravitaillent les hommes en goutte. Un alcool qui porte le nom d’une maladie n’est jamais bon signe et, effectivement, le breuvage maudit à la couleur d’un mauvais whisky ne sent rien, n’a aucun goût. Il décape juste l’œsophage.
Le «Nouvel An gerpinnois»
La ferveur avec laquelle la population locale s’empare de ce «Nouvel An gerpinnois», comme le nomme Julien Herman, échevin (Les Engagés) au folklore de la commune de l’Entre-Sambre-et-Meuse, impressionne. Quelques jours après la manifestation, il nous communique les chiffres: plus de 13.000 personnes, soit l’équivalent de la population de la commune entière, se sont déplacées pour voir les 3.700 marcheurs et marcheuses défiler.
Dimanche soir déjà, on s’était bien rendu compte qu’on assistait à quelque chose de spécial quand il a fallu traverser le parc Saint-Adrien de haut en bas pour rejoindre les premiers bars du centre de Gerpinnes. Entre le train fantôme et le punching-ball forain, il y avait une boucle temporelle très étrange, le mythique match qui opposa la Belgique au Japon en 2018 était diffusé en continu.
Plus bas, les brasseries L’Entre-Sambre-et-Meuse et Chez Cabu étaient prises d’assaut, et «Femmes like u» de K-Maro enjaillait la jeunesse locale sur un dancefloor de fortune.
À quelques mètres de là, devant l’office notarial, l’ambiance était plutôt à la jam session sauvage version folklore wallon jouée par la fanfare de la ville.
Quelques jours après la manifestation, il nous communique les chiffres: plus de 13.000 personnes, soit l’équivalent de la population de la commune entière, se sont déplacées pour voir les 3.700 marcheurs et marcheuses défiler.
Devant l’euphorie des musiciens, deux tonnelles blanches étaient dressées, avec des Maes tièdes (gratuites si vous êtes avec les bonnes personnes) et des shots de goutte servis.
Que ce soient les clubs sportifs, les scouts, les bars des associations de la ville, tous profitent de la guindaille pour récolter des fonds et ainsi financer des projets durant l’année. Les gîtes des alentours affichent complet des mois avant le week-end de la Pentecôte, et même si le folklore draine essentiellement des habitants du coin, Julien Herman s’amuse de la présence d’un couple d’Américains qui revient chaque année.
Grâce aux marches, c’est toute une économie qui existe. À Gerpinnes, l’entreprise Simons-Tenret est ainsi spécialisée dans la location et la confection de costumes des marches. D’avril à octobre, les essayages et les retouches font tourner l’atelier à plein régime. Impossible d’ailleurs de parler plus longuement avec l’un des deux associés tant la période est chargée.
L’ouvrier et l’avocat
Le costume, c’est l’élément central du folklore, celui qui indique le rang dans lequel on marche. Mais on sent aussi les montées d’adrénaline dues au stress que causent les oublis de certains accessoires du costume après une nuit de fête, comme en témoignent les messages postés aux petites heures du matin sur les groupes Facebook de la commune: «Perdu/oublié une épaulette au centre ou vers Hymiée», ou encore plus inquiétant: «Bonjour, j’ai perdu mon fusil et mon képi hier dans le centre de Gerpinnes. Si quelqu’un a des infos… Merci d’avance.»
L’attribution des places n’est pas en reste et obéit, elle aussi, à des traditions: l’honneur aux anciens, à la famille, mais parfois, c’est le plus offrant qui l’emporte. Certaines compagnies comme celle des Flaches proposent la mise aux enchères des places. Cette année, celle de Tambour-Major s’est vendue à 4.100 € (achetée par le père de l’élu) et l’an dernier, ce sont près de 8.000 € qui ont été dépensés à Villers-la-Ville, aussi pour la place de Tambour-Major. L’échevin nous rassure: «Une fois que la place est achetée, elle l’est à vie.»
Malgré les sommes importantes dépensées, tant Julien Herman que Delphine Dauby louent la mixité sociale que l’on retrouve au sein des marches. Ici selon l’adage bien connu des Carolos, «l’ouvrier côtoie l’avocat».
Plus qu’un événement, Sainte-Rolende est une boussole sociale. Jean-Michel Decroly, professeur de géographie humaine à l’Université libre de Bruxelles, va plus loin: c’est «une forme de catharsis collective. Elle permet de recréer du lien social au niveau local, au-delà des différences sociales, culturelles ou économiques. C’est un moment où les normes habituelles de comportement et d’émotion sont suspendues dans un cadre légitimé, favorisant le défoulement et la transgression temporaire des règles, un peu comme dans le carnaval. Ce relâchement encadré renforce le sentiment d’appartenance et de communauté dans un contexte de plus en plus fragmenté».
Croire aux miracles, peut-être pas, mais à l’élan, oui, et à cette étrange alchimie entre sacré et guindaille, qui fait qu’une marche armée derrière un coffre rempli de reliques peut encore, en 2025, être le plus grand moment de l’année pour tout un territoire.
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