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Environnement/territoire

Saint-Antoine, quartier sous tension

Trente ans après les émeutes, le quartier Saint-Antoine, dans le bas de Forest, n’est pas apaisé. La vie associative y est foisonnante. Les contrats de quartier ont permis de rénover le bâti et de lancer des projets. Mais le chômage des jeunes est endémique et la gentrification est source de tensions.

Photo: Karim Brikci-Nigassa / Illustrations: Manu Scordia et Thibaut Dramaix

Sur la place Saint-Antoine, dans le bas de Forest, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants ramasse les déchets qui jonchent l’asphalte et les pavés. Un homme, assis aux abords d’un salon de thé à la devanture fermée, hurle: «Allez d’abord nettoyer chez vous avant de nettoyer la place.» S’ensuivent de longs palabres entre habitants du quartier.

Cette opération propreté a été lancée par le comité du quartier Saint-Antoine, né dans le sillage du drame qui a frappé un jeune homme du quartier, au début du mois de juillet 2020, tué par balles sur la place Orban. «Après ce drame, nous avons décidé de ne plus être passifs », explique Fatima Ben Ali, l’une des fondatrices du comité de quartier et membre de la famille du jeune défunt. Le collectif lance des initiatives pour la propreté du quartier, le vivre-ensemble.

Le décès cet «enfant» du quartier a secoué les habitants de ces ruelles arides et sans verdure. Les ruelles de ce même quartier où eurent lieu les émeutes de Forest en 1991. Quelques jours après le drame, la famille du défunt et des habitants de Saint-Antoine ont publié une lettre ouverte et sans filtre, dénonçant le «génocide social» dans le bas de Forest. On y lisait le bilan peu glorieux d’un quartier en souffrance. «Les jeunes des quartiers défavorisés restent traités comme des êtres déshumanisés, sans aucun projet social.» «Nous vivons dans un quartier sale.» «Notre commune n’a-t-elle pas honte de n’avoir aucune rue commerçante?» Le service jeunesse de la commune? «Si ce service existe, il demeure incolore, inodore et insipide.» Et les millions des contrats de quartier, «qu’est-ce qui ressort de ce dispositif? Qui décide de la répartition?», s’interrogent les habitants signataires. Quant au service prévention, il s’est «refermé sur lui-même».

La charge est rude. Elle fait écho à des critiques récurrentes d’habitants du quartier. Le service jeunesse de la commune ne compte que trois employés. Quant au service prévention, il rassemble seulement six éducateurs, même si l’échevine Fatima El Omari (PS) affirme qu’au cœur de son projet figure le renforcement du service prévention.

Mais cette lettre ouverte reflète une réalité plus générale: ce quartier, situé à l’extrémité sud du croissant pauvre de Bruxelles, reste un lieu compliqué, où se mêlent les difficultés économiques et sociales. Dans le diagnostic «multi-thématique» rédigé par CityTools, une boîte d’urbanisme, en amont du contrat de quartier «Wiels-sur-Senne» – 2018-2022 – qui couvre la zone Saint-Antoine, les spécificités du quartier sont énumérées. Le quartier est très dense mais comporte peu de logements sociaux. Les jeunes sont nombreux (27% contre 22% en moyenne à Bruxelles). La population étrangère vient majoritairement d’Afrique du Nord. Les dernières données du «monitoring des quartiers» font apparaître un taux de chômage des jeunes spectaculaire de 46,78%. Et même si les revenus moyens ont «légèrement augmenté», ceux-ci «restent en dessous de la moyenne régionale». Pour Citytools, pas de doute il s’agit bien d’un «quartier défavorisé». Un quartier où la quasi-absence d’espaces verts et d’arbres est déplorée ainsi que «le manque crucial de plaines de jeune, de terrains de sport en plein air et d’espaces de rencontre».

Le quartier s’est-il amélioré depuis 1991? Mohammed (prénom d’emprunt), qui a vécu les émeutes de Forest, en 1991, a son avis sur la question: «Le quartier s’est un peu amélioré depuis cette époque. Ils ont arrangé l’extérieur, les routes, les bâtiments. Mais pour les jeunes, cela n’a pas beaucoup changé. Il n’y a presque rien pour les ados. Ils s’emmerdent, ils glandent sur la place, vendent un peu de beuh.»

«Le quartier s’est modifié depuis 1991. Il a été rénové. De nouvelles populations sont venues, et c’est très bien. C’est un quartier ouvert à tout le monde. C’est en isolant des populations que l’on empêche les identités communes de se créer.» Tahar El Hamdaoui, service de réinsertion pour jeunes détenus

La maison de jeunes au centre

Dans le bas de Forest, la maison de jeunes (MJ) a pignon sur rue, en plein cœur du quartier Saint-Antoine. Son vaste bâtiment a été construit grâce à l’apport de près de 900.000 euros lors du précédent contrat de quartier (2008-2012). La MJ a ouvert une antenne dans le projet «Divercity», vaste complexe d’espace de jeux et d’offre associative situé non loin du quartier, à quelques encablures du Wiels, le musée d’art contemporain. «On a 12 salariés ici. C’est un peu le Real Madrid des maisons de jeunes. Mais je me suis battu pour ça. Il faut être un chasseur.»

Ces mots sont ceux d’Ali Boulayoun, coordinateur de la maison de jeunes, qui avait participé aux émeutes de 1991 qu’il qualifie désormais de «turbulences» (voir notre article dans ce dossier: «Le feu de Forest»). Il s’investit depuis des années pour mettre sa maison de jeunes au centre des enjeux de jeunesse. Pour un habitant du quartier, qui connut les émeutes et préfère l’anonymat, «la maison de jeunes fait le boulot de l’État. Elle propose une école de devoirs. C’est devenu vital. Mais, à un moment, pour s’en sortir, il faut faire partie d’une association, et cela crée une sorte de dépendance».

Selon Ali Boulayoun, dans le quartier Saint-Antoine, «les briques ont été changées, pas les mentalités». Un avis que partagent pas mal d’habitants dont Jean (prénom d’emprunt), un fin connaisseur du quartier: «C’est difficile de dire que c’est pire qu’en 1991. C’est toute la malice du processus de destruction du lien social qui s’est mis en place depuis lors. Le discours est aseptisé mais les processus de discrimination sont toujours présents aujourd’hui, bien que silencieux.»

Pourtant, le bas de Forest grouille d’associations et d’initiatives. Outre la maison de jeunes, il y a la maison de quartier, sur le parvis Saint-Antoine. Medina, qui propose des activités sportives et de la remédiation scolaire. Le Brass, centre culturel dynamique tourné vers le quartier. Divercity, un peu plus loin, même si la «frontière» mentale de l’avenue Van Volxem «bloque pas mal de jeunes», nous dit une habitante.

Il faut dire que le quartier a été «arrosé» de plusieurs salves de millions d’euros au fil des années. Saint-Antoine en est à son troisième contrat de quartier, auquel s’ajoutent désormais les contrats de rénovation urbaine. «Autant de sparadraps», dit un acteur associatif préférant rester anonyme.

Le dernier contrat de quartier, celui qui s’étalait de 2008 à 2012 a permis, avec près de 15 millions d’euros, de rénover la place Saint-Antoine, la place Orban, des écoles, la maison de jeunes, la maison de quartier et de financer pas mal de projets concrets. «On nous avait donné 50.000, mais il fallait faire quelque chose avec le Wiels. Certes ils sont en face de nous, mais nos projets sont à des années-lumière», se souvient Ali Boulayoun. De ce contrat de quartier naquirent alors quelques «chouettes» collaborations, affirme le directeur de la maison de jeunes, à commencer par la création d’un jardin potager entre le Wiels et le Brass.

Frictions et gentrification

La présence du musée Wiels, ouvert en 2007, suscite des réactions contrastées, comme le symptôme ambivalent d’une gentrification lente et inéluctable. «Avoir fait de ce bâtiment un musée d’art moderne… le geste était brutal, dénonce Jean. Cela ne répond pas aux besoins des habitants qui veulent des infrastructures, notamment sportives.»

Le musée Wiels, malgré ses expos un peu perchées, montre une volonté de s’ouvrir sur le quartier, grâce à Park Poetik ou «Hors les muren!» qui, en partenariat avec le Brass, centre culturel de Forest, investissent l’espace public, avec l’aide d’associations et d’écoles. À l’été 2020, le bas de Forest a vu s’ériger une agora itinérante pour les habitants.

Sur le terrain, le Brass essaye en permanence de brasser les publics. «Travailler sur la notion de mixité des publics, c’est une obsession, mais ce n’est pas évident», confirme Frédéric Fournes, directeur du centre culturel. Entre le public nocturne de «néo-Forestois» plutôt bien nés, «bobos» sur les bords, et le public «diurne», constitué de jeunes du quartier, souvent issus de l’immigration, des croisements ont parfois lieu, même s’ils sont rares. «Par exemple lorsque des ateliers sont animés par des musiciens ou des metteurs en scène. Nous essayons de ne jamais perdre cette articulation», confirme Frédéric Fournes. Le Brass intègre dans son équipe des jeunes du quartier, grâce à des contrats de bénévolat ou des contrats étudiants. «Cela leur permet de s’immerger dans une autre réalité, peut-être de déclencher des vocations», espère Frédéric Fournes.

Mais derrière le débat sur la mixité des publics, se cache celui sur la gentrification, génératrice de frictions. «C’est un mélange qui ne se fait pas, comme entre l’huile et l’eau, témoigne Jean. Ce mélange évacue peu à peu les personnes qui souffrent de discriminations. Nous sommes exclus de notre quartier.»

Beaucoup pointent le nouveau contrat de quartier «Wiels-sur-Senne» comme un accélérateur de gentrification. Charles Spapens, échevin PS en charge (notamment) des contrats de quartier, reconnaît que cet «outil peut générer des frustrations. D’un côté nous voulons éviter la gentrification, de l’autre, le quartier s’améliore grâce aux contrats de quartier». Il attire de nouveaux publics et les loyers augmentent.

Tahar El Hamdaoui, qui dirige le service de réinsertion pour jeunes détenus, dispositif relais, et qui était déjà assistant social en 1991, constate que «le quartier s’est modifié depuis 1991. Il a été rénové. De nouvelles populations sont venues et c’est très bien. C’est un quartier ouvert à tout le monde. C’est en isolant des populations que l’on empêche les identités communes de se créer». Dans une enquête réalisée par Ghaliya Djelloul, sociologue à l’UCL, auprès de femmes du quartier, majoritairement musulmanes, on découvrait que les places Saint-Antoine et Orban étaient décrites comme «inhospitalières et insécurisantes» pour les femmes, regrettant le «contrôle social désagréable» des hommes. Beaucoup aimeraient davantage de mixité, «de rencontres avec les ‘bios’ (les européens, NDLR)». «Mais on ne les voit pas, ils vivent entre eux», peut-on lire dans cette micro-enquête. Car la mixité est difficile à décréter. «Même si on habite le même quartier, on fréquente des lieux de vie différents, analyse Tahar El Hamdaoui. Il manque de lieux qui rassemblent. Et les populations locales ne se sentent pas toujours les bienvenues dans les offres proposées.»

Avec les néo-Forestois débarquent de nouveaux projets, estampillés «bobos». Tout récemment, l’occupation temporaire d’un vaste bâtiment acquis par la commune de Forest, en plein cœur de Saint-Antoine, par l’asbl Communa, a fait jaser. On y développe des ateliers artistiques, sportifs et sociaux, des espaces de ‘co-working’ avec le souci affiché «de se rendre utile pour les voisins». «Ils viennent de l’extérieur avec leurs projets et ils tuent l’associatif du bas de Forest», déplore Ali Boulayoun, qui craint que ces lieux à la mode aspirent les subventions (ce projet est financé à moitié par le contrat de rénovation urbaine, NDLR). «Une partie du quartier ne se sent pas intégrée dans ce projet, reconnaît Charles Spapens. Il va falloir encore insister sur cette dimension qui devait faire partie intégrante du projet.»

«Depuis le drame, ici, c’est comme une cocotte-minute.» Une habitante du quartier à propos du décès du jeune Soufiane, en juillet 2020

Les exemples de frictions autour des dynamiques de gentrification sont aussi nombreux que les habitants. On évoque parfois l’installation des «Flamands» de «Brutopia», un projet d’habitat «groupé et solidaire», dont les habitants vivraient dans une citadelle assiégée ou l’inauguration en grande pompe de «Jacques le fromager» qui eut droit à la présence du bourgmestre «contrairement à l’ouverture du dernier salon de thé». Et dans le dernier contrat de quartier, la présence de «Wiels-en-fleurs» attire l’attention. Ce projet a décroché 160.000 euros. «Pour des bacs de fleurs», s’étrangle un habitant de la place Saint-Antoine.

Dans un quartier rongé par le chômage, le récent drame a réveillé l’envie d’agir de certains habitants, mais aussi ravivé des tensions, 30 ans après les émeutes. Une habitante membre du comité de quartier l’affirme: «Depuis le drame, ici, c’est comme une cocotte-minute.»

En savoir plus

«Les contrats de quartier, un outil dépassé ?», Alter Échos n° 474, juin 2019, Julien Winkel.

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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