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Regard critique · Justice sociale

Enquête

Les services publics, claquemurés dans leur citadelle numérique

Les services publics sont de plus en plus difficiles d’accès. En cause: la numérisation et le manque de moyens des administrations. Avec le Covid, cette dématérialisation a connu une accélération sans précédent. Les usagers les plus précaires font face à un mur. Les associations qui les aident sont inondées de demandes techniques et jouent, contre leur gré, les «sous-traitantes» de l’administration.

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En ce mois de juin caniculaire, quelques hommes s’abritent dans la cour intérieure du café Özburun, rue Verte, dans un quartier populaire de Schaerbeek. Un homme, la cinquantaine bien tassée, petite chemisette claire, entre dans l’établissement. Un peu hésitant, il tient sa déclaration d’impôts à la main. Il cherche Paul Laurent, assis derrière son ordinateur. Depuis plus d’un an, cet assistant social de formation installe son «Espace public numérique mobile» dans ce café bruxellois, chaque mercredi après-midi. «En juin, les gens me demandent une aide pour remplir leur déclaration d’impôts, dit-il. Mais je reçois toutes sortes de demandes, pour des démarches bancaires, pour des bourses d’études, pour les allocations de chômage. Les demandes concernent de plus en plus les difficultés d’accès aux administrations», dit-il. Il donne des coups de main à toute personne qui rencontre des difficultés face à la citadelle numérique parfois absconse des services publics communaux, régionaux ou fédéraux. «On se retrouve à faire le boulot des administrations. Face au numérique, ceux qui étaient déjà fragilisés le sont encore plus.»

Aujourd’hui, à Schaerbeek, l’homme qui s’assoit face à Paul Laurent tente quelques mots de français, mais son niveau est insuffisant pour comprendre le langage du SPF Finances. Un bénévole turcophone interprète la nature du problème. «Je voudrais remplir ma déclaration avant de partir en vacances, mais je n’y arrive pas seul», dit l’homme à la chemisette. En deux heures, le ballet des demandeurs d’aide est incessant. Et pour ceux dont la maîtrise du français ou du néerlandais est insuffisante, «l’injustice est double avec l’ère du tout numérique».

«Dans certaines administrations, c’est un véritable mur numérique qui est mis en place.»

Vien Ho, Fédération des services sociaux

En juin, les requêtes liées aux déclarations d’impôts affluent dans tous les services sociaux. Les acteurs de terrain dénoncent depuis des années une tendance à la sous-traitance du travail administratif sur les acteurs de première ligne. Qu’il s’agisse des impôts, des demandes de bourses d’études ou des démarches auprès des services communaux, les travailleurs de terrain accompagnent leurs bénéficiaires dans le dédale des arborescences téléphoniques, dans les envois d’e-mails, dans leurs tentatives, parfois désespérées, de décrocher un rendez-vous physique, au risque eux-mêmes d’y perdre la tête, car, «dans certaines administrations, c’est un véritable mur numérique qui est mis en place», assène Vien Ho, de la fédération des services sociaux. «Ce travail administratif, ces actes techniques prennent le pas sur le travail d’accompagnement social», ajoute-t-il. «Nous sommes instrumentalisés, confirme Nora Poupart, coordinatrice des services sociaux des quartiers 1030 et militante de «Travail social en lutte». Ce problème est désormais bien installé et les services sociaux sont débordés par des demandes qui n’ont rien à voir avec le soutien psychologique et social qui devrait être le cœur de notre métier.» Et lorsqu’une personne tente une incursion au SPF Finances pour demander de l’aide sans rendez-vous, «elle se fait remballer par un vigile. C’est une forme de violence silencieuse», enchaîne Nora Poupart.

Une «sous-traitance» qui ne dit pas son nom

À Schaerbeek, la Coordination de l’action sociale, qui réunit la Coordination sociale de Schaerbeek, donc le tissu associatif, et le CPAS, a étudié de près le phénomène. En 11 semaines, les 178 travailleurs sociaux d’associations, de services communaux et de CPAS participants ont passé plus de 160 heures à tenter de démêler 416 situations plus ou moins complexes. Chaque dossier a nécessité 24 minutes de travail en moyenne et, dans 27% des cas, la procédure en ligne n’a pu aboutir. Les démarches ont concerné en premier lieu la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour l’obtention de bourses d’études, puis la commune de Schaerbeek et, enfin, les services compétents en matière de sécurité sociale – SPF, syndicats, Capac. «La personne se perd dans la complexité des critères, des démarches, du processus administratif. Soit elle abandonne temporairement ou définitivement; soit elle poursuit la demande et finira par obtenir, mais souvent avec de longs délais, un droit auquel elle est pourtant éligible», écrivent les auteurs de l’étude, qui pointent que le «non-recours aux droits» est accentué par ces difficultés d’accès aux administrations, alors qu’elle était pourtant porteuse de l’espoir d’une automatisation des droits, pour l’instant plutôt rare – notons par exemple l’automatisation du tarif social énergie.

La numérisation devient une couche supplémentaire – pas toujours la plus digeste – dans la lasagne institutionnelle belge.

La dématérialisation des services publics, commencée bien avant 2020, s’est accélérée avec le Covid et, depuis, certaines administrations, mais pas toutes, rouvrent quelques guichets, au compte-gouttes, et de manière variable en fonction des politiques internes. Dans le même temps, la fracture numérique, elle, ne semble pas décroître. Dans le dernier «baromètre de l’inclusion numérique», de la Fondation Roi Baudouin, on apprend que 42% des personnes peu diplômées, 30% de celles ayant un faible revenu et 34% des personnes entre 55 et 64 ans n’ont jamais effectué de démarches administratives en ligne.

Et puis la numérisation s’est greffée sur un problème préalable, typiquement de chez nous. Elle devient une couche supplémentaire – pas toujours la plus digeste – dans la lasagne institutionnelle belge. C’est ce que pense Manuel Laurent, de la mutualité socialiste Solidaris: «Ces difficultés d’accès se sont accentuées avec la 6e réforme de l’État et les transferts de compétences. Les dispositifs d’aide ont été morcelés entre les niveaux de pouvoir, avec une multiplication des interlocuteurs. De plus, les crises successives et le caractère temporaire de certaines aides ont ajouté une couche de complexité. Le numérique s’est encore superposé sur ce paysage éclaté, peu lisible, en réduisant l’accessibilité des services en présentiel, ce qui a généré un flux de personnes vers les services sociaux.»

Du côté des services publics, on préfère mettre en avant les multiples «canaux» de communication qui perdurent, souvent en effectifs réduits, malgré la numérisation croissante. Au SPF Finances, par exemple, la porte-parole – dont les réponses nous ont été transmises par e-mail – estime que l’accès aux services «ne devient pas plus difficile». Il aurait simplement «évolué, notamment en raison de la numérisation croissante».

«Les gens veulent qu’on leur explique leur situation les yeux dans les yeux. Il n’est plus possible de rencontrer des fonctionnaires sans rendez-vous. Certains fonctionnaires en ont le cœur brisé, car nous vivons de plus en plus dans une société de robots.»

Ludovic Luciani, délégué permanent de la CSC au SPF Finances

«Si l’accent est mis sur les canaux numériques, nos services restent également accessibles à ceux qui ne disposent pas d’outils et de compétences numériques», ajoute-t-elle, en mentionnant plus spécifiquement les permanences téléphoniques, utilisées par plus de 5 millions de personnes, ou encore les «journées de remplissage» des déclarations, organisées dans des communes volontaires. Cette année, les collaborateurs du SPF Finances se sont par exemple rendus à Schaerbeek, lors de deux journées au mois de juin. «Ce qui représente un peu moins de 200 personnes reçues pour 131.000 habitants», raille un travailleur de la commune. S’il est en effet impossible de demander de l’aide sans rendez-vous dans les locaux du SPF, ce dernier rend encore possibles, en dernier recours, des rencontres physiques avec des fonctionnaires, sur rendez-vous. Malgré les efforts affichés par le SPF, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Au sein même de cette administration, le recours effréné à la numérisation et la mise à l’écart des usagers ont le don de crisper certains, à commencer par Ludovic Luciani, délégué permanent de la CSC au SPF Finances. Il regrette cette «disparition du côté humain de notre travail. Les permanences téléphoniques existent, c’est bien, même si le menu du SPF est complexe et peu intuitif. Mais ça ne suffit pas. Les gens veulent qu’on leur explique leur situation les yeux dans les yeux. Il n’est plus possible de rencontrer des fonctionnaires sans rendez-vous. Certains fonctionnaires en ont le cœur brisé, car nous vivons de plus en plus dans une société de robots». Pour le syndicaliste, cette mise à l’écart s’est accélérée avec le Covid, «mais elle est surtout le résultat d’un choix politique, celui de réduire le nombre de fonctionnaires». La numérisation serait donc le cache-sexe d’une rationalisation des moyens de l’État et d’une réduction des coûts. Les chiffres semblent lui donner raison. En 2012, le SPF Finances embauchait 26.923 agents contre 21.012 en 2022. Quant aux fonctionnaires de niveau C, dont la cohorte est principalement composée du personnel d’aide au remplissage des déclarations, ils étaient passés de 7.537 à 4.245 sur la même période.

Une rationalisation des coûts

Périne Brotcorne est sociologue, chercheuse à la Faculté ouverte de politique économique et sociale de l’UCLouvain, spécialiste des questions d’inégalités sociales numériques. Depuis plus de 10 ans, elle décrypte cette tendance lourde au «numérique par défaut, qui s’est accélérée avec le Covid et selon laquelle les services doivent être avant tout numériques. Les alternatives humaines sont dès lors réduites ou supprimées. Cela accompagne un mouvement très important de rationalisation des coûts, tout ça au nom d’une prétendue ‘efficacité’». Ainsi, la multiplication des applis et des interfaces numériques est présentée comme inéluctable. Dans le plan belge pour la reprise et la résilience, en date de 2021, et préparé par le secrétaire d’État à la relance et aux investissements stratégiques, il était écrit que «d’importants investissements seront déployés pour donner un coup d’accélérateur à la numérisation de nos services publics et ainsi améliorer l’efficience des services rendus aux citoyens et entreprises à tous les niveaux de pouvoir, en ce compris les pouvoirs locaux». Si la numérisation présente bien des avantages pour les citoyens les plus à l’aise avec la technologie, elle génère son lot d’exclus, lorsque les autres options de communication sont réduites à peau de chagrin. «Ce déterminisme technologique se fonde sur un présupposé idéologique, ajoute la sociologue. Celui d’une numérisation qui s’accompagnerait inéluctablement de progrès social. Mais il s’agit d’une croyance démentie par la recherche. Les situations administratives nécessitent un contact humain. Souvent, les travailleurs sociaux essayent de trouver des solutions à des situations complexes qui ne sont pas prédéterminées dans un logiciel.» Pour Périne Brotcorne, l’accès plus difficile à l’administration entraîne un «triple report du travail du service public. Sur les machines. Sur l’usager lui-même et sur les associations». Cette tendance lourde porte en elle des enjeux majeurs. Pour Anne Gauthier, chargée de mission à l’asbl Gaffi et responsable de la coordination sociale de Schaerbeek, «les guichets, c’est le lieu de la démocratie locale, de la cohésion sociale. Ce lien avec l’administration tend à disparaître. Cette distance avec le citoyen est préjudiciable pour la démocratie».

«Le numérique a empêché certains d’entre nous d’avoir accès à nos droits»

Arnaud Bilande, Collectif des chômeurs et chômeuses en colère

Même si des administrations réintroduisent, avec parcimonie, des possibilités de contacts humains, celles-ci ne sont souvent pas suffisantes pour faire face aux demandes. En Fédération Wallonie-Bruxelles, par exemple, les services sociaux sont unanimes pour dénoncer la complexité des formulaires numériques de demandes de bourses d’études. Face aux critiques récurrentes, l’administration générale de l’enseignement rétorque qu’il est toujours possible d’introduire des demandes via le formulaire «papier». Les formulaires ont été, en 2023, «adaptés et vulgarisés», pour en faciliter la compréhension. Pour les usagers en difficulté, il est aussi possible d’appeler un numéro vert gratuit mis à disposition par la direction des allocations d’études. Et des «permanences» physiques sont organisées… mais sur rendez-vous. Malgré tout, les associations de première ligne sont toujours inondées de demandes d’aide relatives aux bourses d’études..

Parmi ceux qui se cassent les dents sur les applis ou les répondeurs téléphoniques obstinés, des usagers se tournent vers les «Ombuds» communautaires, régionaux ou fédéraux, pour faire valoir leurs droits. Jérôme Aass, le médiateur fédéral, confirme qu’il reçoit «énormément de plaintes liées aux problèmes d’accessibilité des services publics». Exemple: les primes énergies. Au pic de l’envolée des prix du gaz et de l’électricité, le fédéral a décidé d’octroyer aux ménages une prime chauffage de 100 euros, ainsi qu’un chèque mazout de 300 euros. «L’intention était bonne, mais l’administration était mal outillée face à un nombre très important de demandes, commente Jérôme Aass. Le SPF comptait sur 10% de demandes ‘papier’, mais le volume a été, en réalité, de 30%. Quant aux refus, ils étaient motivés de manière fort générale, laissant pas mal de demandeurs dépourvus, car ils n’arrivaient pas à joindre l’administration au téléphone.» Le médiateur fédéral a dans son sac plus d’une histoire kafkaïenne d’usagers perdus face à une administration distante, de courriers envoyés dans des «e-box» sans que les destinataires en aient conscience, de plateformes numériques sans possibilités d’introduire de réclamations. «Le problème est assez généralisé», reconnaît-il. «Internet est un lieu d’accès aux informations, mais est aussi devenu un moyen de faire valoir des droits, reprend le médiateur. Cela devient un besoin fondamental et devrait donc être reconnu comme un droit fondamental.» En 2021, le réseau belge des médiateurs a appelé à inscrire dans la Constitution le «droit d’accès à Internet». Une recommandation qui n’a, pour l’instant, pas été suivie d’effets.

La CSC dans la ligne de mire

À l’automne 2022, les chômeurs se sont fait entendre. Le «collectif des chômeurs et chômeuses en colère» s’en est pris ouvertement à la CSC qui, depuis le Covid, était aux abonnés absents, en organisant des manifestations devant son siège. Les chômeurs étaient mis à rude épreuve: guichets fermés, mails sans réponses, téléphone en attente perpétuelle. La CSC se refermait comme une huître, laissant essentiellement ouverts des chemins digitaux. Dans cette ambiance chaotique, le traitement des dossiers s’est éternisé, la CSC «Bruxelles – Brabant flamand» accumulant des retards de plusieurs mois et plongeant dans la précarité de très nombreux demandeurs d’emploi. Alors que la Caisse auxiliaire de paiement des allocations de chômage (Capac), elle aussi débordée, maintenait tant bien que mal quelques canaux non numériques ouverts au public, la CSC est restée claquemurée bien après les déconfinements… jusqu’à l’été 2022! «Le numérique a empêché certains d’entre nous d’avoir accès à nos droits», explique Arnaud Bilande, fondateur du collectif.

La CSC a finalement réagi. Nancy Tas, présidente de «l’alliance CSC Bruxelles – Brabant flamand» assure que «le nombre de dossiers en retard diminue fortement. Grâce à la numérisation, nous sommes en capacité de traiter beaucoup de choses. Mais on ne peut pas oublier les affiliés pour qui il est plus difficile de se connecter». Des «Points infos» ont finalement ouvert dans les bureaux de la CSC de Schaerbeek, d’Ixelles, de Bruxelles, de Jette et de Vilvorde. Si le personnel en charge de cet accueil ne traite pas directement les dossiers de chômage, il est en mesure de répondre à des questions, d’orienter, d’aider à la prise de rendez-vous. Douze collaborateurs ont été engagés dans ce but. Dix autres embauches vont par ailleurs permettre de grossir les rangs des prestataires de services, ceux qui suivent les dossiers de «A à Z».

Mais pourquoi la CSC s’est-elle si longtemps fermée sur elle-même? Pour Arnaud Bilande, le Covid «a été une bonne excuse pour cacher les dysfonctionnements préexistants». «Les subsides du gouvernement ne nous permettent pas de couvrir tous nos frais, déplore Nancy Tas. La Capac reçoit davantage d’aide de l’État par dossier de chômage.» Une enquête fouillée de la RTBF, en date de mars 2023, a démontré que les organisations syndicales, par dossier de chômage, perçoivent une «indemnité complémentaire» – censée couvrir les frais de personnel, les locaux, le matériel informatique – bien moindre que celle de la Capac. «Chaque dossier nous coûte plus d’argent que ce que l’État nous finance», avait alors déclaré Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC. Des propos qu’avait confirmés l’Onem, cités par la RTBF. Malgré ces difficultés structurelles, la CSC rouvre peu à peu des guichets.

Des administrations publiques, des communes entrouvrent des portes. «Les réouvertures sont timides et peu probantes», regrette Anne Gauthier. Les associations prônent l’existence d’alternatives faciles d’accès; à côté du numérique, cette marée qui semble trop puissante. Dans ce contexte délétère, la proposition d’avant-projet d’ordonnance «Bruxelles-numérique», qui vise à renforcer la mise en ligne des administrations régionales et communales, provoque une levée de boucliers du secteur associatif bruxellois. Les associations réclament à l’unisson que le maintien de guichets physiques et de services téléphoniques soit rendu obligatoire, sous peine de sanctions. Sans cela, les associations préviennent: «Le risque est d’augmenter encore un peu plus le non-recours aux droits.»

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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