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Regard critique · Justice sociale
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Évolution du système de soins, mutations sociologiques, restrictions budgétaires: le pays manque d’infirmiers. La crise sanitaire pourrait certes susciter de nouvelles vocations, mais aussi détourner du métier si rien n’est fait pour améliorer les conditions de travail. Héros, pourquoi pas, mais martyrs, non merci.

Pénurie, encore faut-il s’entendre. Le manque d’infirmiers possède deux visages distincts, contradictoires. Le premier, c’est celui des 5.000 postes à pourvoir à travers le pays, des offres d’emploi qui abondent. «Recrute un infirmier en gériatrie», «Recrute un infirmier coordinateur en oncologie», «Recrute infirmier quartier opératoire», «URGENT infirmier en maison de repos et de soins», «URGENT infirmier soins à domicile». Le second, c’est celui du manque de personnel, savamment organisé celui-ci. Une pénurie appelée «rationalisation des coûts» et jugée intenable par les organisations professionnelles. «En Belgique, un infirmier prend en charge en moyenne 10,5 patients contre huit dans les autres pays européens», explique Alda Dalla Valle, infirmière-chef du service des urgences à EpiCURA Hornu et présidente de la Fédération nationale des infirmières de Belgique (FNIB). «Le système de financement hospitalier actuel tend à considérer les infirmiers comme des coûts, et non comme une participation financière au budget de l’hôpital, a contrario des médecins. En cas de restriction budgétaire, c’est immanquablement dans cette escarcelle qu’on puisera.» Or, plus les services sont en sous-effectif, plus la charge de travail augmente, plus le risque de burn-out s’accroît. Et lorsque les collègues tombent malades, c’est à ceux qui sont encore debout de courir un peu plus, quitte à y laisser à leur tour leur santé. Alors, certains quittent la profession. D’autres hésitent à s’y lancer. La pénurie engendre la pénurie. Le manque appelle le manque.

«En Belgique, un infirmier prend en charge en moyenne 10,5 patients contre huit dans les autres pays européens.»

Alda Dalla Valle, infirmière-chef du service des urgences à EpiCURA Hornu et présidente de la Fédération nationale des infirmières de Belgique (FNIB)

Un métier qu’on quitte

«L’origine des difficultés de recrutement est à mettre en lien avec les conditions de travail, appuie Pauline Lorbat, porte-parole du ministre bruxellois de l’Emploi et de la Formation Bernard Clerfayt (DéFi). Les problèmes sont nombreux: peu de reconnaissance, manque de temps pour accomplir les tâches, horaires décalés difficilement conciliables avec une vie de famille, surmenage dû au manque d’effectifs, salaires considérés comme trop faibles…» Les difficultés à retenir les diplômés dans la profession ne sont pas neuves: en 2004, l’étude européenne NEXT (Nurse’s Early Exit Study) montrait déjà qu’entre 30 et 35 ans, 32% des infirmiers avaient quitté la profession. Ce chiffre montait à 44% entre 50 et 55 ans. À 65 ans, seuls 8% des infirmiers continuaient d’exercer. «Il faut ajouter que les attentes des générations X et Y sont totalement différentes de celles de leurs aînés, commente Alda Dalla Valle. Aujourd’hui, quand un jeune arrive dans une profession, dans sa tête, ce ne sera pas ‘jusqu’à la fin de sa carrière’. Les jeunes qui partent après cinq ou six ans, ce n’est pas nécessairement à cause de la pénibilité. C’est parce que c’est leur génération et qu’ils cherchent autre chose.»

«Ce n’est pas un métier pour tout le monde. Il faut avoir la fibre. A mon sens, cela reste l’un des plus beaux métiers du monde, mais la pénibilité est réelle.»

Anne-Sophie Polet, directrice du cursus «infirmier responsable des soins généraux» à la Haute Ecole libre mosane

Mais, pour la présidente de la FNIB, ces mutations sociologiques rendent plus nécessaire encore l’amélioration des conditions de travail, cela pour capter la frange susceptible de rester, faire la différence avec les autres destinées professionnelles. «Nous voudrions que la profession soit reconnue comme métier pénible, avec des aménagements de fin de carrière possibles, détaille-t-elle. Franchement, on se voit mal devoir encore pousser des lits à 65 ans. Nous sommes là par beau temps, mauvais temps, en temps de crise ou non. Mais on ne sait jamais sur qui on tombe. Je travaille aux urgences. Quand j’ouvre la porte, je peux à tout moment être contaminée, blessée. D’autant plus qu’aujourd’hui, il y a beaucoup d’agressivité de la part de la population qui exige du ‘tout tout de suite’, des résultats, des réponses, du ‘100%’.» Les héros sont fatigués. Ils l’étaient avant le coronavirus. Ils le sont désormais davantage. «Oui, on nous a applaudis, mais c’est maintenant que nous avons besoin de soutien.»
Alors, quand Maggie De Block (Open Vld), ministre fédérale de la Santé, suggère de réorienter «gratuitement» vers le métier d’infirmier les futurs chômeurs laissés sur le carreau de l’emploi par la crise sanitaire, les soignants se demandent si c’est par naïveté ou cynisme. «C’est outrageant. C’est suggérer que n’importe qui peut devenir infirmier», poursuit Alda Dalla Valle. Non que cette infirmière-chef soit opposée aux reconversions: elle compte dans son service deux infirmiers diplômés à l’aube de la quarantaine, après des carrières respectivement dans la banque et le commerce. «L’un d’entre eux a une compagne aide-soignante. C’est comme ça qu’il a commencé à s’intéresser au métier, à se dire que c’était peut-être pour lui.» Ce qui ne passe pas, c’est le raisonnement faussement logique, l’image des vases communicants si souvent mobilisée en matière d’emploi. Il suffirait en somme de colmater les brèches avec la force de travail disponible, de faire passer des demandeurs d’emploi encombrants de la colonne «chômage» à la colonne «secteur en crise». Un peu comme quand des amis bien intentionnés invitent deux célibataires à un dîner en espérant une improbable épiphanie. Drôle d’arithmétique.

Une affaire de vocation

«Il faut avoir la vocation, résume Isabelle Meertens, consultante en recrutement pour le site Saint-Pierre du CHU Bruxelles. Le sens de l’autre doit être au cœur de l’engagement. Si vous n’avez pas cette valeur-là, ça ne fonctionnera pas.» Des vocations qui, elle le confirme, peuvent être tardives. «Nous avons un infirmier qui était commercial dans une autre vie. À 37 ans, il a vécu les attentats de Nice et a été soigné à l’hôpital. Pour lui, ce fut une révélation. Il a repris des études et, quand vous le voyez aujourd’hui, il ne fait pas de doute qu’il est fait pour ça.» La profession, comme on le constate dans ces exemples, est aussi en passe de se masculiniser. Certains services infirmiers sont désormais complètement paritaires, tandis que les hautes écoles attestent quelque 30% d’étudiants hommes. Signe probable que le «care» se détache progressivement de l’archétype féminin.

«Nous avons beaucoup d’infirmiers originaires du Liban, de Tunisie, de Roumanie parce qu’il n’y a pas assez d’offres dans leur pays.»

Isabelle Meertens, consultante en recrutement pour le site Saint-Pierre du CHU Bruxelles

Plusieurs mesures facilitant les reconversions existent du reste depuis plusieurs années. Le Projet 600 permet par exemple aux travailleurs (aide-soignant, personnel administratif…) du secteur fédéral privé des soins de santé d’entamer des études d’infirmier tout en maintenant une rémunération prise en charge par l’employeur et le Fonds intersectoriel des services de santé. Actiris a, pour sa part, mis en place une dispense d’obligations pour les demandeurs d’emploi qui reprennent des études d’infirmier. Un dispositif qui a néanmoins ses limites. «Il ne suffit pas de dire: ‘Formez-vous.’ C’est un métier exigeant», commente Pauline Lorbat. Anne-Sophie Polet, directrice du cursus «infirmier responsable des soins généraux» à HELMO (Haute École libre mosane), renchérit: «Ce n’est pas un métier pour tout le monde. Il faut avoir la fibre. À mon sens, cela reste l’un des plus beaux métiers du monde, mais la pénibilité est réelle. Le vieillissement de la population, la réduction des durées d’hospitalisation, le développement de nouvelles technologies nécessitant des compétences complémentaires font que les conditions de travail sont de plus en plus difficiles. Il faut sortir de ce cercle vicieux si on veut continuer d’attirer les jeunes.»

Un défi mondial

Dans un rapport publié début avril, en pleine pandémie, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indiquait qu’il manquait pas moins de six millions de professionnels infirmiers dans le monde, avec une pénurie particulièrement marquée dans les pays les plus pauvres d’Afrique, d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud. Or, comme l’indique ce rapport, ce manque de personnel est directement corrélé à un accroissement du taux d’infections, d’erreurs médicales et de mortalité. «Il est révélateur de constater que plus de 80% des effectifs mondiaux du personnel infirmier exercent dans des pays regroupant la moitié de la population mondiale. De même, un membre du personnel infirmier sur huit travaille dans un pays différent de celui où il est né ou a été formé», indique l’OMS. Une réalité palpable dans les hôpitaux belges. «Nous avons beaucoup d’infirmiers originaires du Liban, de Tunisie, de Roumanie», raconte Isabelle Meertens, qui précise que ces recrues viennent «parce qu’il n’y a pas assez d’offres dans leur pays.» Exit l’idée que ces travailleurs étrangers accepteraient des conditions de travail dont les diplômés belges ne veulent plus? Du côté du cabinet du ministre bruxellois de l’Emploi et de la Formation, on assure que le phénomène est en tout cas parfaitement compatible avec la revalorisation du métier. «Notre position, c’est de favoriser une migration économique réfléchie, rappelle Pauline Lorbat. Engager des travailleurs étrangers dans les soins infirmiers fait donc sens pour nous. Il faut que tout le monde y trouve son compte.»
Sans ces travailleurs étrangers, nos hôpitaux et structures extra-hospitalières (maison de repos, soins à domicile…) auraient de toute manière bien du mal à tenir debout. Pour pourvoir le reste des postes, la plupart des établissements ont recours à l’intérim. «Il s’agit soit de bacheliers infirmiers qui suivent leurs études en horaires décalés et travaillent en même temps, soit de très jeunes diplômés», détaille Isabelle Meertens. Dans le même ordre d’idées, des équipes mobiles d’infirmiers circulent également dans les hôpitaux, passant d’un service à l’autre pour parer au plus urgent. Aucun risque, du reste, pour un jeune infirmier de se retrouver sans emploi: dès leur dernière année d’études, la plupart sont engagés pendant leur stage, moyennant une clause relative à l’obtention de leur diplôme.

Mais, depuis deux ans, une baisse des inscriptions en bachelier d’infirmier a été constatée partout en Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette diminution pourrait être liée à l’allongement des études, passées de trois à quatre ans depuis 2016 pour correspondre aux normes européennes (et de trois ans à trois ans et demi pour le brevet, accessible après la fin des études secondaires inférieures). «L’autre hypothèse est qu’il y a une inquiétude des jeunes par rapport aux difficultés du métier, poursuit Anne-Sophie Polet. Mais on constate aussi que les demandes d’inscription pour l’année 2020-2021 sont actuellement supérieures aux années précédentes. Toute la question est de savoir si, en définitive, la crise du Covid va créer un regain d’intérêt pour le métier ou si, au contraire, elle va encore augmenter l’inquiétude des jeunes.» Probablement l’un et l’autre: une tension qui pourrait créer les possibilités d’un changement.

 

Julie Luong

Julie Luong

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