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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

Donner du corps à l’Evras

L’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Évras) existe depuis les années 1980, d’abord pour améliorer la prévention du VIH et l’accès à la contraception. Depuis, les thématiques se sont élargies, évoluant avec la société, mais son cadre reste flou et son accès, limité. Face à ces manquements, un accord de coopération se met en place, une révolution structurelle qui montre combien ce sujet reste sensible.

(c) Sophie Le Grelle

Jeudi 20 avril, 9 h 30. École supérieure Francisco Ferrer, Bruxelles. Les stands Evras occupent tout l’étage; les affiches colorées, aux slogans percutants, contrastent avec le gris du bâtiment. «Tu as une tête, une gorge, un anus? Tu es concerné·e par les Human Papillomavirus.» Chaque stand aborde une thématique propre à l’Evras, un acronyme qui remplace «éducation sexuelle» et qui signifie «Éducation à la vie relationnelle affective et sexuelle». Ça donne un joyeux marché, avec une multitude d’outils et de jeux, des quiz sur les IST et des godes sur lesquels enfiler des préservatifs. Une approche ludique et positive de la sexualité telle que promue par O’Yes, une organisation de jeunesse active en promotion de la santé sexuelle pour les 15 à 30 ans, qui organise cette matinée.

Depuis plus de cinquante ans, l’Evras vise à fournir une information sexuelle de qualité et à répondre aux intérêts des jeunes. L’objectif est de permettre aux enfants et aux jeunes de développer des relations sociales et sexuelles respectueuses, de faire des choix éclairés et d’assurer la protection de leurs droits. Notamment en abordant la lutte contre les discriminations, les notions de consentement, la déconstruction des stéréotypes de genre, la réduction des risques… On le voit, l’Evras évolue en miroir de la société. Des moments forts, tels que l’épidémie du sida, le droit à l’avortement et la diversification des méthodes de contraception, ont également marqué son histoire. En 2012, le décret Missions l’a érigée comme une des missions obligatoires de l’enseignement.

Pourtant, Louise-Marie Drousie, coordinatrice pédagogique chez O’Yes, et ses collègues notent que l’Evras dit faire face aujourd’hui à de gros manques. «Lors de nos animations en hautes écoles et universités, nous nous sommes rendu compte que beaucoup de jeunes n’ont jamais reçu d’animations Evras au cours de leur scolarité», explique la coordinatrice. En effet, dix ans après le décret Missions, l’accès à l’Evras reste inégal. Un monitoring mené par l’ULB estime que moins de 20% de l’ensemble des élèves ont bénéficié d’au moins une animation Evras en 2018. D’un côté, les centres de plannings familiaux – principaux intervenants – manquent de moyens et de personnel pour couvrir un maximum d’écoles. De l’autre, ils restent dépendants de la volonté des écoles de les accueillir.

Autre point problématique: jusqu’à présent, peu de régulations existent, en ce qui concerne tant le volume des animations que leur contenu ou les personnes qui les donnent.

Renforcer l’armature

En 2019, dès sa prise de fonction comme ministre de l’Éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Caroline Désir (PS) décide donc d’insister sur la généralisation de l’Evras en milieu scolaire et en dehors de celui-ci, que ce soit dans les mouvements de jeunesse, les maisons de jeunes ou les institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ).

Un exercice qui nécessite de passer par un accord de coopération entre la Fédération Wallonie-Bruxelles, la COCOF à Bruxelles et la Région wallonne, puisque l’Evras touche autant à la santé qu’à l’éducation et concerne donc les trois entités. «Il y a clairement une volonté commune de faire un pas plus loin dans la généralisation de l’Evras. L’accord de coopération constitue un arbitrage politique important, puisque, depuis la création de la FWB, il s’agit du premier texte réglementaire sur cette question», précise le cabinet Désir.

 

Un monitoring mené par l’ULB estime que moins de 20% de l’ensemble des élèves ont bénéficié d’au moins une animation Evras en 2018.

Si, en 2012, l’Evras était déjà devenue une mission obligatoire de l’école, imposée par le décret Missions, cette décision s’était cependant inscrite dans le cadre d’un protocole d’accord. «L’accord de coopération a une base réglementaire, c’est un texte avec des dispositions qui s’appliquent. C’est contraignant, ça engage. Alors qu’un protocole d’accord constitue plus une note d’intention commune», explique le cabinet Désir.

La généralisation de l’Evras œuvrera également à une homogénéisation et une professionnalisation de ce secteur. Ainsi, les centres de plannings familiaux, qui sont les principaux acteurs des animations Evras, ne devraient plus dépendre de la volonté des écoles de leur ouvrir leurs portes. Le cabinet de la ministre de l’Éducation développe: «Cet accord de coopération va instituer les objectifs de l’Evras ainsi qu’un cadre de référence commun pour le contenu des animations. Le tout indépendamment du contexte dans lesquelles elles se donnent puisqu’on va viser le milieu scolaire, mais aussi les mouvements de jeunesse, les maisons de jeunes, les IPPJ…» Volume minimum d’animation, certification des intervenants (sous réserve de participer à des formations), outils de contrôle: l’accord de coopération prévoit ainsi une série de mesures visant renforcer l’accès à une information de qualité en matière de sexualité pour tous les enfants et jeunes de la FWB, toujours dans une perspective de santé publique et d’égalité des chances.

Rayon finances, Bruxelles va débloquer un million d’euros et la Région wallonne 4,8 millions d’euros par an afin de renforcer les centres de plannings familiaux et répondre au volume minimum des animations, la tutelle des plannings familiaux étant de leur ressort.

Le réveil des divisions

La mise en place d’objectifs et d’un cadre de référence communs, incarné également par un guide des contenus pour les animations, chiffonne certaines organisations. En effet, celles-ci auront moins de latitude pour servir leur propre contenu et pourront faire l’objet de contrôles. Louise-Marie Drousie précise: «Le but, entre autres, est que des associations pro-life (anti-interruption volontaire de grossesse [IVG], NDLR) n’aillent plus véhiculer des idées dans les écoles.» En 2017, les politiques ont en effet été alertés à la suite de la diffusion de discours prosélytes lors d’animations, émanant notamment d’acteurs Evras porteurs d’un discours teinté de références religieuses.

La législation qui se met en place autour de l’Evras vise justement, entre autres, à endiguer la diffusion de discours prosélytes dans les écoles. Et ça passe par une base pédagogique commune telle qu’intégrée dans l’accord de coopération. Pour ce faire, le gouvernement s’est tourné vers les stratégies concertées Evras.

Cette initiative, coportée par O’Yes et la Fédération laïque des centres de planning familial, rassemble institutions et organisations coupoles représentant les acteurs internes et externes à l’école qui s’occupent de l’Evras. On y retrouve notamment les cinq pouvoirs organisateurs des écoles, les quatre Fédérations de centres de planning familial, les deux Fédérations de parents d’élèves, le délégué général aux Droits de l’enfant… Ensemble, ils tentent de coconstruire un cadre de référence à destination des professionnels de l’Evras et des politiques, afin d’homogénéiser leurs pratiques. Un projet lancé en 2018, de leur propre chef, afin de répondre aux enjeux propres à leur secteur.

«Chaque mot peut être remis en question. Beaucoup s’arrêtent au S, aux discussions sur les rapports sexuels ou sur la masturbation, mais notre travail est tellement plus large, nous abordons les notions de consentement, d’intimité…»

Louise-Marie Drousie, coordinatrice pédagogique chez O’Yes

Dès 2019, la ministre de l’Éducation commence à subsidier les stratégies concertées, considérant leur guide des contenus en cours de fignolage comme pertinent. Ses 300 pages répondent justement à l’un des objectifs de l’accord de coopération concernant un référentiel commun. En commission parlementaire, en mars 2023, Caroline Désir explique ce choix: «Nous avons considéré qu’il était pertinent de l’annexer comme tel à l’accord en discussion afin de répondre à l’un de nos objectifs annoncés, à savoir donner un cadre de référence commun aux activités Evras auprès des enfants et des jeunes. Ce n’est qu’une fois le guide diffusé que le débat a été déclenché.»

Car débat il y a eu. Le 6 novembre 2022, le journal télévisé de RTL réalise une interview de Sophie Dechêne, une pédopsychiatre. Derrière son bureau, elle alerte sur certains passages, spécifiquement ceux qui abordent la différence entre identité de genre et identité sexuelle dès 5 ans, ainsi que la notion de transgenre à partir de 9 ans. Cette professionnelle est également la trésorière de l’Observatoire de la Petite Sirène, qui «souhaite mettre en garde les professionnels de l’enfance sur l’impact des réseaux sociaux et du militantisme». Un collectif proche des milieux conservateurs et de La Manif pour tous, selon une enquête publiée par Médiapart en mai 2022.

Dans la même veine, plusieurs cartes blanches ont été publiées ainsi qu’une pétition initiée par des pédopsychiatres et s’exclamant «Non à l’hypersexualisation de nos enfants au nom d’un soi-disant progressisme!». Elle aurait récolté plus de 2.500 signatures. Le polémiste français d’extrême droite, Eric Zemmour, a également soutenu ces réactions sur son compte Instagram. Fin décembre, Caroline Désir a annoncé la reformulation des passages mis en cause, dans un souci de consensus.

Ces polémiques surviennent alors que l’accord de coopération se prépare pour passer en première lecture auprès des trois gouvernements. Cette lumière médiatique sur le sujet attire les regards politiques, ce qui augmente les tensions autour du débat. Louise-Marie Drousie (O’Yes) déplore toutes les crispations existantes, ne fût-ce qu’autour de l’acronyme lui-même: «Chaque mot peut être remis en question. Beaucoup s’arrêtent au S, aux discussions sur les rapports sexuels ou sur la masturbation, mais notre travail est tellement plus large, nous abordons les notions de consentement, d’intimité…»

En mars 2023, lorsque Caroline Désir est une nouvelle fois interrogée sur le guide des contenus en commission parlementaire, la ministre se défend. «C’est non seulement dommage, mais c’est aussi très dangereux, car certains n’ont plus de gêne à laisser penser que l’Evras serait une entreprise stratégique organisée au nom d’une prétendue idéologie transgenre visant à faire des enfants soumis à l’obligation scolaire les transsexuels de demain. Soyons sérieux, restons responsables. Qui peut sérieusement soutenir des thèses pareilles? […] Nous voulons au contraire protéger l’Evras de toute influence idéologique.» Elle en appelle également à ses collègues: «C’est à nous, Mesdames et Messieurs les Députés, de trouver cet équilibre, en évitant de tomber dans les positionnements radicaux et d’alimenter les peurs.»

Pour l’instant, rien n’est joué pour l’accord de coopération autour de la généralisation de l’Evras, fragilisé par toutes les crispations qui se dégagent à l’évocation de ces cinq lettres.

Camille Crucifix

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