Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
© Lucie Castel

Une humeur de Patrick Van Laethem, directeur de l’AMO Color’Ados.

Les mesures prises pour le déconfinement le montrent à suffisance : nous n’avons plus le choix. Notre identité est réduite à une bipolarité. Ying et Yang du pauvre, avec une faille qui transperce son cœur. La gestion politique d’une crise demande bien des lieux de préhension à défaut de modes de compréhension. Saisir le réel dans un semblant de contrôle et le dire. Pourtant, à y regarder de plus près, il y a des oublis ou des mises à l’ombre ou sous le tapis.

La chronologie des phases de déconfinement nous situe à des lieux précis, nous place dans des rôles obligés, efface d’un coup d’absence notre tierce part. Le déconfinement nous voit comme un consommateur/client ou comme un patient. La grande bagarre paradigmatique se joue à ce niveau. Quel équilibre entre ces deux grandes forces ? Tout gain d’une part signifiant une perte de l’autre. Il y a la crise sanitaire et la crise économique. L’une repère, isole, confine, immobilise et traite ; l’autre assemble, agglomère, mobilise, fait circuler, jette dehors. Et nous, on fait quoi ?

C’est le troisième terme, l’oublié. Mais il y en a d’autres. Le Nous. Le « social » non pas vu comme les relations au monde du travail, mais le Nous, tout simplement, le moi avec toi et elle et lui et les autres. Ce flux de vie qui se promène, rassemble, pose, ouvre, élève, frivole. Qui tient de la baguenaude, de la billebaude.
Le Nous oublié l’était déjà dans la composition du groupe d’expert·es. Comme si cette composante n’était pas une variable importante, …juste une variable d’ajustement.

Marius1, ce matin sur la Première ne comprend pas l’éclat d’André2. Entre un épidémiologiste et un philosophe, le discours ne porte pas sur le même niveau de préhension de la réalité. Qu’est-ce qu’une vie si on n’a pas la santé pose l’un, qu’est-ce qu’une vie si on n’a que la santé répond l’autre.
Pourtant, ce troisième terme, ce Nous, il est aussi en crise. Une crise rendue silencieuse, confinée mais explosive. Son pouls s’accélère.
Il y a la solitude, celle qui nous prive d’ocytocine, de plaisir, qui compile les stress, les angoisses. Qui lave les murs d’eau noire, qui éteint toute lumière et qui jette toute espérance au fond du puit. On en crève aussi de cette solitude. Ne pourrait-elle pas aussi intervenir dans cet équilibre tant recherché ?
Il y a les grand-parents confinés chez eux ou dans leur home. En mal de lien, qu’on prive de précieuses rencontres. Il y a les jeunes confinés chez leurs parents en mal de potes, de liens, planqués derrière un écran. Il y a des travailleurs, confinés chez eux, en mal de collègues, de relations, lassés de leur écran.

Mais je pense surtout aux innombrables surnuméraires3, ceux sur qui plus personne ne compte, sans doute même pas eux, les invisibles, les confinés d’ordinaire. Ils ne sortaient déjà pas beaucoup ou le faisaient sans trop se faire voir. Glissant comme des ombres sur les murs de nos indifférences. Ceux-là, ils encaissent frontalement. Tous les expédients qui rendent la vie tenable deviennent difficilement accessibles. Ce que nous appelons les dépendances – comme si nous n’en avions nous-même pas mille – les produits psychotropes ont fui la rue, le coin ou le pavé. Les lieux où se blottir en sécurité ont fermé. La crise sanitaire se mue en ordre sanitaire. La langue médicale orthonormée organise la vie. La lutte pour les autres, les hétéronormés, est rude.

Je pense à Malika – les prénoms sont des emprunts – paumée, adorable, violente, qui resurgit après 5 ans de silence pour crier à l’aide. Elle n’avait pas son pareil pour voler, histoire de mettre un peu de mayonnaise sur ses frites. Elle ne peut plus voler : comment opérer quand la distanciation sociale vous place au centre de la surveillance ? Elle meurt de solitude Malika. Si elle pouvait revoir ses potes… Mais elle risque 250€ d’amende. 250€, c’est plus du quart de ses revenus. Si je gagne 5000€, 250€ c’est 1/20. Où est l’équité ?

Je pense à Dounia. Elle est magnifique. Un sourire qui vous vrille le cœur. Un rire qui vous enchante la vie. Mais elle pauvre Dounia. Heureusement, elle a un filon : pour mettre un peu jambon sur les tartines de ses enfants, elle coiffe. Ses talents de coiffeuse sont reconnus dans sa communauté. Ce n’est pas bien déclaré évidemment, mais ça permet de supporter la pauvreté. Mais ce filon s’est tari. La coiffure c’en est fini. Alors on met de l’eau dans le lait des enfants, on mange des pâtes à sec. La télé crache bien quelques dessins animés, mais les enfants se lassent. Ils aimeraient tant dessiner. Mais il n’y a pas de papier. C’est trop cher…
Je pense à Jack. Il est bruyant Jack, archétype du jeune de Bruxelles : casquette enfoncée sur un visage défait. Des yeux inquisiteurs. Une capuche qui recouvre le tout. Il consomme Jack. Il a de qui tenir : ses parents partagent la même habitude. Y a-t-il surconsommation demande le « metteur en case » ? Oui, sans doute. Souvent on consomme d’abord, et on mange s’il reste des sous. Pas facile de gérer tout ça. La consommation des pauvres semble davantage nous poser de question que celle des riches. Etonnant. Le marché de la consommation est évaporé, les échoppes sont vides. La survie commence avec les souterrains, les combines et l’augmentation des prix. Alors comment mettre du choco sur sa tartine ?

Je pense à beaucoup d’autres, des vies brûlées au soleil du sanitaire. Des vies déjà brûlées sur l’autel de l’économie financière. Des vies qui ne comptent que par leur coût. Des vies qui ne tiennent le coup que par le troisième élément, le troisième terme, le tiers vivant.
Or ce tiers, on ne l’a pas entendu. Rejeté aux calendes grecques. 18 mai : une éternité. 2 mois d’absence, de mise en retrait, d’isolement, de mise en grotte, de couvercle, de coma.

Au-delà de ces trois bouts de vie, ce sont pleins de jeunes qui menacent d’exploser. Des familles qui craquent. Pendant un mois, chacun à mis de l’eau dans la bouteille de vin familiale. La vie s’est posée. Nous avons été ébahis de voir comment les familles ressuscitaient et trouvaient de nouveaux moyens pour exister. Mais cela n’est pas extensible à l’infini.

Nous aurions aimé entendre le souci de ce 3ème terme. Comme d’autres encore : l’environnement par exemple. Nous aurions aimé qu’ils soient mis dans la balance. Que faire la file dans un magasin expose sans doute au même risque que de se voir avec les grands-parents. Que sortir sans but puisse devenir possible sans craindre la perte d’un quart de ses revenus. Que se voir avec une bonne distance sociale redevienne possible. Que la police retrouve son rôle de gestionnaire de l’espace public et que les travailleurs sociaux puissent à nouveau parler prévention et faire lien ou plutôt, faire mains : tendues, ouvertes, posées ou serrées. Le déconfinement a abimé la vie sociale. La peur de l’autre s’engouffre sous le masque. Il faut réparer ces tissus déchirés et retrouver le visage derrière le port, inévitable, du masque.

Il faut soutenir cette parole du 3ème élément. Certains voudraient que la vie reprenne le chemin de ces canalisations : une bonne santé pour une bonne économie. Un contrôle accru pour des conduites sans risque. Une vie aseptisée. Oxymore.

Edgar4 nous invite à explorer la complexité, à refuser les canalisations. La santé doit être mise au faîte de nos préoccupations. Mais en lien avec ce qui nous fait être humain. L’économie, c’est l’échange, c’est notre socialité. Mais elle ne peut devenir finalité. Juste un moyen.

Pas facile. Mais si je pense à Malika, à Dounia et à Jack, je me dis qu’on doit tenir, soutenir cette parole. Au plus haut, au plus vite, au mieux.

PS : Malika, Dounia et Jack existent bel et bien. Grâce au partenariat avec un service club, en toute discrétion, ils ont pu recevoir des colis alimentaires. C’est peu de chose. Mais c’est énorme. Reste plus qu’à sortir de la charité et qu’une organisation des institutions sociales ne permette plus cela. La pauvreté, vous le savez, n’est pas une volonté personnelle, c’est un terme de l’économie financière, c’est un produit rebut de notre organisation.

  1. « Marius Gilbert lors de l’émission, « Le Grand Oral » du 25 avril 2020 sur La Première.
  2. André Comte-Sponville: «Laissez-nous mourir comme nous voulons!», Le Temps, 17 avril 2020.
  3. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995.
  4. Edgar Morin : «Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien», Le Monde, 19 avril 2020.

 

CARTE BLANCHE

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