«Je veux rester dans le comité parce que j’aimerais bien que mes fils intègrent la Jeunesse de Nafraiture. Je veux être là pour eux.» Xavier, épais gaillard de 38 ans, surveille en souriant un petit groupe de gamins qui courent après un ballon de foot dans le couloir. Ils sortent avec fracas d’une petite salle des fêtes aux allures de buvette. Le boucan qui en sort couvre presque les paroles de Xavier. Il est bientôt 23 heures et une petite centaine de personnes s’égosillent en chantant les incontournables paroles de Joe Dassin: «Moi, j’aaaavais le soleil/Jour et nuiiiit dans les yeux d’Émiliiiiiie.» C’est la fête. Une fête comme il y en a tant loin des centres-villes.
Plantons le décor. On est le vendredi 10 octobre, première soirée du week-end de kermesse d’automne à Nafraiture. Un village un peu «perdu au milieu de nulle part», selon les propres mots de Xavier, président de la Jeunesse. Pour atteindre ce bled du sud de l’Ardenne méridionale, on traverse des sapinières vert sapin, des prairies vert prairie et d’autres forêts déjà parées de leurs couleurs automnales. On y croise des hordes de familles flamandes venues profiter de la saison des cèpes et du gibier. À quelques kilomètres au nord de la touristique vallée de la Semois, Nafraiture est coincé entre les patelins d’Orchimont, d’Houdremont et la frontière française. Trois cents habitants, une église, une école primaire et surtout, une salle des fêtes.
On n’a qu’une jeunesse!
À 19 h 30, la salle semble encore vide. Le calme avant la teuf. Trois jeunes gars organisent les dix tables de brasseurs qui serviront pour le quiz musical à venir. Deux autres remplissent le frigo derrière le bar. Tous ont déjà une chope à la main. Sur les coups de 20 h, des petits groupes de trois ou quatre arrivent par salves. Tout le monde se claque la bise. Un groupe de quarantenaires interrogent des plus jeunes sur leurs parents, leurs études ou leurs métiers tandis que des anciens s’accoudent au bar en se remémorant l’organisation des bals de leur propre jeunesse. Dans le brouhaha qui sature maintenant la petite salle des fêtes, on se retrouve chaleureusement.
Clémence a 22 ans. Fraîchement nommée institutrice maternelle dans une commune d’à côté, elle fait partie du comité (cœur organisateur de onze personnes parmi la bonne cinquantaine de membres qui composent la Jeunesse). Elle n’imagine pas la région sans ses associations: «Ici on n’a qu’une jeunesse, c’est le seul truc qui fait vivre le village. Dans la région, la fête, ce n’est que ça. Ce sont des jeunesses et des comités qui organisent des fêtes et qui font vivre le territoire.» Malgré son attachement à Nafraiture, elle vit avec son copain dans un village d’à côté. Il fait partie de la jeunesse de son coin. Depuis récemment, elle y participe également, car cela reste la meilleure, si pas la seule manière de s’intégrer dans ces petits patelins. Mis à part les agriculteurs, l’école et quelques Airbnb occupés en vacances, Nafraiture est plutôt calme en journée. La plupart des habitants travaillent dans les petits pôles urbains avoisinants, les jeunes vont à l’école à Beauraing, Bouillon ou Libramont (au moins 30 minutes en voiture), les clubs de foot et les supermarchés les plus proches se trouvent à Bièvre ou à Gedinne (10 ou 15 minutes). La petite place du village et son église ne sont plus centrales dans le quotidien des habitants.
Clémence a 22 ans. Elle n’imagine pas la région sans ses associations: «Ici on n’a qu’une jeunesse, c’est le seul truc qui fait vivre le village. Dans la région, la fête, ce n’est que ça. Ce sont des jeunesses et des comités qui organisent des fêtes et qui font vivre le territoire.»
Pourtant, l’appartenance au village est une véritable part de l’identité des fêtards du vendredi soir. Matéo, un vingtenaire membre de la Jeunesse et boucher dans la ville d’à côté, propose une bière à qui croise son chemin dans la salle des fêtes. Le feat La Même Vianney-Gims envahit la pièce. Il a bientôt fini son alternance et espère avoir sa propre maison au village plus tard. Sa voix est franche, quoique déjà légèrement embrumée par le houblon. Il profite d’une pause dans le quiz pour me raconter sa relation à la Jeunesse de Nafraiture: «Porter le nom du village, c’est une fierté. Ici à Nafraiture, il n’y a rien. C’est à l’écart et, pour les autres trucs, le foot ou autre sport, on doit bouger plus loin. Les vendredis, si on n’a rien à faire, on envoie un message ‘vous faites quoi?’ et on se retrouve au local à prendre l’apéro. On rentre à 10-11 h et on est heureux. On joue une partie de fléchettes et c’est cool. Si on n’a pas ça, c’est pas le même village.» Même si une grande partie de la vie des villageois semble se dérouler au-delà de la petite dizaine de rues qui abritent les 300 Magadés (autre gentilé des habitants de Nafraiture) ou Nafraiturois, la fête et son organisation les rassemblent dans un groupe, le groupe de ceux qui habitent ou viennent du même endroit.
Étienne Doyen est un sociologue qui a étudié les fêtes d’été dans le Hainaut occidental. Dans un article, il souligne le rôle social de ces manifestations: «L’existence même d’un groupe au sein d’un village est une image qui semble appartenir au passé; les ruraux d’aujourd’hui partagent en effet peu de choses et déploient leurs activités sur des réseaux distincts, travail, scolarité, consommation et loisirs se situant bien souvent hors du village1.» En effet, la vie au village est le théâtre de bien des changements depuis plusieurs décennies. La campagne n’est plus un lieu de travail pour la majorité de la population rurale. La mécanisation des techniques agraires et l’agrandissement des exploitations ont fait largement diminuer le nombre d’agriculteurs (en 2023, le nombre total d’exploitations agricoles et horticoles s’élève à 12.423, soit une perte de 57% depuis 1990 – IWEPS2).
«L’existence même d’un groupe au sein d’un village est une image qui semble appartenir au passé; les ruraux d’aujourd’hui partagent en effet peu de choses et déploient leurs activités sur des réseaux distincts, travail, scolarité, consommation et loisirs se situant bien souvent hors du village.»
Etienne Doyen, sociologue
Nos villages ne tournent plus autour du monde paysan depuis bien longtemps. Le territoire rural s’est en grande partie développé autour de sa fonction résidentielle, s’organisant autour d’une vie villageoise qui se passe au-dehors. Certaines agglomérations proches des centres urbains ont même acquis la mauvaise réputation de «villages-dortoirs». Au sein de ces territoires en évolution, l’organisation des kermesses, ducasses, chapiteaux et brocantes semble remettre les liens sociaux au milieu du village. Étienne Doyen, encore: «Aujourd’hui, pour des villageois qui ne sont plus dépendants les uns des autres et qui ne partagent plus une condition paysanne commune, qui de surcroît ne pratiquent que peu l’espace villageois, la fête (et son organisation, NDLR.) remplit, in fine, la fonction des travaux paysans d’antan: elle permet à un groupe de travailler ensemble dans le cadre d’un projet commun et, par là, de se construire et de se percevoir comme tel.»
Comment se porte le marché de la teuf ardennaise?
Il est 23 heures quand les vainqueurs du quiz célèbrent enfin. L’ambiance est bouillante, presque étouffante. Cela fait maintenant trois heures que les esprits s’échauffent et que la pompe à bière débite en continu. Xavier, le président, rassemble tant bien que mal ses enfants, encore tout excités par leur soirée à eux. Il est temps d’aller dormir pour les plus jeunes. Au centre de la pièce encore illuminée de couleurs aveuglantes, un petit groupe s’empresse de mettre les tables sur le côté. Ils dévoilent la piste de danse. Un DJ remplace l’animateur sur la scène et la musique se fait (encore) plus forte. Tandis que la majorité se réfugie autour du bar, un groupe de filles dans la vingtaine s’enflamme déjà sur le dancefloor. La playlist mélange les âges en passant de Gims à France Gall. Très vite, c’est une petite cinquantaine de personnes qui se retrouvent à danser et à s’époumoner dans la salle des fêtes du village.
Malgré les quelques membres de jeunesses avoisinantes qui ont rejoint la teuf déjà bien avancée, plusieurs jeunes du comité sont un peu déçus par l’affluence. Un village avoisinant organise un «beer pong» (bière-pong) le même soir et les deux évènements se font concurrence malgré eux. L’afflux des fêtards s’est toujours fait par un mélange des comités de la région. Quand on leur demande «où est-ce qu’on fait la fête quand on habite un patelin ardennais?», tous les participants ont la même réponse que Nicolas, le trésorier: «Les autres villages fonctionnent un peu comme nous; au final, il y a des manifestations tous les week-ends. Quand on n’est pas à Nafraiture, on est ailleurs. En Belgique, il y a un village tous les cinq kilomètres. Quand on veut faire la fête: il y a toujours un endroit.» On découvre un véritable système de donnant-donnant: on va faire la fête chez l’un en espérant qu’il vienne la faire chez nous.
Pour les non-initiés, l’abondance de festivités dans des régions comme les Ardennes méridionales peut d’ailleurs impressionner. Benjamin, alias Ben-B, est DJ dans la région. Il a 31 ans et cela fait bientôt la moitié de sa vie qu’il mixe aux alentours de Beauraing et Wellin, parfois jusqu’à Dinant, Arlon ou Louvain-la-Neuve. Il interroge le nombre de festivités que l’on peut retrouver tout au long de l’année au sein d’un seul village: «Certains week-ends il peut y avoir trois fêtes dans un rayon de 10-15 kilomètres et ça peut se tirer dans les pattes. Ce sont des villages assez isolés mais chacun organise sa kermesse d’automne et d’été, le grand feu au mois de mars et une grosse brocante au mois de mai. Comme beaucoup de villages suivent ce rythme, ça ne s’arrête pas.»
Pour les non-initiés, l’abondance de festivités dans des régions comme les Ardennes méridionales peut d’ailleurs impressionner. Benjamin, alias Ben-B, est DJ dans la région. Il a 31 ans et cela fait bientôt la moitié de sa vie qu’il mixe aux alentours de Beauraing et Wellin, parfois jusqu’à Dinant, Arlon ou Louvain-la-Neuve.
En prenant un peu de recul, ce monde de la fête peut prendre des airs de grand marché concurrentiel. Les jeunesses du coin veulent marquer les esprits, ramènent parfois des DJ internationaux avec des cachets de plusieurs milliers d’euros, brassent des centaines de personnes en quelques jours. Seulement, les comités des fêtes sont toujours des asbl ou des associations de fait. Ce sont des villageois qui donnent une bonne partie de leur temps libre à la vie de la région. Hormis les prestataires dont c’est le métier, personne n’y gagne un rond. Une culture de la teuf d’une grande partie de la Wallonie semble échapper à la logique lucrative que la fête peut parfois revêtir. À Nafraiture, la musique résonnera encore jusqu’aux petites heures. Vu de l’extérieur, les lumières qui débordent de la petite salle des fêtes détonnent avec le calme ambiant du village et des forêts voisines. Le lendemain, une partie des fêtards viendra réparer les dégâts et préparer le lendemain. Ce n’est que le début d’un long week-end de kermesse dans l’Ardenne belge.
(1) Fêtes rurales et nouvelles appartenances en Hainaut occidental (Belgique), 2014, https://doi.org/10.4000/rsa.1155
(2) État de l’Agriculture wallonne – Exploitations agricoles: https://etat-agriculture.wallonie.be/contents/indicatorsheets/EAW-A_II_b_1-1.html#