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Regard critique · Justice sociale
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Le secteur de l’aide alimentaire n’est pas épargné depuis le début de la crise du coronavirus. Problèmes d’approvisionnement, fermetures de restaurants sociaux, manque de bénévoles… La crise sanitaire rend la vie dure aux associations d’aide alimentaire et à ses bénéficiaires, qui augmentent.

L’aide alimentaire est censée venir en aide aux personnes victimes de précarité. Ils seraient 450.000 à en dépendre en Belgique. En Wallonie et à Bruxelles, l’aide alimentaire se fait via des points de distribution de colis alimentaires, des épiceries sociales et des restaurants sociaux. Côté fournisseurs, les banques alimentaires s’occupent de récupérer, de stocker et de redistribuer vers certaines associations des invendus et des produits issus du Fonds Européen d’aide aux plus démunis (FEAD).

L’arrivée du coronavirus et des règles de sécurité qui l’ont suivi ont mis à pied un secteur déjà fort fragilisé. Ce secteur est composé à plus de 70% de bénévoles et «s’organise avec des bouts de ficelle», selon Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale à la Fédération des services sociaux et tout juste désignée par la Première Ministre, Sophie Wilmès, comme experte au sein du GEES, le Groupe d’experts en charge de l’exit stratégique, pour les matières sociales. «Ce secteur n’est reconnu ni financé par personne, on se croirait au Moyen Âge». Avec une explosion des demandes, épiceries, restaurants et associations ont dû faire face à des coûts financiers qu’ils n’avaient pas prévus. «C’est devenu vraiment compliqué avec les nouvelles normes sanitaires. Je dois acheter des jerricans d’eau et du savon pour permettre aux 500 bénéficiaires de se laver les mains pendant la distribution», s’inquiète Nabil, coordinateur de l’association Citoyens solidaires.

Avec une explosion des demandes, épiceries, restaurants et associations ont dû faire face à des coûts financiers qu’ils n’avaient pas prévus.

Côté matériel de protection, c’est la même galère. «Notre problème, c’est que, parmi nos bénévoles, beaucoup sont âgés. Il faut donc se protéger et porter masques et gants. Tout le monde vient avec ses gants de jardinage et de vaisselle aux distributions, on improvise des masques mais ce n’est pas crédible. On est fort démunis, on essaie de s’adapter un minimum mais on n’a pas le budget», déplore Dominique Watteyne, coordinatrice du frigo partagé ULB et du frigo solidaire Ixelles.

Moins d’invendus?

En termes de récolte des invendus, c’est également la désillusion. De nombreuses associations sont fortement dépendantes de ces invendus pour continuer à fonctionner normalement. «Avec le pillage des magasins, on a récupéré quatre yaourts et un paquet de jambon la semaine dernière», rapporte Dominique Watteyne. «Habituellement, nous récupérons les invendus d’un magasin bio chaque semaine. Or, il n’y a plus rien. Deux semaines de suite, le bénévole responsable de la récupération est revenu avec deux petits bacs de nourriture. On a donc dû chercher en urgence une alternative, en faisant appel aux dons pour acheter nous-mêmes de la nourriture», explique Ellen Deleener, travailleuse communautaire chez Samenlevingsopbouw et Pigment asbl. Sans invendus, de nombreuses associations, qui ne peuvent plus compter sur cette récolte, doivent acheter à leurs frais de quoi nourrir leurs bénéficiaires. «Depuis le début du confinement, on doit plus puiser dans nos ressources financières», déplore Nabil.

De nombreuses associations, qui ne peuvent plus compter sur la récolte d’invendus, doivent acheter à leurs frais de quoi nourrir leurs bénéficiaires.

La Croix-Rouge, qui achète tout ce qui est alimentaire sur fonds propres et au prix plein dans les magasins, pour le revendre ensuite à 50% à ses bénéficiaires, ne déclare pas de problème d’approvisionnement à ce stade. «On met tout en place pour continuer, mais ça devient difficile avec les coûts supplémentaires dans les magasins dus à l’arrêt des promotions», regrette Nancy Ferroni, porte-parole à la Croix-Rouge. Les plus grandes victimes de la baisse d’invendus, ce sont les Banques Alimentaires. La collecte dans les supermarchés représente 30% de l’approvisionnement et concerne surtout les produits frais. «Pour l’instant, on peut tenir le coup mais la question du futur est fort incertaine», s’inquiète Jef Mottar, administrateur délégué de la Fédération belge des banques alimentaires.

Explosion des bénéficiaires

La crise a plongé de nombreuses personnes dans la précarité qui ont dû se tourner du jour au lendemain vers l’aide alimentaire. «Actuellement, on voit arriver de nouveaux bénéficiaires, notamment des personnes au chômage temporaire», relate Nancy Ferroni. La Croix-Rouge, qui dispose d’une quarantaine d’épiceries sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, a choisi de les laisser ouvertes «dans la mesure du possible». Dans le cas contraire, la Croix-Rouge effectue des livraisons de colis à domicile.

Au Resto du Cœur de Charleroi, c’est le même constat. Depuis le début de la crise, le nombre de colis a augmenté, il se situe désormais aux alentours de 280 par jour. «Pour l’instant, on arrive à répondre à la demande de chacun», explique Céline Pianini, responsable du Resto. Dans ce contexte, le Resto a décidé de ne plus demander à ses bénéficiaires de s’inscrire pour obtenir un colis. «On compte sur la bienveillance des gens».

Pour Dominique Watteyne, «c’est sûr, la distribution a augmenté». En plus des habitués, la coordinatrice explique recevoir beaucoup d’appels des CPAS et des services sociaux de maisons médicales afin de nourrir quelques personnes supplémentaires. Pour Nabil, en plus de l’augmentation des bénéficiaires, c’est surtout le nouveau public à qui il distribue des repas qui l’interpelle: «À la base, nos bénéficiaires sont pour la plupart des migrants, mais depuis le confinement, nous voyons de plus en plus de personnes sans papiers qui sont en Belgique depuis longtemps et qui n’ont plus aucune source de revenus. On a aussi un peu de Roms. Depuis le début de la crise, on est passé de 300 à 500 repas distribués chaque jour.» Même constat pour Ellen De Leener qui doit à présent refuser des familles. «Je pense qu’on dépasse les 100 personnes aidées et chaque jour, on reçoit au moins dix appels supplémentaires de familles qui demandent de l’aide.»

Manque crucial de bénévoles

S’ajoute à cela un manque terrible de bénévoles. «Beaucoup de bénévoles ont plus de 65 ans et doivent être écartés. Au final, l’aide alimentaire ne fonctionne plus qu’à 50%», regrette Céline Nieuwenhuys. Au Resto du Cœur de Charleroi, l’équipe ne fonctionne plus qu’avec les salariés. «Le but est de mobiliser un minimum de personnes sur le terrain pour préparer nos 300 colis quotidiens», explique Céline Pianini. Certaines épiceries sociales de la Croix-Rouge ont également dû fermer, faute de bénévoles. Face à ce manque criant de bénévoles, le SPP Intégration sociale a décidé de faire appel à des bénévoles parmi les citoyens, dans le but d’aider les banques alimentaires dans leur distribution d’aide alimentaire.

Face à l’afflux de demandes, on s’est donc lancé dans la récupération d’invendus et on fait des maraudes à vélo pour distribuer des repas aux sans-abri

Initiatives solidaires

Dans l’urgence, certaines associations se sont reconverties dans l’aide alimentaire. Les Gastrosophes, association orientée récup’ et recyclage et subsidiée comme telle, se sont, dès la mi-mars, réorganisés pour répondre à cette urgence. «On a reçu plein de demandes d’aide d’associations du secteur sans-abri pour l’aide alimentaire. On s’est donc lancé dans la récupération d’invendus et on fait des maraudes à vélo pour distribuer des repas aux sans-abri autour de la gare du Midi, de la gare Centrale et du Botanique, ainsi qu’à d’autres associations. On livre ainsi 200 repas par jour», indique Louise Martin Loustalot. Une organisation dans l’urgence, et pas toujours simple à coordonner entre collectifs citoyens et associations plus institutionnalisées. Aussi, si d’ordinaire les gastrosophes ont à cœur la défense de l’agriculture paysanne, elle a dû, face à l’afflux de demandes, mettre de côté certains principes… «La première semaine, on a refusé des dons de Lactalis. La deuxième, on dit oui», rapporte Louise, non sans aigreur.

L’asbl Bulle, qui propose habituellement un service de laverie mobile solidaire, sert aujourd’hui une centaine de colis quatre jours sur sept. «Au début de la crise, on a remarqué un besoin énorme et comme on pouvait le faire, on n’a pas hésité», explique Samuel, bénévole à l’asbl. Cette dernière, qui a d’abord commencé à prendre sur ses fonds propres pour offrir des repas, récupère aujourd’hui des invendus dans des magasins. «Déjà avant la crise, on se rendait compte que les services d’aide alimentaire n’étaient pas suffisants. Alors, aujourd’hui… Une asbl comme la nôtre fonctionne au jour le jour, et notre seule préoccupation, c’est de donner des repas désormais. Au moins cette situation durera, au mieux ça sera.»

Et il n’y a pas que des associations qui se reconvertissent. D’ordinaire, Charlotte est traiteur à son propre compte. Dans une démarche de sensibilisation au gaspillage alimentaire, elle récupère les invendus dans des magasins bio. «À l’annonce du confinement, je savais que mon activité était stoppée. J’ai également appris que le secteur se portait mal et j’ai donc posté un message pour proposer à des citoyens de préparer des colis avec moi. Beaucoup de personnes ont répondu pour m’aider et on a pu mettre un système en place.» Concrètement, les invendus sont stockés dans un entrepôt et sont triés et envoyés à 18 maisons par des vélos cargo. Les habitants coupent les légumes et les renvoient par vélo à l’entrepôt. Ces denrées sont alors distribuées à différentes associations, selon la demande. «Au final, il y a toujours une partie sociale dans mon projet. Avec l’aide de cette communauté généreuse, on a livré 90 plats la semaine dernière et plus de 300 personnes ont été nourries à la Porte d’Ulysse», témoigne Charlotte.

Changer de paradigme

Le 26 mars dernier, Denis Ducarme, le ministre fédéral de l’Intégration sociale a débloqué un budget de 286.000 euros (soit moins d’un euro par personne qui dépend de l’aide alimentaire) pour permettre aux banques alimentaires ainsi qu’aux centres de stockages et de distribution d’acheter des denrées alimentaires et des produits d’hygiène de base. Quelques jours plus tard, un subside de trois millions d’euros a également été alloué aux CPAS, afin qu’ils puissent soutenir les nouveaux bénéficiaires de l’aide alimentaire.

Malgré les sommes octroyées par l’État fédéral au secteur de l’aide alimentaire, Céline Nieuwenhuys dénonce un autre problème: «Les personnes qui distribuent cette nourriture continuent à être fragilisées. Dans ce sens, le gouvernement est en train de renforcer le risque sanitaire pour les personnes qui se déplacent pour distribuer des repas, à savoir des milliers de bénévoles.»

Face à cela, la Fédération des services sociaux se bat pour que les bénéficiaires du revenu d’intégration puissent obtenir des chèques-repas sous forme de carte à puce. «Donner des colis aux pauvres relève d’une époque révolue. Les volontaires et les services qui les distribuent font un travail remarquable mais nous devons migrer vers un système plus progressiste et surtout moins stigmatisant. Les chèques-repas constituent une piste réelle qu’il faut activer urgemment», souligne Céline Nieuwenhuys. En outre, ce système permettrait aux services d’aide alimentaire de distribuer les colis ou repas aux personnes qui ne bénéficient pas du CPAS. «Je pense que les choses vont bouger, il n’y aura pas le choix! De gros budgets sont libérés actuellement à coup de milliards d’euros. Pour pouvoir mettre ces chèques électroniques en pratique, le coût est de sept millions d’euros. Et à Anvers, un tel système est en place depuis des années», interpelle-t-elle. Une solution qui permettrait également de rendre leur dignité à de nombreux bénéficiaires. «L’idée prédominante est vraiment de sortir tous les bénéficiaires du CPAS de l’aide alimentaire. Cette dernière doit continuer à exister dans un cadre humanitaire uniquement.»

«Ne pas continuer comme avant»

Si aujourd’hui, l’urgence prend toute la place, la colère gronde chez certaines des personnes mobilisées au front de l’aide alimentaire. «Il faut arrêter avec la charité et les solutions paternalistes. Cette crise montre que ça ne va pas», assène, elle aussi, Louise Martin Loustalot des Gastrosophes. Elle évoque un manque de matériel de protection et de ressources essentielles comme de l’eau pour les sans-abri.

Ne pas continuer comme avant. C’est aussi ce que défend Agathe Osinski, d’ATD Quart-Monde, qui a réalisé une recherche participative sur les alternatives à l’aide alimentaire. «Ce n’est pas le rôle du secteur associatif et de ses milliers de bénévoles de nourrir les personnes en situation de pauvreté avec les invendus et les dons du secteur agro-alimentaire. Ce n’est pas aux Gastrosophes à Bruxelles ni aux chefs cuisiniers à Liège de distribuer des repas à leurs concitoyens. Si leur solidarité les honore, la capacité de se nourrir ne devrait pas dépendre de la générosité de citoyens engagés. Bien se nourrir, c’est un droit que l’État doit assumer en assurant des revenus dignes à chacune et chacun», écrit-elle dans une chronique. Les chèques alimentaires et la distribution de repas ne seront pas la solution d’avenir, avance-t-elle aussi. «Ils risquent de maintenir une mainmise sur le comportement des plus pauvres et de perpétuer le stigma qui les entoure». «Réfléchir à une manière qui leur permette de se nourrir dignement et durablement» sera l’un des grands défis du monde postcovidien, conclut-elle.

Emilie Gline

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