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Regard critique · Justice sociale

Migrations

Le combat pour la régularisation, une spirale sans fin

Ils n’ont jamais disparu des écrans radars des gouvernements depuis plus de vingt ans. Les sans-papiers reviennent régulièrement manifester dans nos rues avec les mêmes slogans, les mêmes moyens d’action, le même objectif d’une régularisation collective. Parce que la politique migratoire qui les produit n’a pas changé non plus. Regard sur les collectifs actuels et sur leurs tentatives de se faire entendre.

Le 10 février dernier, le Groupe Ebola a bloqué toute la journée la rue de la Loi devant le cabinet du Premier ministre pour demander un moratoire aux expulsions et un titre de séjour. © Karim Brikci-Nigassa /collectif Krasnyi

Ils n’ont jamais disparu des écrans radars des gouvernements depuis plus de vingt ans. Les sans-papiers reviennent régulièrement manifester dans nos rues avec les mêmes slogans, les mêmes moyens d’action, le même objectif d’une régularisation collective. Parce que la politique migratoire qui les produit n’a pas changé non plus. Accent sur les collectifs actuels et sur leurs tentatives de se faire entendre.

Ce jour-là, Mohammed Boumedienne n’avait qu’une idée en tête: réagir au suicide de deux sans-papiers. Marquer le coup en manifestant devant l’Office des étrangers et en y déposant une gerbe de fleurs et un cercueil en carton. Il est rassuré: l’achat des fleurs sera pris en charge par les associations flamandes Pigment-Meeting/Samenlevingsopbouw où nous le retrouvons. Tous les jeudis, Mohammed organise une permanence juridique dans les locaux. Ce diplômé en informatique de 27 ans est arrivé du Maroc en 2006. Depuis neuf ans, il accumule les petits boulots au noir. Aujourd’hui, il est le porte-parole des quatre collectifs de sans-papiers regroupés au sein du Front d’action des migrants. Et il multiplie les réunions et les manifestations depuis bientôt un an.

Le mouvement des sans-papiers, version 2015, ne ressemble pas tout à fait à ceux qui l’ont précédé même s’il recrute aussi parmi ceux qui manifestaient déjà au milieu des années 2000 pour obtenir une régularisation collective, péniblement arrachée au gouvernement Leterme en 2009. La mobilisation a démarré en juin 2014 à l’occasion de la Marche européenne des sans-papiers qui a abouti à Bruxelles. Le mouvement actuel, appelé Front d’action des migrants, est un ensemble de collectifs qui ont eu bien du mal à se fédérer et à trouver des revendications communes. Il est composé du Groupe Ebola (des Africains venus des pays touchés par le virus), de la Voix des sans-papiers appelé aussi le Collectif de Molenbeek, du Collectif des Afghans et du Groupe 2009. Mohammed fait partie du Groupe 2009 qui rassemble ceux qui ont échoué à obtenir cette dernière opération de régularisation. «Ce groupe est composé des plus anciens sans-papiers et ce sont aussi ceux qui connaissent le mieux les arcanes du monde politique belge», analyse Joseph Burnotte, pour la FGTB.

Les deux syndicats sont très présents dans le combat mené par les sans-papiers. Avec des différences d’approche et de méthodes malgré tout. La CSC a fait le choix de créer une section «sans-papiers» qui joue un rôle de sensibilisation à l’intérieur du syndicat et recrute donc des travailleurs clandestins. Beaucoup de sans-papiers sont syndiqués, confirme Mohammed. Cela influence l’approche qu’ont les sans-papiers de la régularisation. Ils la conçoivent essentiellement par le critère de la régularisation par le travail. «Bien sûr, on peut aussi revendiquer une régularisation pour motifs humanitaires pour les femmes, les enfants et les personnes âgées», poursuit Mohammed. Pourtant le Groupe 2009 est bien placé pour connaître les pièges de la régularisation par le travail. Combien de sans-papiers n’ont-ils pas été les victimes d’employeurs ou de pseudo-employeurs qui leur ont fait payer leur contrat de travail, sésame indispensable pour obtenir la régularisation sur ce critère?

«La régularisation par le travail, ce n’est pas la seule solution», admet Joseph Burnotte. Le Front d’action des migrants a fini par revendiquer la prise en considération d’autres critères comme l’impossibilité de retourner dans le pays d’origine (demandé surtout par le Collectif des Afghans et le Groupe Ebola), le fait d’être gravement malade ou d’avoir des attaches sociales durables dans le pays. Dans tous les cas, l’objectif est d’obtenir un réexamen des dossiers de tous les sans-papiers.

Se rendre visible à tout prix

«On nous poussait à aller jusqu’au bout, jusqu’à la mort si nécessaire.» Un gréviste de la faim

Pour ce faire, les collectifs multiplient sans relâche les manifestations, les marches, les contacts avec le monde politique. Deux fois par semaine, les sans-papiers manifestent au carrefour Arts-Loi. Ils se font régulièrement arrêter par la police puis relâcher. «Nous n’avons pas peur, explique Mohammed. Nous participons à tous les mouvements sociaux, les manifestations syndicales, la Parade de Tout Autre Chose… Nous étions avec eux, on essaie de se rendre visible au maximum. On veut faire comprendre aux manifestants que nous sommes mobilisés dans un même combat.»

Mohammed assure que le mouvement ne s’essouffle pas. «Les gens sont très motivés et nous sommes même de plus en plus nombreux.» La prochaine grande action, c’est le 3 mai. «Nous voulons être dix mille sans-papiers dans les rues de Bruxelles. Nous avons pris des contacts à Liège et à Anvers. Dans cette ville, nous avons créé une antenne après avoir constaté que beaucoup de sans-papiers anversois venaient à nos permanences juridiques à Bruxelles.»

L’obsession des sans-papiers est d’être visible, que l’on parle d’eux dans les médias dans l’espoir de faire pression sur le monde politique. «Leur état d’esprit passe de l’espoir au désespoir, analyse Damienne Martin pour le Ciré. Un minimum de choses peut les remobiliser et une manifestation qui échoue peut les démoraliser. Parfois, ça les aveugle. Ils sont obligés de croire à la régularisation.»

Parmi les moyens de pression souvent utilisés par les sans-papiers, il y a l’arme de la grève de la faim. Elle fait frémir toutes les associations qui soutiennent les sans-papiers et elle a encore été utilisée par le Collectif de Molenbeek en novembre 2014. La grève de la faim a duré 70 jours. Bien sûr, ce n’était pas une «vraie» grève au cours de laquelle les participants cessent totalement de s’alimenter parce qu’il faut tenir dans la durée. Dans ce genre d’action, certains se limitent à boire du thé sucré et à grignoter de temps à autre un bout de chocolat, d’autres trichent ouvertement. «La grève de la faim, c’est une catastrophe, analyse Damienne Martin. Les gens mettent gravement et durablement leur santé en jeu. Le problème, comme à chaque fois, c’est que ceux qui y ont participé à Molenbeek ne se sentaient pas vraiment libres de poursuivre ou non l’action. J’ai rencontré des femmes qui se demandaient ce qu’elles faisaient là.»

L’effet de groupe crée des relations de manipulation. Les femmes sont particulièrement fragilisées. Ce sont elles, avec leurs enfants, que l’on expose prioritairement aux médias. Les plus influençables sont les sans-papiers qui ne disposent pas ou peu de réseau social. Ce sont eux qui sont les principales victimes des pressions exercées par le ou les leaders de l’action. L’un des grévistes de la faim se souvient: «On nous poussait à aller jusqu’au bout, jusqu’à la mort si nécessaire. Mais eux mangeaient parfois même devant nous et ils justifiaient cela par la nécessité d’être en forme pour parler à des journalistes qui ne venaient jamais.»

Tous les avocats et associations que nous avons rencontrés sont unanimes: la grève de la faim est devenue inopérante en termes d’impact sur l’opinion publique. Les journalistes ne se déplacent plus. L’opinion publique ne réagit pas non plus, par lassitude et sans doute aussi parce que ces actions ne paraissent plus crédibles. Alors, pour la majorité de ceux qui soutiennent les sans-papiers, le vrai défi est de faire cesser ces grèves de la faim. «Il faut que la grève apparaisse comme utile pour pouvoir l’arrêter, résume Damienne Martin. Il faut pouvoir leur dire: cela a eu du sens après 70 jours de destruction de la santé. C’est une question de dignité.» À Molenbeek, le MRAX a joué un rôle essentiel pour stopper ce mouvement en annonçant une possible négociation avec le
ministre bruxellois Didier Gosuin sur la régularisation par le travail. Mais si la grève de la faim revient si souvent comme un moyen de pression chez des sans-papiers désemparés, c’est parce qu’elle a parfois servi. Pour casser le mouvement, l’Office des étrangers a parfois donné des autorisations de séjour provisoires aux grévistes les plus acharnés et les plus en danger. «Il y a eu des régularisations sur la base de la grève de la faim et les gens ne l’ont pas oublié», explique Joseph Burnotte.

Vieux et nouveaux acteurs associatifs

La mémoire des sans-papiers… Elle est tenace. Cela fait vingt ans que des sans-papiers se mobilisent pour leur régularisation. «Ce sont toujours les mêmes acteurs, avec les mêmes phénomènes de groupe que dans les années 2000», constate Joseph Burnotte. Un avocat utilise l’image d’une marée qui monte et descend mais ne disparaît jamais parce que les sociétés occidentales sont des fabriques de sans-papiers.

La mémoire est tenace aussi par rapport aux groupements et associations qui gravitent autour des sans-papiers. Il y a les catalyseurs «historiques», comme la Crer (Coordination contre les rafles, les expulsions et pour la régularisation), certains étudiants de l’ULB, l’église du Béguinage, des militants du PTB qui assurent la promotion du mouvement en Flandre. En Flandre, le mouvement associatif traditionnel est désormais absent. Ce sont les paroisses et le réseau du PTB qui ont soutenu et accueilli les sans-papiers dans leur marche sur Anvers les 14 et 15 février dernier.

Aujourd’hui, d’autres acteurs apparaissent, comme l’association Pigment ou le MRAX. Mais les sans-papiers ont toujours pu compter aussi sur le Ciré, cette coordination qui rassemble 24 associations et services sociaux ainsi que les organisations syndicales. Le Ciré a organisé le 31 mars dernier une réunion avec les syndicats et le Front d’action des migrants qui a abouti à une plateforme commune de revendications. Certains sans-papiers et la Crer en particulier se méfient du Ciré, jugé trop institutionnel même si cette coordination a mené le combat politique pour les opérations de régularisation de 1999 et de 2009. «Il y a des tensions historiques par rapport au Ciré, constate Damienne Martin. On entend un discours qui dit à la fois ‘on ne peut vous faire confiance’ et ‘on a besoin de vous’, parce que le Ciré a cette capacité de mobiliser l’associatif, qui est indispensable.»

Il existe de gros décalages entre les collectifs des sans-papiers et les associations. Au niveau des rythmes d’abord. Pour les sans-papiers, tout doit aller vite. «Certaines associations comme la Crer, Pigment ou le MRAX sont toujours avec nous, dit Mohammed. Si nous voulons déposer dans une heure une gerbe de fleurs devant l’Office des étrangers, on peut compter sur eux. Elles sont là pour l’urgence. Les autres, les syndicats, le Ciré, c’est du plus long terme. Mais dans tous les cas, c’est aux sans-papiers de faire les premiers pas.»

Les stratégies sont différentes également. Est-il efficace de manifester trois fois par semaine? Faut-il considérer les sans-papiers sous le seul angle de «travailleurs sans papiers»? Plusieurs associations, et c’est le cas notamment du Ciré, ont des doutes. «Vouloir obtenir la régularisation de tous est un objectif légitime mais on ne peut pas le revendiquer tel quel aujourd’hui car le contexte politique actuel le rend inaccessible, estime Damienne Martin. La régularisation n’est pas une politique en soi. C’est un pansement sur la politique migratoire. Au Ciré, nous voulons surtout privilégier la migration légale.»

Mohammed a rencontré plusieurs fois Theo Francken. Il est bien conscient «qu’avec lui, l’objectif d’une régularisation collective est très loin». Alors la tentation est grande de baisser le niveau d’exigence. «On lui a proposé de régulariser uniquement ceux qui étaient le plus mobilisés, ceux qui manifestaient.» Dans un premier temps bien sûr, ajoute-t-il mais là encore aucune réponse du gouvernement.

Conclusion? «Il faut continuer.» À tout prix? Oui «car il n’y a pas de solution alternative et parce qu’avec ce gouvernement la peur monte au sein des sans-papiers». Les sans-papiers continueront à marcher vers l’Office des étrangers. Ils s’apprêtent à courir lors du marathon de Bruxelles. La course est sans fin.

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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