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Regard critique · Justice sociale

Politique

La fête à Bruxelles :
une espèce en voie de disparition ?

Est-il compliqué de faire la fête à Bruxelles aujourd’hui? Y organiser des événements festifs est-il en passe de devenir mission impossible? Ou est-ce le contraire?
Répondre à ces questions nécessite d’analyser la politique urbaine de la capitale et la manière dont la fête y est intégrée. Ou pas…

Nicolò Tissier 03-12-2025 Alter Échos n° 526

Au commencement il y avait le Fuse… et bien d’autres. La fermeture temporaire du club Techno emblématique de Bruxelles, en janvier 2023, a entraîné une prise de conscience collective de la fragilité de la vie nocturne, faisant réagir jusqu’aux politiques. Mais en réalité, le secteur avait déjà commencé à s’organiser bien avant cela, alerté par d’autres cas.

Remontons à 2018, moment où apparaît l’initiative 24 H Brussels à la suite de nombreuses fermetures de lieux de fête (notamment les clubs Le Mirano et le Havana Club) qui font transparaître un contexte de fragilité et de menaces pour le milieu, caractérisé par un manque de planification territoriale de la fête à Bruxelles. «C’est assez simple en fait, il n’y en a pas», constate Nicolas Hemeleers, fondateur de 24H Brussels, qui milite pour une prise en compte urbanistique de la fête. «Il n’y a pas vraiment de vision territoriale. La fête étant organique par nature, elle est là où il y a des possibilités.»

Devenue asbl, la structure tente alors de regrouper différents acteurs et collectifs du secteur pour organiser des débats sur la dimension nocturne de la ville. Car «il n’y avait rien, on connaissait très mal la nuit à Bruxelles». C’est ainsi que naîtront les «sessions de réflexion collective» Mind the Night entre 2018 et 2020, pour ouvrir le débat sur la nuit. Ces débats initiés avec des acteurs de la vie nocturne et des citoyens ont débouché sur des échanges avec les partis politiques. Le constat dressé est que «la ville est seulement pensée pour le jour», au détriment de la nuit, qu’il faut remettre en son cœur. Avec la nouvelle législature, plusieurs mesures arriveront, répondant aux revendications émises par 24 H Brussels. D’abord, la création en 2020 de la Fédération Brussels by night, représentant les établissements et organisateurs de la «nightlife» bruxelloise. Née d’un commun accord entre les autorités publiques et le secteur, la nouvelle structure est destinée à servir de courroie de transmission entre les deux. Est également décidée, revendication principale, la mise en place d’un Conseil bruxellois de la Nuit en 2021, venu créer un espace transversal au sein du pouvoir public pour discuter des problématiques propres à la fête et à son monde, et coordonner les décisions entre les différentes strates décisionnelles de la capitale.

«Il s’agit avant tout d’un écosystème varié, car on parle de la nuit comme d’une masse homogène, alors que non, c’est un ensemble d’acteurs et d’approches différentes», explique la coordinatrice et porte-parole du Conseil Alya Dirix. Le but de cette plate-forme, rattachée à la Région et Visit Brussels, est «d’améliorer le vivre-ensemble» en proposant actions et solutions pour la vie nocturne bruxelloise. Un peu à la manière des «maïorats de la nuit» qui sont apparus en nombre aux Pays-Bas et en Allemagne, où la question est solidement prise en compte. Le nouveau Conseil est également chargé de fabriquer de la connaissance sur le sujet (enquêtes, rapports…). Ses propositions «issues de la réalité du terrain» servent ensuite de base aux politiques pour prendre leurs décisions.

Nuisances, concertations et inclusions

Les communes ont aussi un rôle à jouer, ce qui s’est vu avec Bruxelles-Ville lors de la crise du Fuse. Consciente de l’attrait économique et prestigieux de sa fête, elle a pris position pour la préservation du club. C’est une preuve du besoin d’action à l’échelle des communes et des quartiers. Mais aussi un témoignage du besoin de chercher des solutions à l’échelle la plus locale et «micro» possible. Dans cette optique, Bruxelles-Ville a créé en 2012 un service de la «tranquillité publique». Unique dans la région, sa fonction est de «favoriser les concertations», selon sa responsable, Maude Glorieux. Partant du constat que 80% des plaintes de voisinage sont liées à des activités festives, «l’idée est de trouver des compromis, en réunissant directement les gens autour de la table». Une façon directe de tenir compte du dérangement, qui permet selon elle de «réguler beaucoup plus vite et éviter ainsi bon nombre de plaintes».

«Il s’agit avant tout d’un écosystème varié, car on parle de la nuit comme d’une masse homogène, alors que non, c’est un ensemble d’acteurs et d’approches différentes.»

Alya Dirix, coordinatrice et porte-parole du Conseil de la Nuit

Les litiges de voisinage se concentrent le plus souvent sur les nuisances sonores, comme ce fut le cas avec le Fuse. Pourtant, «les nuisances ne sont pas tant liées aux musiques des évènements en elles-mêmes», relate Stanislas Levacq, de l’asbl Court-Circuit qui représente les lieux et organisateurs de concerts de musiques actuelles. Les nuisances sonores sont en effet clairement réglementées par Bruxelles-Environnement, qui limite à quelques exceptions seulement les autorisations supérieures à 100 décibels. «Les plaintes sont en réalité bien plus liées aux nuisances causées par les gens qui en sortent, devant ou aux alentours», explique-t-il. Une cause également identifiée par le service de tranquillité publique de Bruxelles-Ville, qui cherche à agir au cas par cas. Il a ainsi délivré un permis exceptionnel au Fuse pour ouvrir lors de certaines occasions jusqu’à midi au lieu de 8 h du matin, afin de répartir au fur et à mesure les sorties des clubbeurs. Cela rejoint la vision défendue par le Conseil de la Nuit, qui préconise des solutions sur mesure «quartier par quartier, voire rue par rue». Sa coordinatrice Alya Dirix y voit une façon de contrer l’image d’une opposition entre riverains et fêtards. «Au contraire, l’un ne doit pas exclure l’autre. La nuit fait partie de la ville, mais elle doit être intégrée au territoire, afin de limiter au maximum les impacts négatifs.»

Changer de regard sur la fête et sa place dans la ville

D’un point de vue sociétal, c’est un réel changement de regard sur la fête et sa place dans la ville qui doit s’opérer. Un pas, certes symbolique, mais non moins important, a été fait dans ce sens en juillet 2023 lorsque «la culture du clubbing bruxellois» a été reconnue patrimoine culturel immatériel de la Région de Bruxelles-Capitale. Le projet de loi «Agent of change», actuellement en discussion au niveau régional, marque lui aussi une avancée majeure pour la préservation de la vie nocturne et des établissements culturels. Ce principe, inspiré de villes comme Berlin, stipule que tout nouvel arrivant dans un quartier doit s’adapter à l’environnement immédiat, notamment en matière de nuisances sonores, et non l’inverse. Ainsi, un nouvel hôtel qui s’installerait à proximité d’une salle de concert ne pourrait plus imposer à ce lieu existant une nouvelle isolation, mais devrait lui-même se préparer et s’équiper en conséquence. «Ce n’est pas qui est arrivé le premier, mais qui arrive en dernier», résume Alya Dirix.

Proposé par le Conseil de la Nuit, le principe a été repris dans une proposition d’ordonnance portée par Pascal Smet (Vooruit), qui prévoit d’intégrer ce principe dans le Code bruxellois de l’aménagement du territoire, et dans celui du logement. L’obligation s’appliquera dans un rayon de 20 mètres autour des établissements concernés. Est également incluse l’obligation de mentionner la présence de ces lieux dans les baux immobiliers, ce qui n’est pour l’instant pas le cas, protégeant ainsi les futurs locataires qui seraient conscients d’aller habiter près d’un lieu festif et bruyant. Le projet a été amendé et approuvé par le Conseil d’État, mais doit encore être voté en séance plénière du parlement bruxellois avant publication au Moniteur belge, se retrouvant ainsi suspendu au blocage politique actuel de la région. Son adoption représenterait une étape cruciale dans une reconnaissance urbaine de la fête.

Révolutionner la fête par… des cartes et des normes urbanistiques

S’il faut mentionner la présence d’établissements festifs dans les baux, l’établissement d’une carte d’urbanisme les répertoriant apparaît alors comme indispensable. C’est ce qu’a entrepris 24H Brussels en élaborant une carte nocturne, pour «avoir une vision stratégique du territoire», explique l’urbaniste Nicolas Hemeleers. Nommée «Territoires de la nuit», cette étude urbanistique prend le parti pris de dresser un portrait de la ville à travers sa seule vie nocturne et festive, une première à Bruxelles. «Cette carte va beaucoup servir», assure Alya Dirix. Selon elle, elle permettra «d’optimiser» le développement du territoire en identifiant les «zones potentielles en termes d’espace». «On se rend compte que certains endroits sont laissés vacants ou ne sont pas utilisés à leur plein potentiel.»

«La fête est un des derniers espaces d’expérience collective! C’est quelque chose d’important pour nos sociétés.»

Nicolas Hemeleers, 24H Brussels

Par la même approche, une nouveauté urbanistique pourrait changer la donne. Une réforme du Plan régional d’affectation du sol (PRAS) est actuellement à l’étude. Elle viserait à intégrer les espaces festifs comme «équipements d’intérêt collectif», au même titre que les musées ou les lieux culturels. Leur considération actuelle comme simples activités commerciales les empêche en effet d’être protégés et justement reconnus dans la planification urbaine. La réforme pourrait à terme amener à une utilisation des bâtiments 24 h/24 et à reconnaître le rôle central de la fête dans la vitalité de la ville, sans décentrer les activités, mais en les intégrant dans des zones stratégiques. Cette évolution, saluée comme une avancée des mentalités par Maude Glorieux et Alya Dirix, pourrait permettre de cimenter la valorisation de la vie nocturne bruxelloise.

La fête bruxelloise: espèce emblématique, précieuse, mais en péril

Si Bruxelles est une jungle (urbaine), alors la fête est sa faune nocturne, dans un milieu diurne. Emblématique, précieuse, mais de plus en plus en péril. Le risque d’un appauvrissement est réel. Ainsi, Stanislas Levacq invoque l’importance des subsides publics pour certains types d’évènement hors des sentiers battus, afin de «soutenir des formes d’art singulières, pas toujours dans la norme». Nicolas Hemeleers évoque les lieux d’occupations temporaires, qui ne cessent de se déplacer jusqu’au jour où ils risquent de ne plus pouvoir. Et Alya Dirix alerte sur le fait que «tout pourrait s’écrouler très vite au vu de la fragilité de l’écosystème», en témoignent les nombreux clubs menacés de fermeture. Le mot de la fin revient à Nicolas Hemeleers: «La fête est un des derniers espaces d’expérience collective! C’est quelque chose d’important pour nos sociétés.» Quand une espèce est menacée, il faut la protéger.

 

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