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Homosexualité : la Bundeswehr achève son mea culpa

Quitter l’uniforme à cause d’une orientation sexuelle. C’est la dure réalité de ceux et de celles qui ont servi la Bundeswehr et qui ont été condamnés sur la base du paragraphe 175 du Code pénal. Jusqu’en 2000, l’homosexualité était un motif suffisant pour rayer toute perspective d’une carrière dans l’armée allemande. Aujourd’hui, la Bundeswehr souhaite réhabiliter et indemniser ces troupiers.

Flick CC

En ce soir de la mi-septembre, il règne une ambiance studieuse dans les rangs des invités. Les uniformes gris sont de sortie, le moment est solennel. Siègent à bonne distance les uns des autres un panel d’invités galonnés: un lieutenant, un capitaine de vaisseau, un général. En face d’eux, la ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer. Tous sont venus écouter la présentation de l’étude «Tabou et Tolérance, comment la Bundeswehr a traité l’homosexualité de 1955 aux années 2000». Un volumineux texte qui dresse le froid constat d’une politique de discrimination systématique de l’armée à l’encontre des soldats homosexuels (ou soupçonnés de l’être).

«Une telle affaire»

La ministre parle à la tribune. «Comment la Bundeswehr a traité ces soldats durant des décennies était une erreur. C’était une erreur, y compris à l’époque, répète-t-elle. Et pour cela, je leur demande pardon.» Parmi les invités sur le podium, un ne porte pas l’uniforme. Et pour cause. Cet élégant homme d’âge mûr attend ce moment depuis longtemps. Dans les années 1960, Dierk Koch a 18 ans et est alors engagé dans la marine. Le jeune matelot rêve de voyager dans le monde. On lui promet un poste sur les «gros navires» en partance pour Tokyo où les Jeux olympiques vont se tenir. Il se lie avec son maître d’équipage qui l’aide dans sa formation de marin. L’amitié se transforme en une relation de plus en plus affective. «Je n’avais jamais eu d’expérience dans ce domaine auparavant mais cela m’avait plu», se rappelle Dierk Koch. Tout bascule rapidement une seule journée. Dierk est dénoncé par son chef de compagnie. À la caserne, le commentaire est lapidaire: «On m’a dit qu’un marin impliqué dans une telle affaire ne peut être envoyé dans le monde», se rappelle l’octogénaire. «Dans une telle affaire». Le mot homosexuel n’est même pas prononcé, le tabou règne. Il perd son grade et doit quitter la caserne. Bien après son exclusion des forces armées, il est condamné en 1964 par la justice sur la base du paragraphe 175 du Code pénal, ce texte qui condamne les relations sexuelles entre personnes du même sexe.

En 1969, la loi juge acceptable l’homosexualité à partir de l’âge de 21 ans. C’est loin d’être un détail.

Des actes «contre-nature»

Un peu d’histoire. Le paragraphe 175 du Strafgesetzbuch, le code pénal allemand, voit le jour sous l’Empire en 1871. À l’époque, les relations homosexuelles peuvent engendrer la perte du droit de vote. Il ne s’agit pas encore d’écarter, voire d’éliminer ceux et celles qui pratiquent des actes «contre-nature», comme ils étaient surnommés à l’époque. L’usage de l’article connaît une forte accélération sous le national-socialisme. Il prévoit même à partir de 1935 des peines de travaux forcés et ne se limite plus à la sodomie pour définir une relation homosexuelle. Les condamnations se chiffrent alors en milliers chaque année. De plus, l’homosexualité est siglée comme une dégénérescence qui doit disparaître, y compris dans les rangs de la Wehrmacht, outil clé des premières conquêtes militaires du IIIe Reich. La chasse aux homosexuels ne connaît alors aucune limite. Le crépuscule du nazisme n’amène pas pour autant la fin des ennuis pour les soldats homos. La loi continue de les sanctionner en RDA comme en RFA. Pire, à l’Ouest, le système judiciaire continue d’utiliser la version du paragraphe 175 remaniée par les nazis. Malgré cette sombre origine, le texte est validé à l’époque par la Cour constitutionnelle de la nouvelle démocratie ouest-allemande. Le prétexte est qu’il faut protéger la société de ce qui était alors considéré comme une anomalie. La libération des mœurs et la révolution sexuelle des années 1960 produisent leurs effets. Le texte est peu à peu allégé. Une nouvelle version entre en vigueur à la fin de la décennie. En 1969, la loi juge acceptable l’homosexualité à partir de l’âge de 21 ans. C’est loin d’être un détail: «Les peines ne peuvent alors concerner que les jeunes de 18 à 21 ans. C’est ça qui est intéressant. Puisque, à l’époque, le service militaire s’effectuait précisément dans cette tranche d’âge. On a longtemps pensé que cette modification de la loi avait été réalisée sur mesure pour la Bundeswehr. C’est-à-dire pour que l’armée puisse continuer à sanctionner», relève Sven Bäring, l’un des représentants de l’association Queer Bundeswehr.

50.000 entre 1949 et 1969

Combien sont-ils? À avoir été mis de côté, avoir jeté l’éponge à cause de la pression? Malgré tous ses efforts, Klaus Storkmann ne sait le dire. L’Oberstleutnant (lieutenant-colonel) du Centre pour la recherche de l’histoire militaire de la Bundeswehr connaît pourtant bien le sujet. Il a consacré trois années de sa vie à documenter et à rédiger l’étude «Tabou et Tolérance». «On sait juste qu’entre 1949 et 1969 environ 50.000 personnes ont été punies sur la base de ce texte», estime-t-il. Les juridictions civiles n’ont pas concerné que des soldats durant ces années. Il faut ajouter que certains militaires ont été renvoyés ou pensionnés illico par une cour militaire. Ce qui n’a pas nécessairement mené à une condamnation par une juridiction civile sur la base du fameux paragraphe. Enfin, l’étude du lieutenant-colonel démontre que certaines condamnations étaient infondées. Il relate l’exemple d’un facétieux matelot qui avait tiré les draps d’un de ses équipiers endormis laissant ce dernier complètement nu. En 1960, une telle blague vire facilement au malentendu. Le matelot tireur de couette est exclu de l’armée sur la base du paragraphe 175. Au civil, le procureur croit le jeune homme de 18 ans quand il explique n’avoir eu aucune intention sexuelle. Les juridictions militaires s’entêtent et confirment son exclusion. Un exemple qui montre bien que «chaque cas est unique», confirme Klaus Storkmann. Impossible d’obtenir des chiffres précis par l’unique examen des archives judiciaires.

«On estimait qu’à partir du moment où un officier révélait son homosexualité, il perdait automatiquement son autorité auprès de sa troupe. Mieux valait donc se taire. Mais le fait de cacher son orientation sexuelle exposait le soldat au chantage ou à la crainte d’être découvert.» Klaus Storkmann, auteur de l’étude «Tabou et Tolérance».

Christiane ou Christian?

Le paragraphe 175 subsiste jusqu’à la refonte du Code pénal en 1994. Mais même si l’homosexualité n’est plus un délit aux yeux de la loi, la Bundeswehr a continué à mettre ses soldats de côté jusqu’en 2000. Les troupiers peuvent avoir une orientation sexuelle différente mais ils ne peuvent pas accéder aux postes de sous-officier ou d’officier. C’est cette phase qui est encore plus critiquable aujourd’hui. «On estimait qu’à partir du moment où un officier révélait son homosexualité, il perdait automatiquement son autorité auprès de sa troupe. Mieux valait donc se taire. Mais le fait de cacher son orientation sexuelle exposait le soldat au chantage ou à la crainte d’être découvert», explique Klaus Storkmann. Il décrit une véritable souricière, une voie sans issue pour ces officiers et sous-officiers qui ont dû mener une double vie. «Je connais certains qui se sont inventé des femmes imaginaires ou qui l’ont appelé Christiane alors que c’était plutôt Christian», précise le militaire qui a mené une soixantaine d’entretiens dans le cadre de son étude, certains sous le sceau de l’anonymat.

«Un point très important était l’excuse de la ministre, en tant que représentante de son ministère. C’était la première fois que l’armée reconnaissait une injustice créée par ses propres sanctions.» Sven Bäring, l’un des représentants de l’association Queer Bundeswehr

Finalement, la plainte d’un soldat homosexuel, à qui l’armée avait refusé une formation d’officier, aboutit et amène la fin de la politique de discrimination en 2000. Ces deux dernières décennies marquent une période de maturité pour l’armée. En 2002, l’ASBL des soldats homosexuels de la Bundeswehr, aujourd’hui Queer BW, voit le jour. Les femmes, longtemps cantonnées aux postes d’infirmières, obtiennent le choix de leur carrière militaire, y compris celles qui souhaitent s’engager dans les postes de combat. Et c’est en 2017 que la Bundeswehr voit Anastasia Biefang première officière transgenre de son histoire prendre les rênes d’un bataillon entier, soit 600 à 700 troupiers. La loi de réhabilitation et d’indemnisation des soldats homosexuels s’inscrit donc dans cette suite logique. Encore faut-il qu’elle voie le jour.

3.000 euros

La loi devrait avoir deux volets. D’abord, tout militaire concerné verra sa condamnation sur la base du paragraphe 175 effacée. Si perte de grade il y a eu, ce dernier sera restauré. C’est le volet réhabilitation. Le second volet est l’indemnisation. Le ministère souhaite dédommager à hauteur de 3.000 euros chaque soldat condamné. Une telle somme avait déjà été attribuée par les tribunaux au profit d’anciens soldats. L’avantage d’une indemnisation forfaitaire est la rapidité. Le désavantage est qu’elle ne prend pas en compte la particularité de chaque situation. La perte de salaire, des droits à la pension, de prestige ne sont pas les mêmes entre un soldat ou un général. Mais, au fond, l’argent est-il aussi important? «Un point très important était l’excuse de la ministre, en tant que représentante de son ministère. C’était la première fois que l’armée reconnaissait une injustice créée par ses propres sanctions», note Sven Bäring. Le projet de loi suscite donc une grande attente. Reste qu’aucune date n’est encore fixée pour son examen au Bundestag, le parlement fédéral allemand. Du côté du service presse du ministère de la Défense, on assure espérer un examen du projet avant la fin de la législature en octobre 2021. Le temps parlementaire est cher en ces périodes troublées. De plus, le coronavirus pourrait compliquer les prévisions des prochains budgets de l’État allemand.

Malgré ces difficultés, chacun trouve son compte dans la volonté de la Bundeswehr de faire son autocritique: Klaus Storkmann sait que son étude sera bientôt traduite en anglais. Il espère qu’elle sera lue par des soldats d’autres armées européennes, belge et française par exemple. Sven Bäring, de son côté, aspire à une belle carrière au sein de la Bundeswehr, «un bon employeur», assure-t-il du haut de ses 25 ans.

En savoir plus

Sur les LGBT dans la police en Belgique, relisez le Focales «Smalltown cops», octobre 2019, Julien Winkel.

Léo Potier

Léo Potier

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