Smalltown Cops

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Justice

Smalltown Cops

Ils ou elles sont membres de la police, lesbiennes, transgenres. Depuis 2012, les «Rainbow Cops Belgium LGBT Police» ont mis les questions d’orientation sexuelle ou d’identité de genre à l’agenda des forces de l’ordre. Avec une mission: faire bouger les lignes en interne. Et former les policiers de demain.

Julien Winkel Images : Manon Kleynjans 30-10-2019

Une grosse boule bleue. C’est tout ce qui reste du logo collé sur la porte des toilettes des femmes, situées au troisième étage de l’École provinciale d’administration de Namur. En y regardant de plus près, on peut voir que quelqu’un a soigneusement gratté les bras, la tête et les pieds de ce qui constituait autrefois la représentation schématisée d’un individu de sexe féminin. Pour ne laisser que ce cercle, rempli d’un bleu foncé et désormais orné d’une inscription: «Non binaire», soit le terme utilisé pour désigner ces personnes qui ne se sentent ni homme ni femme ou qui se situent entre les deux.

«Ah ben ça», lâche en souriant Yannic Lecomte alors que son collègue, Luc Martin, en profite pour aller faire un tour au petit coin, côté hommes. Membres de la police, Yannic et Luc pourraient presque voir dans ce petit graffiti un clin d’œil à la formation qu’ils dispensent à quelques aspirants inspecteurs depuis 8h30 du matin, en cette matinée brumeuse de septembre. Une formation pas tout à fait comme les autres.

Pour les «étudiants», tout a pourtant commencé de la manière la plus banale qui soit. Il y a tout d’abord eu l’appel, dans la cour de l’école. Puis les récriminations d’un supérieur, manifestement peu satisfait par l’état de leurs uniformes. Avant la rupture des rangs et la montée des escaliers, vers les classes. Dans l’une d’elles, Yannic les a attendus patiemment. Avant de les accueillir, sourire aux lèvres et logo arc-en-ciel, symbole de la communauté LGBTQI+, brodé sur sa chemise de l’association. Et pour cause: en plus d’être policier, Yannic est gay et membre de l’asbl «Rainbow Cops Belgium LGBT Police». Depuis quelques années, cette association regroupant des policiers et du personnel civil de la police LGBTQI+ dispense une centaine d’heures par an de cours de sensibilisation aux inspecteurs en formation, dans toutes les écoles de police. Aujourd’hui, c’est Yannic et Luc, arrivé entre-temps, qui s’y collent. «La première partie de la formation a pour but d’informer sur ce que représente la communauté LGBT. Il s’agit également de déconstruire les stéréotypes, de préciser le cadre légal», explique Yannic. Dans un deuxième temps, la formation se centre sur le métier de policier, notamment via des mises en situation. «Qui veut participer?», lance d’ailleurs Luc alors qu’il aligne deux chaises censées simuler l’intérieur d’une voiture. Quatre policiers se portent volontaires pour ce qui s’apparente à une simulation d’un contrôle d’identité. «Problème»: la personne au volant a l’apparence d’une femme alors que sa carte d’identité mentionne qu’il s’agit d’un homme. Comment réagir? La formation aborde les bons comportements à adopter. Elle souligne surtout les différences qu’il peut y avoir entre le sexe, le genre, l’identité de genre, l’expression de genre, l’orientation sexuelle, etc. Autant de concepts parfois sensibles et pas toujours très clairs dans la tête de beaucoup de monde. «C’est quoi, un coming-out?», demande Luc. «C’est avouer qu’on est homo», répond l’un des étudiants. «J’adore ça, répond Luc sur un ton taquin. On avoue? On a fait quelque chose de mal alors?»

Si elle n’est pas méchante, la réponse du candidat inspecteur est néanmoins révélatrice d’une situation: au sein de la police, comme dans beaucoup d’autres milieux professionnels, il n’est pas toujours évident de vivre sa différence au grand jour. En plus de dispenser des formations, c’est aussi – et surtout – pour cela que Rainbow Cops Belgium a vu le jour…

En plus d’être policier, Yannic est gay et membre de l’asbl «Rainbow Cops Belgium».

Faire preuve d’humour

C’est le 24 février 2012 exactement que Rainbow Cops Belgium a poussé ses premiers cris. Pour en arriver là, il aura fallu une combinaison de parcours personnels et une réflexion interne à la police, aussi.

Nous rencontrons Yannic Lecomte et Sébastien Rondia, deux des chevilles ouvrières de l’asbl, dans une brasserie située au sein de la gare des Guillemins, à Liège. Yannic travaille à la police des chemins de fer. Sébastien officie au sein de la zone de police de Bruxelles-Ouest. Les deux hommes partagent visiblement une belle complicité et un sacré sens de l’humour. Il faut dire qu’être bénévole à Rainbow Cops Belgium, cela forge des liens. Il y a la taille de la structure, tout d’abord, petite, avec ses six bénévoles, qui invite à se serrer les coudes. Et une réalité de terrain, ensuite, qui a amené ces hommes à s’engager, «non pas par plaisir, parce que cela prend du temps, mais parce que nous devions le faire», explique Yannic. Pour comprendre cette réalité de terrain, il faut écouter le témoignage de ces deux hommes, «flics avant tout», mais qui se sont aussi trouvés être gays «dans un milieu très machiste», d’après Sébastien.

Entré à l’école de police en 1986 en tant «qu’hétéro presque marié», Yannic a pourtant toujours su qu’il était homo. Une situation familiale peu favorable lui fait cependant penser à l’époque qu’il vaut mieux s’accommoder «d’une double vie, même si elle était contrainte et génératrice de souffrance». Pourtant, malgré la discrétion de Yannic, certains collègues de l’époque testent déjà ses limites. Un jour, il retrouve des magazines gays déposés discrètement dans son casier… Avec le temps, la situation personnelle de Yannic évolue peu à peu et, en 1991, lorsqu’il est muté de Bruxelles à Liège, Yannic est déjà en couple avec son compagnon. Pourtant, notre homme continue de «jouer à l’hétéro». Pas assez bien visiblement puisque l’un de ses nouveaux collègues décide de «vérifier dans le Registre national pour voir avec qui je vivais». «Assez violente», cette situation le pousse à un coming-out contraint et forcé…

Il faut écouter le témoignage de ces deux hommes, «flics avant tout», mais qui se sont aussi trouvés être gays «dans un milieu très machiste».

Du côté de Sébastien, pas d’expérience aussi dure. Issu d’une famille soutenante, il entre à l’école de police en 2008. S’il ne fait pas «étalage» de son homosexualité, il décide très vite d’en faire quelque chose de «banal». «Quand un de mes collègues regardait les filles, je lui faisais comprendre gentiment que je préférais les garçons», note Sébastien. Si les choses se passent globalement bien, Sébastien note «qu’en tant que gay, ce qui est bizarre, c’est qu’on doit faire preuve d’humour si on veut que cela se passe bien». Face aux petites remarques, aux blagues, Sébastien a ainsi décidé d’opter pour l’autodérision, et d’en faire «son mantra». Ce qui, à écouter les témoignages de collègues que lui et Yannic rapportent, n’est pas de trop. «L’un d’eux a fait son coming-out après des années de service. Suite à cela, un de ses camarades, qui travaillait pourtant avec lui depuis longtemps, a refusé de patrouiller avec lui, de peur de se retrouver seul en sa compagnie dans le même véhicule», rapporte Yannic. Ce genre de situation a des conséquences: beaucoup de policiers renonceraient à faire leur coming-out, quitte à «s’inventer une vie d’hétéro» et à passer, souvent, pour des personnes distantes. «J’ai connu un type qui, de peur de se dévoiler, n’osait pas parler, ne posait jamais de questions sur la vie privée de ses collègues. Du coup, tout le monde le prenait pour quelqu’un de froid», continue Yannic.

Pour autant, à partir du moment ou un policier ou une policière LGBTQI+ décide de parler plus ouvertement de sa vie, les problèmes peuvent aussi survenir. «Il y a cette tendance qui revient à dire que cela fait partie de la vie privée, explique Sébastien. On veut bien nous accepter si on reste discret ou si on reste ‘masculin’, dans les clichés hommes/femmes. Je ne suis pas d’accord. L’homo, par exemple, n’a pas à garder le silence là-dessus, cela fait partie de sa vie. L’hétéro n’est pas discret non plus…» À quoi cette injonction à la discrétion peut-elle bien correspondre? Yannic donne peut-être un début de réponse. «Un de mes collègues m’a reproché de porter le logo de la police des chemins de fer lorsque je faisais des interviews pour Rainbow Cops. Comme s’il avait peur d’être associé aux gays et que l’on pense que lui aussi puisse l’être…»

Sébastien Rondia, l’une des deux des chevilles ouvrières de l’asbl, officie au sein de la zone de police de Bruxelles-Ouest.

Où sont les femmes?

Ces énergies personnelles n’auraient cependant peut-être pas suffi s’il n’y avait pas eu, aussi, un petit coup de pouce de l’institution policière. En 2010, le service diversité de la police fédérale décide de mener une enquête sur la question LGBTQI+ au sein des corps de police locale et fédérale. L’objectif est double: voir comment les policiers LGBTQI+ se sentent au sein de la police. Et tâter le terrain du côté de leurs collègues non LGBTQI+. «Nous n’avons jamais eu les résultats de l’enquête, déplore Yannic. Mais c’est sur la base de cette dynamique que nous avons décidé de créer Rainbow Cops.»

L’idée ne vient pas de nulle part: en Europe, il existe actuellement 15 associations de policiers LGBTQI+, réunies au sein de la «European LGBT Police Association». «Quand on a commencé, il y en avait une douzaine. On s’en est inspiré, on n’a pas inventé l’eau chaude», constate Yannic.

Si l’asbl est lancée en grande pompe dans les locaux de la police fédérale, en présence de gros pontes, elle décide néanmoins de rester totalement indépendante. Hébergée au sein de la Rainbow House à Bruxelles, elle n’est pas reprise dans l’organigramme de la police. Il faut dire que les relations entre la communauté LGBTQI+ et les forces de l’ordre n’ont pas toujours été au beau fixe. Dans le milieu LGBTQI+, on se souvient toujours, malgré les années, des émeutes de Stonewall. Elles débutèrent le 28 juin 1969 à New York après une descente de police dans un bar LGBT – le «Stonewall Inn», fréquenté notamment par un public transgenre – qui avait dégénéré. Avant de durer plusieurs jours. Et de donner naissance aux premières gay prides à Los Angeles et New York en 1970. Aujourd’hui, la situation dans certains pays d’Europe – notamment en Europe centrale ou de l’Est – n’est guère plus réjouissante. «Il n’y a pas toujours de cadre légal de protection des minorités, notamment sexuelles. Certains policiers y sont parfois encouragés à commettre certains actes vis-à-vis de la communauté LGBT», se désole Sébastien.

Ce type d’événements semble avoir laissé des traces. «Certains activistes transgenres sont très négatifs par rapport à la présence de la police dans les milieux LGBT. Ils nous disent que nous sommes des oppresseurs, pas des alliés. Ils attendent aussi que nous dénoncions certaines violences policières présumées et que nous nous mettions ainsi en porte-à-faux avec la hiérarchie. C’est très inconfortable. Leur slogan, c’est ‘Police, hors de nos luttes’. Il y a une part d’histoire, mais aussi un sentiment anti-police primaire», se désole Yannic. Ainsi, à la gay pride de Toronto, les policiers LGBTQI+ ne sont pas admis dans le défilé. Au contraire de ce qui se passe en Belgique.

Malgré ces problèmes, Yannic et Sébastien notent que les Rainbow Cops Belgium sont plutôt bien acceptés dans le milieu. Un milieu qu’il a d’abord fallu démarcher mais qui, d’après eux, «a réagi avec une surprise bienveillante». «Ils ont eu l’air de se dire: ‘ils ont osé le faire’», note Sébastien. Aujourd’hui, en plus des formations, Rainbow Cops est présent sur nombre d’événements comme la fête nationale – via le village policier, où il a son propre stand –, la fête de l’amour à Charleroi. Elle organise aussi des animations au sein de la communauté LGBTQI+. «Il s’agit notamment de les informer sur leurs droits en tant que victimes, de leur donner les contacts de personnes de référence pour porter plainte. Mais aussi de leur dire que la police n’est pas compétente pour tout», explique Sébastien.

«En tant que gay, ce qui est bizarre, c’est qu’on doit faire preuve d’humour si on veut que cela se passe bien» Sébastien.

Reste une question: où sont les femmes? Car à bien y regarder, la centaine d’adhérents de Rainbow Cops Belgium semblent en majorité masculins. Plusieurs femmes auraient déjà intégré les rangs de l’asbl, mais «ça n’a jamais vraiment duré longtemps», constate Yannic. Pourquoi? Sébastien avance tout d’abord une explication d’ordre général: «Les femmes sont déjà discriminées parce qu’elles sont des femmes. Le fait d’être lesbiennes par exemple ne vient qu’en deuxième position dans la liste de leurs ‘problèmes’, pas besoin d’en remettre une couche.» Autre possibilité, également avancée par Sébastien: le fait d’être lesbienne serait mieux accepté par les policiers hétérosexuels que le fait d’être gay. «Ils et elles ont un point commun: leur intérêt pour les femmes. Ça rapproche», rigole Sébastien.

Conséquence: les femmes ressentiraient moins le besoin de s’engager. «Beaucoup nous disent qu’elles nous soutiennent, mais qu’elles ne souhaitent pas s’impliquer», constate Yannic. Cela dit, du côté des hommes, ce n’est pas toujours mieux. Yannic et Sébastien évoquent les cas de collègues, gays, parfois perplexes vis-à-vis de la démarche des Rainbow Cops Belgium. Peur de faire «pire que bien», de se dévoiler, ou… homophobie seraient selon eux à la base de cette défiance. «Il ne faut pas croire… mais il existe des homos homophobes, explique Sébastien. Quand on leur parle de discrimination à l’égard des homosexuels ou des lesbiennes, ils nous disent que tout le monde est discriminé. Le jour où un hétéro sera discriminé sur la base de sa sexualité, ils peuvent m’appeler…»

Luc est l’une des six personnes qui œuvrent au quotidien pour permettre à l’asbl de fonctionner.

Une histoire bien belge

Malgré sa centaine d’adhérents, le modèle de Rainbow Cops Belgium reste fragile. En plus de Sébastien, Yannic et Luc, trois autres personnes œuvrent au quotidien pour permettre à l’asbl de fonctionner. Ce qui fait peu… Aujourd’hui, certains des «historiques» comme Yannic et Sébastien commencent d’ailleurs à tirer la langue, quand ce ne sont pas leurs supérieurs. «J’ai pris l’habitude de faire de grosses journées de treize ou quatorze heures, histoire d’avoir des heures de récupération à consacrer à Rainbow Cops, explique Sébastien. Le problème, c’est qu’avec ce système je suis très présent certains jours et beaucoup moins d’autres. Ce qui crée une distorsion avec les horaires de certains de mes collègues, présents huit heures par jour mais tous les jours. Ma supérieure m’a gentiment fait comprendre que cela devenait compliqué…»

Face à cette situation, c’est donc la question de la relève qui se pose. Une relève pas si évidente à trouver quand on voit la charge de travail à enquiller pour faire fonctionner l’asbl, en plus des 38 heures de boulot: formations, animations, conseils d’administration, réunions de la «European LGBT Police Association»… «Il faut vraiment être motivé», admet Sébastien. Tout cela alors que les heures prestées sont rarement défrayées, que les voyages à l’étranger se font sur fonds propres, etc. «Ce qu’il nous faudrait, c’est une sorte de statut de syndicaliste, qui nous permettrait par exemple de prester un certain nombre d’heures pour l’asbl, en étant payés, et qui compteraient dans nos heures de travail», se met à rêver Yannic. Aujourd’hui, on en est loin. Comme d’habitude en Belgique, à la police, tout est découpé, segmenté. Police fédérale, locale, francophones, Flamands, écoles de police dépendant des Provinces: l’absence d’unité rend difficile la mise sur pied d’une solution intégrée et vraiment pérenne pour des initiatives comme Rainbow Cops Belgium. «Cela reste précaire, analyse Yannic. Il n’y a pas un grand chef de la police qui dit: cela va être comme ça ou comme ça partout.» Illustration de cette situation bien belge: certains policiers sont aujourd’hui autorisés à défiler en uniforme lors de la Belgian Pride. D’autres non. Tout dépend de leur hiérarchie, il n’existe pas de solution «structurelle».

«Certains activistes transgenres sont très négatifs par rapport à la présence de la police dans les milieux LGBT. Ils nous disent que nous sommes des oppresseurs, pas des alliés.» Yannic

Il reste donc du boulot. Si les deux policiers affirment avoir rencontré beaucoup de bienveillance tout au long de leur parcours professionnel, si Yannic souligne «que la situation change d’un service à un autre, d’une unité à une autre», Sébastien note toutefois qu’il «existe encore un manque d’ouverture de certains au sein de la hiérarchie, sinon Rainbow Cops ne serait pas là». Du côté des collègues, lors des formations ou au commissariat, «on entend aussi parfois des choses très dures, qui nous ramènent à des expériences personnelles, comme certains qui affirment que les parents ont le droit de mettre leur enfant dehors de chez eux s’il est homo», continue Yannic.

Une situation qui rend l’action de Rainbow Cops Belgium et la question de sa pérennité d’autant plus importantes. «Il faut que cela continue. La police est censée défendre les droits fondamentaux, les personnes les plus faibles. Alors, commençons par chez nous, balayons devant notre porte», analyse Sébastien. Quant à Yannic, il se fait presque prophétique, en finissant son petit café: «Je parie sur les nouveaux, les jeunes, qui entrent aujourd’hui. La police de demain, c’est eux. Et on peut induire quelque chose chez eux, faire changer les comportements, leur dire ‘Tu n’as peut-être pas encore beaucoup de connaissances, mais tu es porteur de valeurs…’»

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)