Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Migrations

Flexibilité et rentabilité : l’asile se privatise

Dans le quartier Sainte-Marguerite à Liège, 500 demandeurs d’asile vont être accueillis sur l’ancien site de la clinique Saint-Joseph. À l’est de la province, sur les hauteurs de Spa, ce sont 550 autres places qui devraient être ouvertes dans un ancien complexe hôtelier. Aux manettes de ces deux centres, des boîtes privées, respectivement actives dans le secteur du gardiennage et du tourisme. Si le symbole pose question, Fedasil justifie ces partenariats par un besoin temporaire de flexibilité et dément toute pérennisation de la formule.

Dans le quartier Sainte-Marguerite à Liège, des demandeurs d’asile sont accueillis sur l’ancien site de la clinique Saint-Joseph. © Sabine Masciarelli — Archives du Groupe santé CHC

Surplombant le casino et la Grand-Place, à 200 mètres de l’entrée des thermes qui ont fait la renommée de la ville d’eaux, le parking Sol Cress est connu des promeneurs comme le point de départ des balises rouges et vertes qui s’enfoncent dans les forêts spadoises, vers le circuit de Francorchamps, l’aérodrome ou le très chic Royal Golf Club des Fagnes. Face au bitume, la poignée de parallélépipèdes blancs promet une autre ambiance. Ancien «village de vacances» un temps aux mains du Mouvement ouvrier chrétien, Sol Cress a hébergé les belles heures du tourisme social. C’était avant les vols low cost et les all inclusives à Djerba, avant que les familles nombreuses se décomposent, avant que le groupe hôtelier Corsendonk ne rachète le bâtiment (tout en bénéficiant de copieux subsides liés au tourisme social, au grand scandale de la concurrence), avant que ce même groupe ne licencie une partie de son personnel en 2014 et 2016, avant que des touristes leurrés par le site Internet ne laissent d’ultimes avis dépités sur Tripadvisor («miteux, bruyant, sale»), avant que Corsendonk ne s’engouffre au final dans un nouveau marché, celui de l’asile, sous le nom de Svasta, une coopérative à finalité sociale – occasion peut-être unique de se refaire une santé.

À l’entrée, un panneau peu informatif annonce un «centre d’accueil», mais point d’accueilli dans les parages. Depuis l’été dernier, la Ville de Spa freine des quatre fers. Déplorant la décision «unilatérale et sans aucune concertation» (L’Avenir Verviers, 3 décembre 2020) de Fedasil (Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile) d’ouvrir 550 places d’accueil dans un bâtiment dont la capacité hôtelière était fixée à 380, la bourgmestre Sophie Delettre (MR) et son collège communal ont avancé de multiples arguments pour contester cette ouverture: crise sanitaire en cours, bâtiments non conformes au niveau de la prévention incendie, conditions d’hébergement ne pouvant assurer le respect de la dignité humaine, présence de demandeurs d’asile dans les deux autres communes de la zone de police, impossibilité pour les écoles, médecins et plateformes citoyennes d’accompagner un tel nombre de personnes correctement, etc. Mais voilà, en la matière, c’est bien l’État fédéral, via Fedasil, qui décide, pas les communes. «Notre objectif, c’est évidemment de garder de bonnes relations avec les autorités communales», se hâte de préciser Benoît Mansy, porte-parole de Fedasil, interrogé sur le conflit toujours en cours – mais en voie d’apaisement, nous laisse-t-on entendre – de l’Agence avec les autorités spadoises.

Comme pour le centre de Spa, Fedasil a fait appel à un prestataire privé, G4S, pour assurer non seulement la gestion du bâtiment liégeois mais aussi le recrutement et l’encadrement du personnel.

«Aucun préjugé sur le privé»

En octobre dernier, Svasta s’était déjà vu confier par Fedasil la gestion du centre d’accueil installé sur le site du camping Spa d’Or à Jalhay, propriété de Corsendonk, mais jusqu’alors aux mains de la Croix-Rouge. Le directeur du futur centre Sol Cress, Philippe Lafontaine, a lui-même travaillé pour Corsendonk au titre de «consultant-intervenant indépendant». Pour lui, les réticences de la Ville de Spa seraient surtout à mettre sur le compte du Covid. «Il y a une peur que les services médicaux et hospitaliers soient débordés en cas de cluster, mais nous avons beaucoup investi en termes de masques, de gel hydroalcoolique, de rappel des différentes consignes, de zones de quarantaine», énumère-t-il sans omettre une seule mesure sanitaire. À Liège, où un nouveau centre d’accueil vient d’ouvrir dans le quartier cabossé de Sainte-Marguerite, le bourgmestre Willy Demeyer reconnaît des réticences moins circonstanciées. «J’ai découvert un beau matin qu’on travaillait sur le site de l’ancienne clinique Saint-Joseph, sans que j’aie été averti de rien. Les gens du quartier m’ont interpellé, en me disant que cela allait les stigmatiser encore plus. Ils ne sont pas racistes, ce n’est pas la question. La ville de Liège est connue pour son hospitalité, mais c’est un quartier déjà en difficulté.» La clinique Saint-Joseph, autrefois propriété du groupe hospitalier CHC qui a récemment regroupé ses infrastructures sur le site du MontLégia, est aujourd’hui aux mains de la société Matexi, qui doit entamer un travail de rénovation urbaine dans cette partie de la ville. Matexi a donc loué le bâtiment, de toute manière voué à la démolition, à Fedasil pour une durée de 18 mois au maximum. Le temps pour elle d’obtenir les permis nécessaires pour ses nouvelles constructions. «Au moins le bâtiment n’est pas squatté», constate Willy Demeyer, qui avait envisagé d’y ouvrir une unité Covid avant d’être pris de court. Pour le bourgmestre socialiste, ne pas faire contre mauvaise fortune bon cœur serait une erreur. «On ne peut pas être une majorité socialiste et refuser des solutions. Avant, ça ne se faisait tout simplement pas. Il faut se réjouir de la mise en place d’une politique d’accueil mais il faut que ce soit bien fait. Je n’ai pas assumé le choix de ce centre puisque je n’ai pas été consulté. Mais aujourd’hui, je me suis expliqué et je collabore loyalement.» Le 17 février, 12 premiers demandeurs d’asile étaient accueillis sur le site d’une capacité de 500 places, pour quelque 40 collaborateurs.

«La société remet une offre de prix et ce prix entre en ligne de compte. Bien sûr qu’ils sont dans une logique financière mais le cahier des charges et les contrôles sont là pour garantir que tout se passe bien.» Benoît Mansy (Fedasil)

Comme pour le centre de Spa, Fedasil a fait appel à un prestataire privé, G4S, pour assurer non seulement la gestion du bâtiment liégeois mais aussi le recrutement et l’encadrement du personnel. Multinationale active dans le gardiennage et la sécurité, G4S fait partie des partenaires déjà sollicités en 2015-2016, au moment où le gouvernement s’était retrouvé dépassé par l’afflux des demandes d’asile. 18.500 nouvelles places avaient alors été créées, dont 2.200 gérées par des sociétés privées (lire «Marchandisation de l’accueil des demandeurs d’asile: stop ou encore?», Alter Échos n°427). Parmi elles, un consortium Corsendonk-G4S, alors à la tête du centre de Turnhout (Anvers). Rappelons qu’aujourd’hui, sur les 80 centres d’accueil que compte le territoire national, 28 sont gérés directement par Fedasil tandis qu’une majorité est confiée à des partenaires ONG, tels que la Croix-Rouge, Caritas ou le Ciré. Les opérateurs privés, eux, n’ont pas disparu entre Svasta (Jalhay et Spa), Umami (Hasselt), My Assist (Marcinelle) et G4S (Etterbeek, Kalmthout et Liège). «En 2015-2016, l’argument de Fedasil était de dire qu’on était dans une situation exceptionnelle et que la collaboration avec des opérateurs privés se justifiait par l’urgence, commente Jessica Blommaert, juriste responsable des questions d’asile au Ciré. Mais les chiffres des arrivées de 2019 et 2020 ne permettent plus cette justification.»

G4S: multinationale de la migration

L’exceptionnel aurait-il imperceptiblement glissé du côté de l’habitude? «Il n’y a pas de pérennisation des partenariats privés, assure Benoît Mansy. Il s’agit toujours de répondre à une situation temporaire. Ces contrats sont conclus pour une durée maximale de 18 mois. L’idée, c’est la flexibilité, mais nous ne sommes pas intéressés par la formule qui consiste à ouvrir et fermer en permanence. L’idée, ce serait d’avoir des places de réserve qui pourraient être activées si nécessaire.» Cette notion de «places tampons» a d’ailleurs été intégrée à la note de politique générale du nouveau secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Sammy Mahdi (CD&V). Reste à savoir si cette flexibilité peut ou doit être assurée par des partenaires privés engagés dans une logique de rentabilité. «Le partenariat avec G4S a été décidé entre les deux gouvernements, fait remarquer Willy Demeyer. Le nouveau secrétaire d’État, lui-même issu de l’immigration, a une autre sensibilité. Il n’aurait peut-être pas fait les choses comme ça.» Le bourgmestre de Liège souligne du reste n’avoir «aucun préjugé» au sujet des partenariats de Fedasil avec des acteurs privés, pas plus que vis-à-vis de G4S. «Je les ai vus faire l’instruction des personnes qu’ils ont recrutées et qui habitent toutes dans le quartier. Ça fait de l’emploi. Nous verrons bien.»

«Les gouvernements tentent de réaliser des économies budgétaires en sous-traitant ce type de missions. Les confier à des entreprises privées pose des questions de principe mais aussi en termes de contrôle du respect des droits des personnes.» Pierre-Arnaud Perrouty (Ligue des Droits humains)»

Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains, se montre autrement plus inquiet. «Les gouvernements tentent de réaliser des économies budgétaires en sous-traitant ce type de missions. Les confier à des entreprises privées pose des questions de principe mais aussi en termes de contrôle du respect des droits des personnes. G4S est une société de sécurité bien connue, ce qui me semble assez révélateur de l’idée que les pouvoirs publics se font de centres dits ‘ouverts’», commente-t-il. La juriste française Claire Rodier, directrice du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) et auteure d’un livre sur le rôle joué par les entreprises privées dans la question migratoire (Xénophobie business, éditions La Découverte, 2012) connaît bien la multinationale. «Depuis le début des années 2000, G4S a pris beaucoup d’importance sur le marché de la détention mais aussi de l’escorte et du convoi des migrants, aussi bien en Europe que dans le reste du monde, explique-t-elle. Ils ont eu des problèmes judiciaires pour des faits de maltraitance et de violence, mais, pour eux, ce ne sont jamais que des épiphénomènes. Lorsque ça se produit, les États cessent de travailler avec eux et ils vont travailler ailleurs jusqu’à la fois suivante.» Fedasil confirme ne pas détailler le CV de ses partenaires et ne pas avoir eu vent des manquements de G4S. «En revanche, on a déjà travaillé avec eux en 2015-2016, on les connaît», justifie Benoît Mansy.

Protection ou gardiennage

Pourquoi G4S ou Svasta plutôt que d’autres? Probablement parce qu’ils se montrent concurrentiels, probablement parce que la concurrence est maigre (Fedasil ne souhaite pas révéler le nombre de répondants à ses appels d’offres, mais «il n’y en a pas mille»), probablement parce que quand on est présent sur ce marché au niveau mondial ou que l’on est aussi propriétaire du bâtiment, cela coule de source. «La société remet une offre de prix et ce prix entre en ligne de compte, poursuit le porte-parole de Fedasil. Bien sûr qu’ils sont dans une logique financière mais le cahier des charges et les contrôles sont là pour garantir que tout se passe bien.» Rentable pour Fedasil autant que pour ses partenaires, ce win-win ne cache-t-il vraiment aucun perdant? «C’est sûr qu’on coûte moins cher à Fedasil qu’un centre Croix-Rouge. Mais on a les mêmes exigences que les autres opérateurs, notamment vis-à-vis de nos assistants sociaux. La différence, c’est que, chez nous, on leur demande par exemple de faire des permanences en soirée», commente le directeur de Sol Cress, qui se félicite de ce fonctionnement. «Comme ça, ils peuvent rencontrer les gens par un autre biais que le seul dossier de procédure.» Une flexibilité que Philippe Lafontaine décline à d’autres sauces. «Dès qu’un centre Fedasil veut organiser quelque chose comme une activité avec les enfants par exemple, il doit faire un marché public. Nous, on a beaucoup moins d’obligations formelles. Nous ne sommes pas obligés de mettre les fournisseurs en concurrence même si, bien sûr, ce n’est pas dans notre intérêt de prendre le plus cher… Mais enfin, la comparaison peut se faire plus rapidement et grâce à des contacts plus personnels.»

«Si je suis contacté par une association de défense, un assistant social, si j’entends quelque chose, j’enverrai la police. Nous avons 1.000 policiers.» Willy Demeyer (bourgmestre de Liège, PS)

La crainte de certains observateurs est qu’un personnel flexible soit aussi un personnel peu spécialisé dans les questions d’asile, ou plus simplement débordé. «S’occuper de demandeurs de protection, ce n’est pas s’occuper de marchandises. Ce n’est pas du gardiennage. L’enjeu de l’accueil, c’est que les personnes qui doivent être protégées obtiennent la protection», rappelle Jessica Blommaert. Le vivre et le couvert, c’est bien, mais les demandeurs d’asile ne demandent pas la charité: ils demandent à faire valoir leurs droits, ce que leur assure la loi Accueil du 12 janvier 2007, qui transpose en droit belge les directives de l’Union européenne. «L’État doit non seulement assurer l’aide matérielle des demandeurs de protection internationale mais aussi un accompagnement sociojuridique, insiste la juriste du Ciré. Or la procédure d’asile est hypercomplexe. Un assistant social qui louperait un papier, une date de convocation, cela peut avoir des conséquences dramatiques pour la personne.»

Willy Demeyer répète pour sa part qu’il sera vigilant s’il lui revenait que les choses ne se passent pas dans les règles – et que ces choses, le cas échéant, lui reviendront par voie naturelle. «Tout arrive toujours à mes oreilles, Madame. Si je suis contacté par une association de défense, un assistant social, si j’entends quelque chose, j’enverrai la police. Nous avons 1.000 policiers.» La police surveillant une société de gardiennage, dans une logique de sécurité au carré? On y perdrait son uniforme. «Confier la gestion des centres d’accueil à des acteurs privés n’est pas seulement intéressant financièrement pour les États. C’est aussi une manière de prendre de la distance, commente Claire Rodier. S’il y a une pénurie de main-d’œuvre, que des bavures naissent de cette pénurie, cela sera traité par l’État comme des bavures commises par des agents privés et non comme une responsabilité directe.» Un risque de délayage des droits et des devoirs, dont ne protégerait pas même la bonne intention de tous.

En savoir plus

«Le business des centres d’hébergement pour demandeurs d’asile», Alter Échos n° 458, janvier 2018, Jérémy Audouard.

«Marchandisation de l’accueil des demandeurs d’asile: stop ou encore?», Alter Échos n° 427, août 2016, Marinette Mormont.

«Pluie de plaintes sur Couvin», Alter Échos n° 427, août 2016, Marinette Mormont.

«Accueil: la privatisation, c’est maintenant!», Alter Échos n° 417, février 2016, Pierre Jassogne.

Julie Luong

Julie Luong

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)