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Regard critique · Justice sociale

Familles en séjour irrégulier : le casse-tête de l'accueil

Les familles en séjour irrégulier font-elles les frais de la saturation du réseau d’accueil ?

19-06-2010 Alter Échos n° 297

Les familles avec enfant qui n’ont pas le droit de séjourner en Belgique… ont un droit à être accueillies dans ce pays, en centre ouvert. Depuis que le réseaud’accueil des demandeurs d’asile est saturé, on s’active pour les faire sortir des centres. Mais de quelle manière ?

« Après tout ce temps en Belgique, rentrer au pays c’est impossible, mais rester dans ce centre, plusieurs années, dans l’incertitude, c’est impossible aussi. Du coup, vousêtes comme dans un trou. »

Ce sentiment de lassitude et d’absence d’espoir qu’exprime Mimy, une résidente congolaise du centre ouvert de la Croix-Rouge, Pierre bleue, à Yvoir1, résume bien lasituation ubuesque des familles avec enfants en situation irrégulière. Ces familles sont sans papiers, elles n’ont pas de droit au séjour en Belgique, en cas d’arrestation enrue, elles peuvent être expulsées.

Mais, depuis 2004, elles ont droit à être accueillies dans des centres ouverts de Fédasil (et depuis 2007, de la Croix-Rouge) et à recevoir une aide matérielle,contrairement aux autres sans-papiers.

Ce droit est né d’une décision de la cour constitutionnelle, de 2003, qui se basait sur l’intérêt de l’enfant. En offrant une aide matérielle à cesfamilles, on évite que le développement de l’enfant et sa santé ne soient trop atteints par une vie faite d’expédients, dans la clandestinité. Depuis, ce droit estinscrit dans plusieurs textes de loi.

Témoignages de mères de famille, accueillies au centre Pierre bleue d’Yvoir

Mimy : « Cela fait huit ans que je suis en Belgique et j’ai passé deux ans dans ce centre. La vie communautaire, c’est très difficile : les cultures et les mentalitéssont différentes. Le plus dur c’est l’éducation des enfants. Il y a des problèmes d’autorité, d’hygiène, de cohabitation. Rester ici longtemps, ça me met desacrés coups de déprime. Avant j’étais toute seule, je n’étais pas contrôlée, je pouvais partir aussi longtemps que je le voulais. »

Lily : « Ici, tous les jours on se réveille découragé, on ne dort pas bien, on ne fait que penser : « Il n’y a aucune solution. » Je suis dans ce centre depuis trois ans.Il faut manger avec tout le monde, faire la file à la cantine. Ici, vous vous retrouvez embrouillé. Maintenant j’ai des problèmes de nervosité, à cause d’une viecomme ça, on perd confiance, on ne fait que « cuisine-chambre-dormir », on devient fainéant. »

Traitement inhumain et dégradant

Il est vrai que l’enjeu est important : depuis plusieurs années, le conflit est sous-jacent entre le monde de l’accueil (Fédasil) et celui du contrôle de l’immigration (Officedes étrangers). Ces derniers réclament régulièrement qu’un protocole de collaboration avec Fédasil soit mis en place pour que des expulsions de ces familles aientbien lieu, et, pourquoi pas, à partir des centres ouverts.
Jusqu’à présent, les tentatives de s’accorder ont capoté. Mais la crise de l’accueil est passée par là et la donne a changé. Malgré les 3350 placesque Fédasil affirme avoir créées depuis 2009, le réseau d’accueil est toujours saturé. Dans ce contexte, les « familles illégales » sont devenuesun peu gênantes, à tel point que Fédasil ne les accueille plus depuis plus d’un an. Selon Mieke Candale, directrice de la communication de Fédasil2, «depuis octobre 2009, plus de 1000 personnes en famille n’ont pas pu avoir de place ». Les familles doivent donc vivre à la rue. Le motif avancé par l’agence fédéralepour justifier ces refus d’accueil est « la force majeure ».
Pour l’avocat Thomas Mitevoy, qui s’exprimait dans le cadre d’un colloque organisé par la plate-forme Mineurs en exil, « le seul moyen d’assurer l’effectivité du droit àl’accueil, c’est d’introduire des recours devant le tribunal du travail. Dans ce cadre, les astreintes que les tribunaux font payer à Fédasil sont un moyen de pression efficace pourl’obtention d’une place. Le tribunal du travail a considéré qu’obliger les gens à dormir à la rue constituait un traitement inhumain et dégradant. »

Remise en cause de l’accueil

Si des avocats se battent pour que le droit à l’accueil des familles en séjour irrégulier soit respecté, la plupart des acteurs remettent en cause cette façond’accueillir les familles. Un accueil illimité (la seule limite est la majorité du dernier enfant), dans des centres communautaires, sans projet et sans perspectives, est-il vraimentdigne ? Pour Isabelle Hodiamont, assistante sociale au centre Croix-Rouge d’Yvoir, « les dégâts de la vie communautaire sur la santé mentale de ces familles sontréels. L’incertitude face à l’avenir et la vie en communauté prennent le pas sur les responsabilités des parents. Il y a des situations de violence et de dépression». Selon Sylvie de Terschueren, responsable de la thématique « accueil » au Ciré (Coordination et initiatives pour réfugiés etétrangers)3, « l’accueil dans les centres communautaires est déstructurant. Nous ne sommes pas favorables à un accueil sans limite. Il est nécessaire detravailler autour du projet des familles, et de mieux les accompagner. Il ne faut pas laisser à ces familles, comme seule perspective, l’introduction de recours sans fin et l’accueiljusqu’à la majorité des enfants. » Remettre les familles en mouvement est certainement un objectif partagé par bien des acteurs. Mais en mouvement vers où ? Vers leretour volontaire ? Le retour forcé ? Vers une régularisation ?

Si le réseau est saturé, pourquoi y a-t-il des places libres ?

Au centre Pierre bleue d’Yvoir, consacré à l’accueil des familles en séjour irrégulier, il y a des places vides. Comment expliquer cette situation alors que tous lesindicateurs sont au rouge depuis deux ans ? Le réseau est saturé et les familles sont à la rue.

Pour expliquer cet étonnant paradoxe, deux versions s’affrontent. Selon Fédasil, « cette problématique est en cours de résolution, le 15 juin, seulement sixplaces d’accueil étaient libres au centre Pierre bleue qui seront, en fonction de l’adéquation avec la demande, offertes pour être occupées. Si des places selibèrent (…), l’objectif est de transférer ces familles hébergées dans d’autres structures pour les héberger dans ces structures de la Croix-Rouge ou de laRode-Kruis. Ce transfert peut prendre quelques semaines. »

Au centre Croix-Rouge d’Yvoir, on témoigne d’une tout autre réalité. Isabelle Hodiamont, assistante sociale affirme qu’il y a généralement une vingtaine deplaces libres. « Fédasil n’a vraisemblablement pas l’intention d’accueillir ces familles en séjour illégal. Ils préfèrent probablement les laisser à
larue et gardent des places en réserve au cas où certaines familles gagneraient leur recours devant le tribunal du travail. Dans ce cas, des places sont directement disponibles etFédasil n’aura pas à payer trop d’astreintes. »

Protocole de coopération en vue ?

On sait qu’à la faveur de la saturation du réseau d’accueil, l’idée d’un protocole de coopération entre l’Intégration sociale et le ministère del’Immigration (ainsi qu’entre leurs administrations respectives, Fédasil et l’Office des étrangers) a pu renaître de ses cendres. L’objectif de ce protocole, dont Alter a pu sefournir la copie d’une version intermédiaire, est bien de clarifier la situation de ces familles afin « d’aboutir soit à la fin du séjour irrégulier, soit àun retour volontaire ». En bref : il faut faire de la place dans les centres et trouver une solution pour ces familles, soit en Belgique avec des papiers, soit dans leur pays d’origine. Et sil’option du retour volontaire échoue… on parle de retour forcé. Les modalités concernant ce dernier point ont bloqué les discussions. Pour le cabinet de Philippe Courard(PS), ministre de l’Intégration sociale4, « le précédent gouvernement a souhaité qu’un protocole entre l’Office des étrangers etFédasil soit conclu dans les plus brefs délais. Lors des négociations au sujet du texte de compromis, un point continuait à faire dissension : certains partenaires dugouvernement exigeaient qu’en cas de non-respect du trajet proposé, les familles soient placées en centre fermé. Cette position était inacceptable. Ce dossiern’a pas pu être finalisé par un gouvernement en affaires courantes. Les discussions devraient reprendre dans le cadre du prochain gouvernement. Hormis le point concernantl’enfermement, nous avons essayé de faire le texte le plus balancé possible. » Crise politique oblige, les discussions concernant le protocole sont au point mort, mais lespremiers échanges ont semé la zizanie au sein du secteur associatif, notamment à propos du modèle d’accompagnement social qui était proposé dans ceprotocole.

Tu restes ou tu rentres ?

La nouvelle coqueluche de Fédasil, de plusieurs partis politiques et de certaines associations (dont le Ciré et son homologue flamand Vluchtelingenwerk Vlaanderen) est «l’accompagnement global en deux voies ». Les deux voies étant le séjour ou le retour. Pour le cabinet de l’Intégration sociale, « l’objectif de cet accompagnement estde toujours évoquer avec les familles les deux options, celle du séjour et celle du retour. Avant l’arrivée d’une famille dans un centre, elle doit recevoir une information surle « trajet » qu’on lui propose. La famille pourrait signer un document pour démontrer qu’elle adhère à ce trajet d’accompagnement, et qu’elle s’engage enconnaissance de cause, à suivre ce trajet. Dans ce modèle, qui fait consensus parmi les acteurs de l’accueil, on donnerait trois mois à la famille pour décider quelleoption elle choisit : s’investir dans une démarche de séjour ou dans un projet de retour volontaire. Si la famille a choisi des démarches pour l’obtention d’un titre deséjour, alors elle serait « protégée » contre l’expulsion, le temps d’attendre la décision de l’instance compétente. Si elle s’inscrit dans une démarche deretour volontaire, alors celui-ci doit intervenir dans les trois mois. » Mais quid des familles qui ne collaborent pas ? C’est là que le bât blesse et c’est la principale pierred’achoppement des négociations.

La Croix-Rouge met un terme à l’accompagnement des familles en séjour irrégulier

Depuis avril 2007, le centre Pierre bleue de la Croix-Rouge à Yvoir permet d’accueillir des familles en séjour irrégulier. En trois ans, ce sont 71 familles (263 personnes)qui ont été accueillies. Si l’on en croit Billy Jungling, le directeur du département « Accueil des demandeurs d’asile », ce projet est en passe des’arrêter.

L’accueil de ces familles à Pierre bleue était apprécié. Un chiffre étonnant : 27 familles sont sorties du centre avec une issue positive en terme deséjour (régularisation, statut de réfugié, etc.) contre trois qui ont opté pour un retour volontaire. On considère généralement ces famillescomme ayant usé des procédures jusqu’à la corde. Pour Isabelle Hodiamont, assistante sociale au centre : « Ici on instaure une relation de confiance qui permet d’aborderdes choses que les parents n’ont jamais abordées. »

Alors, pourquoi arrêter ? Billy Jungling sort de la neutralité habituelle des cadres de la Croix-Rouge : « C’est toujours pareil, on veut soit expulser à tout prix soitgarder à tout prix, il faut sortir de cette logique. Nous avons discuté sur ce protocole car c’est toujours moins pire que d’avoir la police qui vient dans les centres. On arrive aumois de juin, il n’y a aucune réaction, les discussions sont bloquées. Il n’y a pas d’accord sur le protocole, donc pas de balises. Si ces centres deviennent des zones d’expulsion, onne marchera pas là-dedans. Pour ces familles, il faut de l’accompagnement. Lorsqu’on a accepté d’accueillir ces familles, notre condition était d’avancer sur leur trajet.»

Le Ciré, qui a participé, à l’instar de tous les partenaires de l’accueil (Fédasil, Croix-Rouge, Caritas…), à un groupe de travail relatif à ceprotocole, estime que la question de la séparation des missions de Fédasil et de l’Office des étrangers est en jeu. Malou Gay, la directrice adjointe de l’association, nousdécrit les enjeux : « On nous prépare, à la demande des partis flamands, un grand ministère qui regrouperait l’accueil, le séjour, le retour. Il est importantde garantir dans un protocole que ces différentes missions ne fusionnent pas sur le terrain, sans rogner sur le droit à l’accueil. » Du côté de Fédasil, MiekeCandale rappelle qu’avec le travail sur le protocole, « une réflexion doit être menée sur l’autorité le plus à même de prendre en charge des familles.» Comprendre : Fédasil ne souhaite plus les accueillir. Mieke Candale étaye sa position : « Tant que cet accueil relèvera de la compétence de Fédasil,il faut accompagner ce groupe cible dans un trajet spécifique qui puisse être relativement court. »

« Ils sont peut-être vulnérables, mais ils ne sont pas idiots »

Des associations ne partagent pas cet engouement à l’égard de l’accompagnement en deux voies. C’est le cas de Bénédicte Voos, pour le Service droit des jeunes, deBruxelles5 : « Je ne veux pas me prononcer sur un protocole que je n’ai pas vu, mais la solution de l’accompagnement global en deux voies, pose certaines questions. Il y a toutd’abord l’idée de contractualisation du droit d’accueil qui pose problème, d’accord on t’accueille, mais tu dois collaborer. Le droit à l’accueil est un droit inconditionnel. Lefait de devoir discu
ter du retour et du séjour introduit une forme de pression qui va à l’encontre de la relation de confiance. Enfin que va-t-il se passer si ces personnes ne sont pasen mesure d’envisager une solution dans le temps impartie ? Va-t-on procéder à une expulsion, s’il y a lieu, en passant par une maison de retour, pour défaut de collaboration ?» Isabelle Hodiamont se fait plus offensive : « Ces idées de protocoles sont proposées par des gens qui ne connaissent pas le terrain. On veut nous mettre de la pressionavec ce délai de trois mois, comme si on pouvait imaginer un projet si peu de temps. Cela va encourager à l’introduction de demandes de régularisation à la pelle, pourgagner du temps. Et après trois mois, les gens vont partir, oui, mais dans la clandestinité, ces familles sont là depuis des années, elles se sont accrochées, ellesn’ont pas envie de rentrer. Ils sont peut-être vulnérables, mais ils ne sont pas idiots. »

Finalement, pas besoin de s’emballer, le protocole est gelé et d’ici là, Bart De Wever aura communautarisé l’accueil des demandeurs d’asile.

1. Centre d’accueil Pierre bleue :
– adresse : rue du Redeau, 64 à 5530 Yvoir
– tél. : 082 61 05 90
– courriel : centre.pierrebleue@redcross-fr.be
2. Fédasil :
– adresse : rue des Chartreux, 21 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 213 44 11
– site : www.fedasil.be
– courriel : info@fedasil.be
3. Coordination et initiatives pour les réfugiés et étrangers (CIRÉ) :
– adresse : rue du Vivier, 80-82 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 629 77 10
– site : www.cire.be
– courriel : cire@cire.irisnet.be
4. Cabinet de Philippe Courard, secrétaire d’État à l’Intégration sociale et à la Lutte contre la pauvreté :
– adresse : rue Ernest Blérot, 1 à 1070 Bruxelles
– tél. : 02 238 28 11
– courriel: courard@minsoc.fed.be
– site : www.courard.be
5. Service droit des jeunes :
– adresse : rue du marché aux poulets, 30, Bruxelles
– site : www.sdj.be

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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