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Regard critique · Justice sociale

COVID-19. Entretien

Épidémies et réformes sociales : ce que l’histoire nous raconte

Le Triomphe de la Mort, Pieter Brueghel l'Ancien, 1562. Musée du Prado, Madrid.

Les épisodes d’épidémies du passé offrent une grille de lecture historique sur la crise sanitaire actuelle. Isabelle Godin, professeure à l’École de santé publique de l’ULB, revient sur les mesures prises face aux maladies infectieuses d’antan et sur la manière dont elles ont contribué à façonner nos politiques de santé publique. Selon elle, le Covid-19 risque de modifier «notre confiance absolue dans des systèmes qui sont là pour nous protéger de tout» et «d’augmenter notre perception de la vulnérabilité».

Science multidisciplinaire, la santé publique tente de comprendre comment se distribuent la maladie et la santé au sein de la population, comment se font et se défont les maladies. Elle englobe toutes les actions visant à préserver et à protéger la santé des citoyens. Professeure à l’École de santé publique de l’Université libre de Bruxelles (ULB), Isabelle Godin travaille essentiellement sur les facteurs sociaux liés à la santé. Titulaire d’un cours d’histoire de la médecine et de la santé publique, elle pose un regard à la fois sociologique et historique sur les épidémies. Pour nous aider à mieux comprendre ce qui se vit pour l’instant et ce qui nous attend dans l’avenir.

Alter Échos: Aujourd’hui, le monde entier est secoué par l’épidémie du Covid-19. De tels bouleversements, il y en a eu bien d’autres au vu des épisodes épidémiques qui ont jalonné l’histoire?

Isabelle Godin: De tout temps, les épidémies ont énormément bouleversé et réorganisé les relations sociales. Imaginez, dans certaines contrées, la peste a décimé jusqu’à un tiers de la population… Ces épidémies ont créé un désordre social, un délitement des liens sociaux. Les lois qui assuraient la cohésion de groupe n’étaient plus respectées. Les rites funéraires, par exemple, n’étaient plus assurés. Il fallait trouver une cause à la maladie. Bien souvent on allait chercher une origine divine, on avait offensé les dieux. Il fallait trouver des coupables. Les Juifs et les gueux, par exemple, ont été stigmatisés, jugés, mis à l’écart. Il y avait beaucoup d’invocations inefficaces, de processions de flagellants… Les conséquences sociales, politiques et économiques étaient tout à fait délétères.

Fin du XVe siècle, apparaissent, par exemple, les premiers passeports sanitaires. Ces bulletins de santé individuels, stipulant votre bon état de santé, étaient nécessaires pour se déplacer d’une ville à l’autre.

AÉ: Dans quelle mesure les luttes contre les épidémies d’antan ont progressivement participé à l’avènement des politiques de santé publique que nous connaissons aujourd’hui?

IG: Au fil des siècles, les gouvernements ont mis en place toute une série de mesures pour protéger les populations. Ces mesures furent plus ou moins pérennes dans le temps. Leur but était très louable mais elles ont aussi amené un plus grand contrôle des populations. Fin du XVe siècle, apparaissent, par exemple, les premiers passeports sanitaires. Ces bulletins de santé individuels, stipulant votre bon état de santé, étaient nécessaires pour se déplacer d’une ville à l’autre. À cette époque, les malades commencent également à être placés en quarantaine. Avec les épidémies de lèpre sont créés les lazarets. Les lépreux et les personnes atteintes de la peste y étaient détenus pour freiner les contagions. À l’époque, déjà, les sociétés organisaient donc des espaces de contrôle des corps. À partir du XVIIe siècle, des décisions sont prises pour améliorer la propreté urbaine: accès à l’eau courante, contrôle des denrées alimentaires… Jusqu’à fin du XVIIIe siècle, les malades étaient soignés dans des établissements religieux. Mais avec la Révolution française, l’État se trouve investi d’une nouvelle fonction de soin et de prévention de la maladie de la population. Le XIXe siècle est le siècle de l’hygiène et de l’hygiénisme. En 1854, en pleine épidémie de choléra, l’épidémiologiste John Snow découvre qu’une pompe à eau publique à Londres est à l’origine de la propagation de la maladie. Depuis lors, la qualité de l’eau est contrôlée pour donner aux populations un accès à une eau potable. Petit à petit, les pouvoirs publics développent des actions pour favoriser ce mouvement de prise en charge de la protection de la santé des populations. À partir de 1902, par exemple, en France toutes les communes de plus de 20.000 habitants doivent avoir un bureau d’hygiène. On commence à gérer, à contrôler, à réglementer non seulement les espaces privés mais aussi les espaces publics. Dans un contexte où les guerres étaient plus courantes qu’aujourd’hui, il fallait une population jeune et en bonne santé pour pouvoir opposer une résistance vis-à-vis d’un envahisseur.

Côté pile, on assure la santé. Côté face, on contrôle et continue à produire, parce que sans ouvriers, pas de richesses.

AÉ: Et protéger la main-d’œuvre des risques de maladies infectieuses, qui pourraient mettre à mal la productivité?

IG: En effet. Avec l’industrialisation massive à partir du XIXe siècle, la concentration de travailleurs s’est petit à petit faite menace sanitaire. L’État doit s’instituer en État hygiéniste afin de garantir cette main-d’œuvre en bon état de marche pour que la production puisse suivre. Le milieu du XIXe siècle marque aussi les balbutiements de l’actuelle Organisation mondiale de la santé (OMS). Plusieurs conférences internationales ont lieu pour harmoniser les réglementations, notamment de mise en quarantaine, entre différents pays en proie aux deux grandes épidémies du moment, la peste et le choléra. C’est aussi à cette époque qu’une mesure impose aux chefs d’entreprises de veiller à la sécurité, à la moralité et au bien-être de leurs travailleurs. De plus en plus de réglementations visent à assurer la santé des travailleurs. Tout dépend de quel côté de la pièce vous regardez ce genre de décisions. Côté pile, on assure la santé. Côté face, on contrôle et continue à produire, parce que sans ouvriers, pas de richesses.

AÉ: Préserver l’ordre moral faisait aussi partie des préoccupations des pouvoirs publics face à la gestion des maladies infectieuses?

IG: L’ordre moral était très présent et tout le monde n’était pas logé à la même enseigne. Fin XIXe et début XXe siècle, par exemple, il y a eu une énorme épidémie de syphilis, considérée à l’époque comme une maladie honteuse. Dans les villes, quasi un homme sur deux en était atteint. Les dirigeants avaient très peur qu’elle gangrène les jeunes hommes, d’autant qu’à cette époque-là, on entendait déjà les bruits de bottes. Il fallait donc essayer de limiter autant que possible la syphilis. Ça s’est traduit par un contrôle des maisons closes et des travailleuses du sexe qui devaient être «encartées», c’est-à-dire enregistrées, recensées par la police. Tous ces messieurs qui fréquentaient les lieux étaient par contre très peu inquiétés. Vu que la maladie a continué à se propager, on a par la suite développé la conscience morale des hommes en prônant la chasteté.

AÉ: Puis vient le XXe siècle, celui des grandes réformes sociales actuelles, avec notamment l’avènement de la sécurité sociale.

IG: Ces réformes sociales majeures ont entre autres eu comme bénéfice de porter un autre regard sur la maladie. Depuis des millénaires, la maladie était considérée comme une fatalité ou une punition, une faute commise. Puis, les progrès scientifiques ont pu aider à faire comprendre quels sont les agents pathogènes et leurs vecteurs. À partir du XXe siècle, on commence à reconnaître que le malade a des droits. Il a le droit d’être malade, d’avoir un revenu de remplacement… Avec l’instauration de la sécurité sociale (1944), on a essayé aussi de protéger le malade contre l’endettement et la pauvreté. Une autre très grande réforme au niveau collectif, ce sont les politiques de vaccination, accompagnées des débats autour de l’obligation ou non de vacciner, de l’acte à la fois individuel et collectif de la vaccination.

Depuis des millénaires, la maladie était considérée comme une fatalité ou une punition, une faute commise. À partir du XXe siècle, on commence à reconnaître que le malade a des droits.

AÉ: Peut-on dire que le Covid-19 fait tomber l’utopie d’un monde sans maladies infectieuses? Que la crise sanitaire actuelle fait remonter à la surface l’idée enfouie d’un être humain biologiquement fragile?

IG: Aujourd’hui, on a une foi aveugle en tous les progrès monumentaux qui ont été réalisés entre autres dans le domaine médical et pharmaceutique au cours des dernières décennies. Mais il ne faut pas sous-estimer notre fragilité, ce que le Covid-19 met en pleine lumière. Dans nos sociétés, le XXe siècle a été le siècle de la «transition épidémiologique». Grâce aux mesures d’hygiène, à l’assainissement de l’eau potable et aux découvertes médicales comme la vaccination et les antibiotiques, on a pu faire reculer les maladies infectieuses. Aujourd’hui, on meurt plus souvent de maladies dites «de civilisation», de maladies chroniques, qui sont pour la majeure partie des maladies cardiovasculaires, le cancer, le diabète. En un siècle, les causes de mortalité ont donc complètement changé. Avec les maladies chroniques, le rôle de l’hygiène a semblé moins crucial. Il y a eu un relâchement concernant le lavage des mains, par exemple. Probablement qu’avec la crise actuelle, notre perception de vulnérabilité va augmenter. Probablement aussi qu’il faudra assimiler une partie des comportements de précaution que nous devons adopter pour l’instant et les conserver à l’avenir.

Avec les maladies chroniques, le rôle de l’hygiène a semblé moins crucial. Il y a eu un relâchement concernant le lavage des mains, par exemple. Probablement qu’avec la crise actuelle, notre perception de vulnérabilité va augmenter.

AÉ: Le Covid-19 vient aussi mettre en question notre rapport contemporain à la mort…

IG: Depuis plusieurs décennies déjà notre regard sur la mort est très différent d’avant. On ne meurt plus des mêmes causes, dans les mêmes circonstances, dans les mêmes lieux. Auparavant, on mourait à la maison, de maladies infectieuses ou en couches. La mort était beaucoup plus présente dans la vie de tous les jours, elle était proche. On n’avait pas les médias, donc on ne voyait pas ce qui se passait ailleurs. Aujourd’hui, on voit la mort par écrans interposés, elle devient à la fois très familière et très étrangère. On voit les images d’épidémies à l’étranger. Est-ce que cela nous touche pour autant? Pas vraiment. C’est un peu trop tôt pour dire si cette épidémie va encore changer notre regard vis-à-vis de la mort. Par contre, on aura une autre représentation de la société d’abondance. Ce qui risque de changer, c’est notre confiance absolue dans des systèmes qui sont là pour nous protéger de tout, et en particulier de la mort.

AÉ: Quelles répercussions une crise sanitaire comme celle que nous vivons actuellement pourrait avoir à l’avenir sur la santé publique et sur les soins de santé?

IG: C’est un peu prématuré pour le savoir, mais ce qui me semble évident, c’est qu’il sera plus que nécessaire de revaloriser le système de santé et surtout ses travailleurs, les médecins, les infirmières, le personnel logistique, tous ceux qui assurent un système nous permettant d’être bien pris en charge. Ce sera un rôle important des pouvoirs publics pour la prévention des pandémies et des crises sanitaires. Cette crise va aussi amener un autre regard sur toutes les mesures d’austérité prises suite à la crise de 2008. On se rend bien compte aujourd’hui que les coupes budgétaires n’étaient pas la meilleure réponse à apporter. Il faudra aussi renforcer des actions coordonnées au niveau international pour mieux anticiper et gérer ce type de crise.

 

 

Céline Teret

Céline Teret

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