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Non-recours : une bombe à retardement

La crise sanitaire et sociale risque d’aggraver le non-recours, phénomène par lequel des personnes qui peuvent prétendre à des droits et des services n’en bénéficient pas.

© Flickrcc Alexcoitus

De longues minutes d’attente au téléphone, une voix humanoïde qui nous prie de patienter et une musique d’ascenseur censée calmer nos nerfs… Pendant le confinement, et encore aujourd’hui, travailleurs sociaux mais aussi bénéficiaires ont dû prendre, au bout du fil, leur mal en patience. De nombreux services ayant fermé leur porte, les rendez-vous «de visu» se sont transformés en appels téléphoniques ou en démarches virtuelles. Avec un risque de perdre, d’emblée ou en cours de route, une partie du public pourtant éligible à des droits ou services.

Il y a encore quelques années, on parlait peu du non-recours en Belgique, qui renvoie, selon Odenore, Observatoire français des non-recours aux droits et services, pionnier dans l’étude du phénomène, «à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et services, à laquelle elle pourrait prétendre» (lire «Le non-recours aux droits: un chantier ouvert en Europe», Alter Échos n°403, juin 2015.) Selon la typologie établie par Odenore, les causes du non-recours sont: la non-connaissance, la non-demande, le non-accès, la non-réception et la non-proposition. La saturation des services, la lourdeur et la complexité administrative, ou encore la peur de l’institution, peuvent décourager certaines personnes de faire valoir leurs droits. Le concept a depuis peu gagné notre pays. Il a notamment fait l’objet d’une analyse par l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles en 2017. Fin 2019, le parlement bruxellois consacrait un «Jeudi de l’Hémicycle» à la lutte contre la pauvreté et au non-recours aux droits. L’enjeu d’étudier le non-recours en termes de lutte contre la pauvreté est de taille car il sert d’indicateur d’effectivité et d’utilité des politiques sociales. Le non-recours figure aussi dans le tout neuf accord de gouvernement, preuve supplémentaire qu’il a acquis une place à l’agenda politique.

«Le Covid est un momentum. Il y a des choses positives à en retirer dans l’accès aux droits.» Alain Vaessen, directeur général de la Fédération des CPAS wallons

Et c’est tant mieux. Car si avant la pandémie le non-recours aux droits s’accroissait déjà, le Covid n’a rien arrangé. «Aggravation du non-recours en vue», alertait déjà Charlotte Maisin, de la Fédération des services sociaux, en mars dernier («La crise n’est pas que sanitaire», La Revue nouvelle). «Aujourd’hui, comme les travailleurs sociaux le soulignent, les mécanismes déjà en place de non-recours s’accentuent avec la fermeture de différents services, les injonctions à rester chez soi et à ne pas surcharger les services de première ligne, l’isolement social accru», pouvait-on y lire.

«Pas mal de patients ont interrompu leurs démarches durant le confinement», confirme Stefania Marsella, assistante sociale dans une maison médicale bruxelloise, qui a maintenu des consultations et mis en place des démarches proactives comme des coups de téléphone pour ne pas les «perdre». Le public est depuis revenu au «compte-gouttes». «Mais de nombreux services – mutuelles, banques, services juridiques – restent fermés et peu accessibles, déplore-t-elle. Cela rend les démarches encore plus difficiles pour un public déjà fragile. Le risque d’isolement et d’aggravation des problématiques psychosociales est grand», constate-t-elle.

Risque d’explosion?

«Si nous ne disposons d’aucun chiffre, on peut, sur la base des observations faites dans notre enquête réalisée en 2017, craindre une augmentation du non-recours, voire une explosion du non-recours sur de nombreux droits et services», observe Laurence Noël, collaboratrice scientifique à l’Observatoire de la santé et du social et auteure du rapport «Le non-recours aux droits sociaux et la sous-protection sociale» (lire son interview: «On peut être ‘sous-protégé’ parce que l’on s’active», Alter Échos, 21/4/17, en ligne).

«Les effets concrets de la dématérialisation – préexistante au Covid et souvent présentée pourtant comme une simplification – se sont gravement amplifiés et ils augmentent directement le risque de non-recours à des droits et services, déplore-t-elle. Certes, de nombreuses personnes ont une connexion internet, un ordinateur. Mais elles présentent des difficultés avec la procédure en ligne, des difficultés à accéder à quelqu’un qui peut suivre leur dossier, etc.»

En effet, selon le baromètre de la société de l’information du SPF Économie, en 2018, 12% des Belges n’avaient pas de compétences informatiques ou n’utilisaient pas internet. 27% de la population du pays ne disposaient que de compétences faibles. Les difficultés sont accrues parmi les milieux socio-économiques fragiles (nous l’évoquions récemment dans l’article «Confinement: qui va payer la fracture numérique?», Alter Échos n°485, juillet 2020).

«On sait que les personnes mettent du temps à aller demander de l’aide. Les personnes activent d’abord leurs réseaux familiaux avant de se rendre au CPAS. Une année peut s’écouler entre l’apparition des premiers problèmes et le moment où le public se rend au CPAS.» Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux

Si à nouveau, cela n’est pas propre au Covid, l’afflux massif de dossiers pourrait faire tourner la tête des travailleurs sociaux et des administrations publiques. «Des organismes comme l’ONEM ou la CAPAC ont dû traiter des milliers de demandes en un temps très réduit, ce qui peut engendrer des erreurs dans le chef des employeurs par exemple», explique-t-elle, précisant que le risque d’erreurs «n’est pas du non-recours à proprement parler mais peut créer du non-recours» (Lire aussi dans ce numéro «La Capac sur le fil du rasoir»).

Autre cause du non-recours: le changement de statuts. «Avec les faillites, le chômage temporaire, de nombreuses personnes ont changé de statut ces derniers mois. Et on le sait, chaque moment de rupture comporte un risque de non-recours. Les personnes restent entre deux droits. Durant ces périodes de changements, la personne ne reçoit parfois plus aucun revenu et traverse des périodes de précarisation pouvant se prolonger dans le temps.»

L’effet de retard

Les premières observations sont déjà inquiétantes, mais l’avenir s’annonce bien plus sombre encore. «On sait que les personnes mettent du temps à aller demander de l’aide. Les personnes activent d’abord leurs réseaux familiaux avant de se rendre au CPAS. Une année peut s’écouler entre l’apparition des premiers problèmes et le moment où le public se rend au CPAS», observe Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux.

Un «effet de retard» que craint aussi Alain Vaessen, directeur général de la Fédération des CPAS wallons. «Un nouveau public commence déjà à frapper à notre porte depuis juillet – étudiants jobistes, petits indépendants, personnes qui étaient au chômage temporaire», rapporte-t-il. Et cela n’est pas près de s’arrêter. «On estime au minimum 15% d’augmentation de notre public d’ici à 2022. Et on peut même imaginer une augmentation jusqu’à 30%. On a l’expérience de la crise de 2008 pour établir ces prévisions…» Et de se demander comment les CPAS vont pouvoir gérer tous ces dossiers, avec un effectif identique. Et sans budget supplémentaire? «Les CPAS ont reçu des financements certes, mais ils doivent les dépenser d’ici à la fin de l’année… Or, les difficultés arriveront plus tard», explique Céline Nieuwenhuys.

Après avoir dû veiller – dans l’urgence – à ce que leurs bénéficiaires ne soient pas lâchés (lire «Les CPAS sur tous les fronts», Alter Échos n°483, mai 2020), le défi pour les CPAS est à présent que de nouveaux profils ne passent pas en dehors des mailles du filet.

«Les effets concrets de la dématérialisation – préexistante au Covid et souvent présentée pourtant comme une simplification – se sont gravement amplifiés et ils augmentent directement le risque de non-recours à des droits et services.» Laurence Noël, collaboratrice scientifique à l’Observatoire de la santé et du social

«C’est un travail colossal pour les CPAS de pouvoir expliquer à ce nouveau public – pas éligible au RIS – qu’il a droit à des aides complémentaires. Ce public s’en est toujours sorti. Il y a un shift mental à opérer: je pense par exemple aux forains qui nous appellent encore ‘l’assistance publique’», rapporte Karine Lalieux (PS), alors encore présidente du CPAS de Bruxelles (remplacée par Khalid Zian) et désormais ministre des Pensions, de l’Intégration sociale, de la Lutte contre la pauvreté et des Personnes handicapées. «Cela nécessite aussi un changement de logiciel de la part des travailleurs… Il faut aussi tout un travail auprès de nos assistants sociaux qu’on a dû former pour répondre à de nouvelles demandes», poursuit-elle. Le CPAS a diffusé un flyer «Covid-19, avez-vous droit à une aide sociale?» pour expliquer à ce public les aides multiples dont ils peuvent bénéficier. Le SPP Intégration a également développé des visuels pour tenter de convaincre les personnes éligibles de franchir le pas des CPAS. En outre, le SPP, en collaboration avec la Banque Carrefour, l’ONEM et l’INASTI, met à la disposition des CPAS les données des personnes ayant bénéficié – suite au Covid-19 – du chômage temporaire ou du droit passerelle, afin d’aider ce public inhabituel via le Fonds Covid.

«Les campagnes d’information sont nécessaires. Mais il faudrait se rendre là où les gens sont. Il faudrait mener un travail de rue, un travail communautaire», préconise Céline Nieuwenhuys, pour qui le meilleur moyen de lutter contre le non-recours «est le soutien à la source». Pour elle, «si le non-recours était intégré, on automatiserait une série de droits». Le nouveau gouvernement prévoit justement dans son accord de poursuivre ses efforts pour automatiser les droits sociaux, «au maximum octroyés sur la base du revenu et non du statut».

Un «momentum»

Le confinement a déjà permis une certaine simplification: enquêtes sociales par téléphone, dérogations pour la cohabitation pour certains droits, octroi et maintien de plusieurs formes de chômage, prolongations des délais pour des demandes d’aide en matière de gaz ou d’énergie, élargissement des conditions d’octroi d’aide, moratoire sur les expulsions du logement, etc. Certaines personnes ont donc pu bénéficier d’aides sans se lancer dans des démarches lourdes et complexes.

«Nous avons la formidable opportunité de maintenir ces protections», défend Laurence Noël. Hélas, certaines sont déjà levées, comme le moratoire sur les expulsions. «Le logement, socle des droits sociaux», comme Laurence Noël intitule son rapport, qui promet d’être menacé pour de nombreux Bruxellois dans les mois à venir. «Je crains que n’augmente, comme nous l’écrivions déjà dans notre rapport en 2017, le non-recours au droit de demander un logement social [à cause notamment du manque d’offre et du temps d’attente, NDLR] mais aussi aux aides régionales prévues (garantie locative, allocation loyer,…).»

«Le Covid est un momentum», souligne aussi Alain Vaessen, qui souhaiterait que «les aides exceptionnelles deviennent structurelles. Il y a des choses positives à en retirer dans l’accès aux droits, et nous allons mener un travail de réflexion de 3-4 mois pour voir ce qu’on envisage.»

Stefania Marcella, dont le téléphone sonne encore trop souvent dans le vide aujourd’hui, regrette: «La simplification de certains services et la prolongation de certains droits ont vraiment facilité notre travail. Mais, aujourd’hui, on revient à la situation d’avant avec un accès aux services plus difficile…» Elle préconise – tant pour les demandeurs que les travailleurs – de «sortir de ce climat d’anxiété généré par le risque épidémique» car «l’angoisse fige les gens et rend les démarches encore plus difficiles». Et pourtant, chaque minute compte: «Les personnes sont affolées, il faut rattraper le temps perdu.»

Manon Legrand

Manon Legrand

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