Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Flashback

De la crise à la rigueur:
le néolibéralisme à la belge

Entre la fin de 1981 et 1987, Wilfried Martens est à la tête de deux gouvernements de centre droit, associant les familles socio-chrétiennes et libérales (respectivement CVP/PSC et PVV/PRL, ancêtres du CD&V/Engagés et Open Vld/MR). Durant ces années Martens-Gol (du nom du Premier et du vice-Premier libéral), crise, compétitivité, et redressement deviendront les maîtres mots de la politique belge. Pour s’implanter en Belgique, le néolibéralisme n’a pas eu besoin de Dame de fer mais plutôt de bons conciliateurs.

Augustin Dechamps 03-12-2025 Alter Échos n° 526
(c) By Rob Croes for Anefo - http://proxy.handle.net/10648/ad16f250-d0b4-102d-bcf8-003048976d84, CC0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=66308584

«Mesdames, Messieurs, nous vivons dans un pays qui est l’un des plus prospères du monde.» Cadeau sous le sapin avant l’heure, Wilfried Martens introduit son cinquième gouvernement à la Chambre et au Sénat le 18 décembre 1981. «Si l’on nous compare avec d’autres pays riches, il apparaît que notre bien-être est mieux réparti entre toutes les couches de la population, grâce à notre Sécurité sociale et aux avantages collectifs que nous avons institués dans l’après-guerre.» Les Belges ne le savent pas encore, mais son gouvernement durera quatre ans, un record après une période de chaos politique. «Ce bien-être est aujourd’hui très gravement menacé.» Ce moment est un de ceux qui forgeront la légende de Wilfried Martens comme l’homme d’État par excellence, à nouveau Premier d’un «État-CVP» capable de prendre les difficiles décisions qui s’imposent. «Devant la montée des périls, c’est le devoir du gouvernement de sortir des sentiers battus et de mener une nouvelle politique. Cette politique devra guider le processus de redressement1 Rigueur, austérité ou redressement, la nouvelle coalition est un marqueur historique du basculement de la Belgique dans l’économie néolibérale.

La Belgique à la casserole

La décennie 80 reste dans l’imaginaire collectif comme celle de la victoire du capitalisme occidental. On se rappelle l’Angleterre de Thatcher et les États-Unis de Reagan comme grands apôtres du marché, des privatisations et de la confrontation avec le monde syndical; de la France socialiste de Mitterrand déçue, obligée de se remettre au diapason de l’économie de marché à travers le «tournant de la rigueur» en 1982; du délitement progressif du bloc de l’Est et de la chute du mur de Berlin en 89. La Belgique n’est pas en reste. On rattache souvent la mise en place de l’économie néolibérale belge à Guy Verhofstadt, alias «baby Thatcher». Pourtant le changement de paradigme se produit avec l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement Martens-Gol (alliance des sociaux-chrétiens et des libéraux) en 81 que le libéral flamand ne rejoindra seulement que dans sa deuxième version, quatre ans plus tard.

Dans l’introduction de leur livre collectif Le(s) néolibéralisme(s) en Belgique, le chercheur et la chercheuse Damien Piron et Zoé Evrard analysent cette législature comme celle de «la transition brutale du keynésianisme (politique de relance économique par le biais de la dépense publique qui a connu ses heures de gloire durant les trente glorieuses, NDLR) vers le néolibéralisme». Dès 82, la coalition Martens-Gol fait appel aux pouvoirs spéciaux pour mettre en œuvre «une série de mesures austéritaires destinées à ‘accompagner’ une dévaluation du franc belge et des mesures favorables aux entreprises: gel des salaires, sauts d’indexation, premières lois sur la compétitivité, etc.» Il faut comprendre le processus de néolibéralisation non comme un retrait de l’État mais bien comme une reconfiguration de son rôle: il vise l’extension des relations marchandes ou quasi marchandes à l’ensemble des pans de la société en soutenant le marché, notamment via des mesures de privatisation et un soutien à la compétitivité des entreprises par la diminution de la charge salariale.

(c) Series: Reagan White House Photographs, 1/20/1981 – 1/20/1989Collection: White House Photographic Collection, 1/20/1981 – 1/20/1989, Public domain, via Wikimedia Commons

En Belgique, ce processus ne s’est pas fait au prix d’une confrontation dure comme chez Reagan et Thatcher. Fidèles à notre culture politique, nous sommes passés au diapason néolibéral à coups de négociations et de recherche de consensus. Ce changement de cap ne s’est pas opéré par un changement de capitaine. C’est au sein même du Christelijke Volkspartij (CVP), véritable parti pivot du royaume jusque dans les années 90, que les mentalités ont évolué. Comme nous le raconte Zoé Evrard, les prémices du néolibéralisme à la belge sont l’histoire «d’un nouveau consensus au sein du pilier social-chrétien» et de «l’adoption d’un récit de crise unificateur».

Le Christelijke Volkspartij en rang d’oignons

 

Entre 1977 et 1981, pas moins de sept gouvernements se succèdent. Les tensions communautaires qui entretiennent le chaos au sommet de la Belgique aboutissent difficilement à la troisième réforme de l’État en 1980. La crise communautaire s’est faite sur fond d’instabilité économique. Les chocs pétroliers ébranlent l’économie mondiale. Comme le décrit Zoé Evrard: «Dès le milieu des années 1970, une multiplicité de domaines – l’économie, la politique, la concertation sociale, la planification – sont décrits comme étant en crise, sans pour autant qu’un récit de crise s’impose.» Pendant ce temps, le CVP est tiraillé entre son aile gauche et son aile droite. Leo Tindemans, soutenu par l’aile droite du parti, a tenté de mettre en place des mesures d’austérité avec une coalition de centre droit en 1977; son gouvernement chute sous la pression syndicale. Wilfried Martens, soutenu par la gauche du parti, dirige quatre gouvernements différents entre 78 et 81.

Derrière le chaos des conflits, un vieux de la vieille du parti organise la réconciliation. Paul-Willem Segers (ancien ministre et «architecte» du CVP) rassemble un groupe d’experts représentants des différentes branches du pilier. On y retrouve entre autres Hubert Detremmerie, président du comité de direction de la coopération ouvrière belge (connue comme banque du Mouvement ouvrier chrétien), et Fons Verplaetse, jeune économiste travaillant à la BNB.

 

(c) Fons Verplaetse Filip Naudts, http://www.guardalafotografia.be, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Après une année de discussions, le groupe se met d’accord sur un programme. Il faut maintenant convaincre le pilier et ils vont s’y atteler. Le groupe choisit Wilfried Martens comme candidat, car il a la confiance de la gauche du parti, même si Tindemans est généralement plus apprécié. Segers veut l’aider: «Il peut jouer un rôle de premier ordre pendant longtemps encore s’il voit clair dans l’économie. Et il veut y voir clair. Nous allons l’aider.» (Passage du livre d’Hugo de Ridder, Omtrent Wilfried Martens, cité par Zoé Evrard.) En guise de pédagogie économique, ce qu’on appellera le «groupe Detremmerie» organise des visites d’entreprises avec Martens afin qu’il assimile les préoccupations du patronat et se prépare à reprendre le pouvoir. Pour convaincre les pontes du monde social-chrétien, Detremmerie invite 80 personnes d’influence à une promenade en bateau sur l’Escaut le 3 octobre 1981. Le «Flandriatocht» aura fini de réconcilier le pilier le plus important du pays autour de Wilfried Martens.

Poupehan, l’ingrédient secret

 

Un gouvernement de centre droit est donc créé à la suite des élections du 8 novembre 1981 pendant lesquelles le CVP a pourtant perdu quelques plumes. Dès sa déclaration gouvernementale, Wilfried Martens demande les pouvoirs spéciaux. Martens est convaincu que la Belgique est en crise. Durant un sommet européen à Maastricht le 23 et 24 mars 1981, les chefs d’État allemand et français demandent à la Belgique l’ajustement de son système d’indexation. Cela marquera profondément Martens: rétrospectivement, il dira que «la Belgique était le petit frère malade de l’Europe». Il se passera donc de longs processus parlementaires pour redresser l’économie du pays. «La crise permet de suspendre toutes les règles de l’ordinaire», analyse Zoé Evrard. De la mi-février à la fin décembre 1982, près de 200 arrêtés royaux sont pris en vertu de la loi sur les pouvoirs spéciaux. Le 21 février, le franc belge est dévalué de 8,5% par rapport aux autres monnaies du système monétaire européen. Tout de suite, une suspension de l’indexation des salaires l’accompagne. Brecht Rogissart, historien critique du capitalisme, rapporte des effets rapides dans un article publié dans la revue Samenleving&Politiek: «Entre 1982 et 1987, le pouvoir d’achat moyen d’un travailleur a chuté de 15%, tandis que les bénéfices ont augmenté de 10% par an en moyenne.»

(c)By Rob Croes / Anefo – http://proxy.handle.net/10648/acf7ce5c-d0b4-102d-bcf8-003048976d84, CC0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=66207051

On peut se demander comment le gouvernement Martens-Gol n’est pas tombé sous les coups du monde syndical comme cela avait été le cas pour les gouvernements Tindemans III en 77 et Martens IV en début 81, qui proposaient également des mesures d’austérité. La réponse se trouve (en partie) à Poupehan, un petit village ardennais de 200 âmes situé au bord de la Semois. Fons Verplaetse, alors chef de cabinet adjoint du premier et futur gouverneur de la BNB, y possède une maison de campagne. Entre 82 et 87, il y accueille régulièrement Wilfried Martens, Hubert Detremmerie et surtout Jef Houthuys, alors patron du syndicat chrétien. Ces week-ends champêtres entre responsables devenus amis sont l’occasion de négocier les mesures de l’après-dévaluation. Ces rencontres ont été dévoilées en 1991 par le journaliste d’investigation flamand Hugo de Ridder.

Laurent Gérard, journaliste pour La Libre, rapporte dans un article de 2016 les souvenirs de Fons Verplaetse; le samedi après-midi, c’était balade en forêt: «Un garde du corps armé ouvrait la marche. Wilfried, Jef, Hubert et moi marchions côte à côte. Les femmes suivaient à une dizaine de mètres. Et le second garde fermait la marche.» Le soir, ils s’attablent dans un restaurant du village dans une ambiance conviviale. Le dimanche matin, ils allaient même à la messe, où la présence du Premier fut gardée secrète par les villageois. De retour chez eux à la fin du week-end, ils s’attelaient chacun à leur travail: les premiers mettaient en place les mesures discutées, Jef Houthuys essayait de convaincre son syndicat de leur nécessité. La présence du syndicaliste chrétien n’était pas là pour faire joli. Il essayait de limiter la casse dans une austérité qu’il jugeait sans doute lui aussi inévitable. Seulement, son influence sur la CSC permit de briser un possible front syndical, responsable de la chute de bon nombre de gouvernements par le passé.

(c) Jean-Pol GRANDMONT, CC BY 2.5 <https://creativecommons.org/licenses/by/2.5>, via Wikimedia Commons

Les débuts du néolibéralisme belge ne peuvent évidemment pas seulement être expliqués par les petites histoires de l’élite politique socio-chrétienne. La petite Belgique a bien suivi un mouvement mondial, de concert avec ses voisins européens. Pourtant, cette part de notre histoire nous permet de nous souvenir que les grands changements de paradigme ont bien souvent un caractère négocié dans notre pays. Comme nous l’explique Zoé Evrard, ce changement de paradigme justifié alors par l’urgence économique va être entériné dans les années 90 par des gouvernements pourtant de centre gauche. Le basculement de la gauche du CVP au «pragmatisme» néolibéral est celui de la future Union européenne. Depuis, les crises successives rythmeront les resserrements de ceintures. Pour la chercheuse, loin de changer le cap, l’Arizona accélère le processus néolibéral.

(1) Déclaration gouvernementale lue par le Premier ministre Wilfried Martens à la Chambre le 18 décembre 1981 et au Sénat le 18 décembre 1981 https://www.crisp.be/crisp/wp-content/uploads/doc_pol/gouvernements/federal/declarations/DG_Martens_V_18-12-81.pdf

 

 

 

Alter Échos

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)