Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Photomaton

«Beaucoup sont prêts à accepter qu’on limite leurs libertés au nom d’une sécurité assez relative»

Comme chaque année, la Ligue des droits humains publie un rapport sur l’état des droits fondamentaux durant l’année écoulée. Avec, en 2019, un focus sur les lieux, comme le domicile ou la prison. Mais aussi des lieux plus symboliques d’exercice de la démocratie comme les cours ou tribunaux. Le rapport revient aussi sur des thèmes plus transversaux: dispositifs de surveillance dans l’espace public, injustices environnementales ou encore les discriminations. Malgré quelques bonnes nouvelles, l’impression qui se dégage est que ça craque à tous les étages.

Comme chaque année, la Ligue des droits humains (LDH) publie un rapport sur l’état des droits fondamentaux durant l’année écoulée. Avec, en 2019, un focus sur les lieux, comme le domicile ou la prison. Mais aussi des lieux plus symboliques d’exercice de la démocratie comme les cours ou tribunaux. Le rapport revient aussi sur des thèmes plus transversaux: dispositifs de surveillance dans l’espace public, injustices environnementales ou, encore, discriminations. Malgré quelques bonnes nouvelles, l’impression qui se dégage est que ça craque à tous les étages. Éclairage avec Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la LDH.

Alter Échos: Nous sommes en pleine crise sanitaire. Quelle est votre analyse de la situation au regard du respect des droits fondamentaux?

Pierre-Arnaud Perrouty: Mes craintes ne sont pas différentes d’autres mesures exceptionnelles comme au lendemain d’attaques terroristes (relire «Sécurité: au prix de nos libertés?», AE422, mai 2016). Ici, ça concerne la santé, pas la sécurité. Au nom de la lutte contre le terrorisme, on observe une érosion des libertés fondamentales. Et beaucoup de gens sont prêts à accepter qu’on limite leurs libertés au nom d’une sécurité assez relative. La question peut aussi se poser maintenant en plein coronavirus… Jusqu’où accepte-t-on de limiter les libertés fondamentales pour un enjeu de santé publique? Il faut donc se poser trois questions. Quelle légitimité? Il s’agit, dans le cas qui nous occupe, de protéger notre santé, c’est donc légitime. Il faut aussi se poser la question de la proportionnalité par rapport à la menace et la question de la limite dans le temps. Les gouvernements se dotent de pouvoirs spéciaux (Lire la lettre adressée par la Ligue des droits humains aux parlementaires et au gouvernement dans le cadre des pouvoirs spéciaux). Si c’est pour lutter contre la pandémie, cela se justifie. Mais, dans des moments comme ceux-ci, les dirigeants pourraient profiter de ces pouvoirs spéciaux pour faire passer d’autres mesures! Ça donne plus de pouvoir à l’exécutif dans un contexte où le curseur se déplace déjà beaucoup vers l’exécutif. Rappelons-nous qu’en France ils ont prolongé à maintes reprises l’état d’urgence pendant des mois. Il a été coulé dans le droit commun et est finalement devenu la norme en démocratie. C’est inadmissible dans un État de droit.

«On observe une érosion des libertés fondamentales. Et beaucoup de gens sont prêts à accepter qu’on limite leurs libertés au nom d’une sécurité assez relative. La question peut aussi se poser maintenant en plein coronavirus… Jusqu’où accepte-t-on de limiter les libertés fondamentales pour un enjeu de santé publique?»

 

AÉ: Le premier chapitre du rapport sur les droits fondamentaux est consacré au domicile. C’était un territoire «prioritaire» à traiter selon vous en termes de défense des droits fondamentaux?

P-AP: Bien qu’il n’y ait pas d’attaque frontale contre le domicile, on s’est rendu compte que, par petites touches, le seuil de protection s’abaisse. Cela n’est pas concerté, mais un ensemble de lois venant de canaux différents (contrôles à domicile, méthodes particulières de recherche dans le cadre de la lutte contre le terrorisme…) menacent le domicile. Cela nous paraissait symptomatique de ce qui se passe plus largement en termes de droits fondamentaux. Le domicile est vraiment le lieu par excellence qui doit être protégé, la Constitution le dit. C’est l’endroit où l’on peut exercer un ensemble de libertés fondamentales. C’est un sanctuaire.

AÉ: Un autre grand chapitre est consacré à la justice, en piètre état. Cela fait plusieurs années que vos rapports soulignent le sous-financement, les difficultés d’accès, etc. Qu’est-ce qui est neuf?

P-AP: On a observé cette année une forte mobilisation des acteurs de la justice. Ils parlent d’une même voix et s’organisent face à des problèmes qui deviennent criants. La justice est un service public qui n’est pas comme un autre puisqu’il permet aux gens de faire valoir leurs droits. Si la justice ne fonctionne pas, il y a un pilier entier de la démocratie qui vacille et l’équilibre exécutif-législatif-judiciaire est menacé. Cet équilibre est déjà très fragile aujourd’hui et fort déplacé vers l’exécutif. Le non-recours à la justice s’observe aussi de plus en plus: les seuils d’accès aux pro deo sont restrictifs – les plafonds sont sous le seuil de pauvreté! –, la TVA sur les frais d’avocats a été augmentée à 21%… Les barrières financières sont nombreuses et des personnes n’ont donc pas les moyens de s’en saisir.

«Il faut se poser la question de la légitimité, de la proportionnalité par rapport à la menace et la question de la limite dans le temps.»

AÉ: Une bonne nouvelle du côté des prisons: l’entrée en vigueur du droit de plainte des détenu(e)s prévue pour cette année. Mais vous restez prudent sur l’application concrète…

P-AP: Pour rappel, le législateur avait prévu l’introduction d’un droit de plainte pour les détenus, déjà en 2005! Il a fallu du temps… L’architecture qui a été mise en place n’est pas mauvaise, sous réserve de l’indépendance de la commission de surveillance. Mais, dans la pratique, il faudra observer si les détenus seront au courant, comment ils porteront plainte, quelles seront les conditions du dépôt, etc. Une commission des plaintes existe dans les centres fermés. Mais elle est totalement indigente. Le délai pour déposer les plaintes est très court, la plupart des plaintes sont déclarées non recevables ou non fondées. Un nombre ridicule de plaintes aboutit par an. Quand l’Office des étrangers dit: «Il n’y a pas de plaintes, donc il n’y a pas de problème», on sait que la réalité est tout autre (Lire aussi dans ce numéro: «Commissions de surveillance: le contrôle des prisons évolue avec peine»).

AÉ: Les dispositifs de surveillance se multiplient à mesure des progrès technologiques. Et à vous lire, la reconnaissance faciale n’est plus tant de la science-fiction…

P-AP: C’est un vrai risque et un chantier gigantesque. La reconnaissance faciale n’est pas encore utilisée en Belgique, mais on doit s’en inquiéter. On a déjà les caméras ANPR, ces caméras équipées de logiciels permettant de lire automatiquement les plaques d’immatriculation. Elles avaient été initialement installées dans un but «écologique» en lien avec la zone de basse émission à Bruxelles. Un nouvel arrêté royal du 26 avril 2019 a permis d’étendre les infractions routières constatées par les caméras ANPR. Le problème avec ces caméras et la reconnaissance faciale, c’est l’interconnexion des données. On peut alors imaginer un contrôle total et permanent de la vie des gens. Les organes de sécurité sont évidemment ravis d’avoir accès à ces informations. Dans leur logique, c’est compréhensible. Mais il y a aussi une logique de respect de la vie privée. Et le politique doit se poser en arbitre et ne pas seulement aller dans le sens des intérêts économiques et sécuritaires.

«Il nous faut revenir aux fondamentaux: expliquer pourquoi il y a de la vie privée, pourquoi l’accès à la justice est important, pourquoi le droit à l’image est important, etc. Car il suffit de la volonté d’un État pour s’en affranchir.»

AÉ: Pour résister, il faut aussi connaître ses droits. Et les citoyens ne sont pas toujours bien au courant…

P-AP: Il y a globalement une progression des droits fondamentaux depuis la Seconde Guerre mondiale. On a l’impression aujourd’hui que ça stagne, et même régresse. C’est une nouveauté. Il nous faut revenir aux fondamentaux: expliquer pourquoi il y a de la vie privée, pourquoi l’accès à la justice est important, pourquoi le droit à l’image est important, etc. Car il suffit de la volonté d’un État pour s’en affranchir. Ni le Conseil d’État ni la Commission européenne n’ont de poids pour faire respecter les droits fondamentaux. Les États s’asseyent sur les condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce n’est pas un hasard si des pays comme la Hongrie ou la Pologne attaquent les cours constitutionnelles, car il s’agit du vrai rempart, avec la mobilisation citoyenne.

AÉ: Une mobilisation citoyenne qui doit subir des violences policières…

P-AP: Si nous n’en sommes pas au même niveau que la France où ça prend des proportions délirantes, il existe un réel problème sur le terrain en raison d’une culture d’esprit de corps entre collègues, d’une impunité. On observe une disproportion évidente, des arrestations massives et bien sûr toujours, au niveau individuel, du racisme à l’égard des jeunes dans les quartiers défavorisés. C’est la raison pour laquelle on relance l’Observatoire des violences policières, qui s’appellera désormais Police Watch.

AÉ: Vous avez pris votre fonction il y a deux ans, en février 2018. Si vous deviez retenir une victoire et une défaite sur ces deux années à la direction de la LDH, quelles seraient-elles?

P-AP: Ce 11 mars, le Conseil d’État a suspendu de nouvelles licences d’exportation pour l’Arabie saoudite. C’est une victoire, mais ça montre aussi les limites du droit qu’on peut mobiliser par rapport aux décisions politiques. D’un côté, il faut saluer le courage des juges, et du Conseil d’État en particulier, qui rappellent les règles du jeu, le cadre juridique et le cadre du respect des droits fondamentaux. Mais de l’autre, on sent un monde politique et les ministres-présidents successifs de la Région wallonne coincés entre des principes et une réalité socio-économique, à savoir une entreprise qui fonctionne bien et l’emploi qui va de pair.

Au rang des défaites, j’évoquerais le traitement des migrants. On a réussi à faire annuler l’arrêté royal qui autorisait l’enfermement des enfants dans les centres (relire «Famille en centres fermés: l’inexorable retour en arrière», AE465, juillet 2018), c’est une demi-victoire, car ça ne garantit pas à l’avenir que le gouvernement n’enferme plus d’enfants. De plus, il y a un tas d’adultes enfermés pour des raisons purement administratives, pas pénales. Hors cadre belge, nous dénonçons ce qui se passe à la frontière gréco-turque. Depuis 2002, nous dénonçons l’externalisation des frontières (il s’agit de repousser à l’extérieur des frontières européennes la charge de contrôler la migration, NDLR). Erdogan ne fait qu’utiliser les leviers qu’on lui a mis dans les mains. L’Europe, qui s’est construite sur le déplacement massif de la population et le drame de la Shoah, perd son âme aujourd’hui en payant des pays non démocratiques pour tenir à distance des gens qui fuient leur pays pour trouver de la protection…

 

Manon Legrand

Manon Legrand

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)