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Regard critique · Justice sociale

Migrations

Tuteurs de Mena, des professionnels non reconnus

Pour les tuteurs de mineurs étrangers non accompagnés, la coupe est pleine. Trop faible rémunération, lourdeur des tâches administratives, non-reconnaissance professionnelle du métier… Les doléances sont connues depuis des années, mais les autorités compétentes maintiennent le statu quo. Si les tuteurs se plaignent de leur situation, c’est aussi et surtout parce que ce sont leurs pupilles qui, en bout de chaîne, en paient le prix fort.

© Flicrcc Panorama

C’était le 22 juillet dernier. Un jeudi. Daniel Laret, 66 ans, décide ce jour-là de renoncer officiellement à son activité de tuteur de Mena (mineurs étrangers non accompagnés)1. Cette démission intervient au bout de cinq années au cours desquelles il a accompagné 64 jeunes. Si la passion est toujours intacte, ce sont d’autres raisons qui l’ont poussé à tourner le dos à cette vocation.

Représentant légal du jeune, le tuteur est chargé de l’assister dans ses démarches administratives et de gérer ses biens en «bon père de famille». Depuis le 1er juillet 2021, il doit envoyer un rapport beaucoup plus détaillé sur la situation de son Mena au Service des tutelles et au juge de paix de la résidence du mineur. Avant ce changement, un rapport semestriel sur la situation personnelle du jeune était exigé et un rapport supplémentaire sur la situation patrimoniale devait, en théorie, être annexé. Mais, dans les faits, beaucoup de tuteurs ne remplissaient cette annexe que partiellement, car ils l’estimaient superflue. En effet, la plupart du temps, les jeunes arrivent ici sans biens matériels et ne disposent pas de revenus.

Cet été, il a donc été décidé de fusionner les deux parties – le rapport sur la situation personnelle et l’annexe sur la situation patrimoniale – en un seul document. Désormais, il n’est plus question de considérer le rapport sur les rentrées et les dépenses d’argent du jeune comme facultatif. Selon Boris2, un tuteur qui a préféré rester anonyme, là où «le Service des tutelles fermait un peu les yeux», il donne aujourd’hui un signal clair. D’après les autorités, ce rapport unique a été pensé «à des fins de simplification administrative». Les tuteurs ne semblent toutefois pas être de cet avis. Ils trouvent, au contraire, que cela contribue à alourdir une charge administrative déjà importante. Outre un premier rapport à envoyer dans les 15 jours suivant sa désignation, le tuteur doit rendre un rapport intermédiaire tous les six mois et un rapport définitif en fin de tutelle.

Quatre heures par rapport

Léon Janssen, tuteur depuis 2005, note qu’il est extrêmement chronophage de relever chaque mouvement sur le compte bancaire du Mena. «Comme les jeunes prennent l’habitude de faire des courses pour de petits montants (moins de 10 €), cela peut rapidement monter à 350 mouvements à analyser. Et il est impossible de décortiquer certaines dépenses dans un délai raisonnable, car on ne sait pas identifier le type de magasin rien qu’en regardant sur le compte. Il faudrait questionner le jeune pour chaque montant, mais ce n’est pas tenable.»

Le tuteur expérimenté travaille généralement avec une vingtaine de jeunes simultanément, comme la plupart des tuteurs indépendants à temps plein.

Si Léon Janssen peut le dire, c’est parce qu’il s’est prêté à l’exercice. Il a mis environ quatre heures pour remplir le nouveau rapport sur la situation patrimoniale d’un de ses jeunes. Le tuteur expérimenté travaille généralement avec une vingtaine de jeunes simultanément, comme la plupart des tuteurs indépendants à temps plein. «Vous vous imaginez ce que cela représente comme boulot? Ça prend un temps fou.»

Et du temps, les tuteurs de Mena en manquent déjà cruellement. «Une des conséquences de cet accroissement des tâches administratives est que l’on dispose de moins de temps pour les jeunes, estime Julien Blanc, tuteur indépendant et président d’ATF-Mena, une asbl de tuteurs francophones. Cela ne me pose aucun souci d’envoyer les relevés de compte. Mais j’estime que remplir le rapport ne peut pas me prendre plus de 45 minutes. Il faut que l’on continue à se focaliser sur le jeune et pas sur la paperasserie.» Tous les tuteurs que nous avons contactés dénoncent l’absurdité d’une situation où la part de reporting serait plus importante que le travail de terrain. «Je ne compte pas perdre mon temps à compiler tous les mouvements d’un compte bancaire dans un rapport qui ne sert pas à grand-chose, confie Boris. Ce n’est pas ça qui fait avancer le dossier du mineur, ce qui est quand même la priorité.»

Certains tuteurs pointent d’autres effets pervers d’une surveillance accrue. «Pour les jeunes qui reçoivent l’équivalent du revenu d’intégration sociale du CPAS (lorsqu’ils sont reconnus comme réfugiés ou ayant un titre de séjour, NDLR), un contrôle a déjà lieu, soutient Daniel Laret. Je considère qu’il n’est pas du ressort du tuteur de contrôler à nouveau les dépenses de ses pupilles. Et surtout, cela devient très intrusif: ils doivent se justifier sur tout et n’importe quoi. Selon moi, cela peut nuire à la relation de confiance que l’on nous demande d’établir avec le jeune.»

Le Service public fédéral (SPF) Justice, dont dépend le Service des tutelles3, s’en défend et considère que l’ancien modèle de rapport s’avérait «insuffisant pour refléter et suivre de manière adéquate la gestion patrimoniale». Depuis peu, les Mena ont droit aux allocations familiales (Groeipakket en Flandre4), ce qui compliquerait leur gestion patrimoniale. D’où l’idée de ce nouveau formulaire unique. Un positionnement qui ne semble pas assumé entièrement: «Nous sommes conscients que le nouveau rapport sur la situation patrimoniale peut constituer une charge administrative supplémentaire dans votre travail en tant que tuteur, reconnaît le SPF Justice, dans son manuel d’explication du nouveau rapport sur la situation patrimoniale des Mena. Nous insistons toutefois sur la nécessité de suivre et de documenter correctement la gestion patrimoniale de vos pupilles. Nous espérons dès lors que le nouveau rapport sur la situation patrimoniale puisse être une aide plutôt qu’une charge.»

«Quand on est isolé, ce métier reste trop précaire pour pouvoir en vivre»

La question de la rémunération des tuteurs est, elle aussi, délicate. Selon la terminologie officielle, on parle de «compensation financière» et non de salaire. «On se rend compte que ce qui avait été pensé au début comme un travail bénévole devient une véritable profession qui n’est pas reconnue financièrement», relève Julien Blanc. Il faut ici distinguer deux catégories de tuteurs: les volontaires et les indépendants. Les premiers ne prennent pas plus de cinq tutelles par an et bénéficient d’une exonération fiscale sur les honoraires qu’ils perçoivent. Les tuteurs indépendants bénéficient aussi de l’exonération fiscale pour les cinq premières tutelles et sont donc imposés à partir de la sixième. Par an et par tutelle, tous les tuteurs touchent un montant forfaitaire de 687,78 €, auquel il faut ajouter les frais administratifs de 85 € ainsi que les frais de déplacement et de parking. «J’ai la chance d’avoir une conjointe qui a un salaire correct. Mais quand on est isolé, ce métier reste trop précaire pour pouvoir en vivre», souligne le président d’ATF-Mena. Et il n’est pas le seul: la plupart des tuteurs comptent sur la solidarité conjugale.

Vu le parcours migratoire de plus en plus difficile de ces jeunes, les tuteurs observent l’émergence de nouvelles problématiques psychologiques. Les besoins sont donc plus lourds et les parcours, difficiles à adapter.

Au printemps dernier, l’asbl a été reçue au cabinet du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) pour se faire entendre sur la question de la revalorisation salariale. «Malheureusement, les arbitrages budgétaires n’ont pas permis d’augmenter nos compensations financières», indique Julien Blanc. Or, cette revalorisation permettrait aux tuteurs de vivre décemment de leur activité avec moins de tutelles et ainsi d’avoir plus de temps pour chaque jeune.

Mais au-delà de l’aspect financier, les tuteurs indépendants regrettent un manque de reconnaissance général. «Il faut des connaissances en droit des étrangers, de la jeunesse, en travail social, en droit civil relatif à la gestion des biens, en pédagogie, en psychologie et même des notions en matière d’accueil multiculturel», énumère Julien Blanc. D’autant que le degré de technicité s’accroît au fil du temps. «Nous rencontrons de nouveaux obstacles administratifs, comme le refus actuel de beaucoup de banques d’ouvrir un compte aux Mena.»

Une sous-estimation chronique

Selon le SPF Justice, «devenir tuteur est compatible avec une activité professionnelle pour autant que le candidat ait la possibilité de se libérer quelques journées par an afin d’assister le mineur lors des différentes auditions et procédures l’intéressant». Anne5, tutrice depuis cinq ans, se souvient: «On nous annonçait qu’il faudrait prendre un jour, voire un jour et demi de congé, par jeune. Je ne sais pas comment ils arrivent à cette estimation. Cela voudrait dire aller voir les jeunes le soir ou le week-end, mais les interprètes ne sont pas facilement disponibles à ces moments-là. Et ça ne tient pas compte des tâches administratives, des rencontres avec l’avocat, etc. Ce calcul est un peu faussé.»

En outre, vu le parcours migratoire de plus en plus difficile de ces jeunes, les tuteurs observent l’émergence de nouvelles problématiques psychologiques. Les besoins sont donc plus lourds et les parcours, difficiles à adapter. Les tuteurs sont conscients de leur responsabilité dans la vie du Mena et de la charge affective de leur vocation. «On a l’impression de devoir être disponible tout le temps, confie Anne. Pendant mes vacances, j’ai dû répondre à des appels, car mes pupilles sont dépendants de moi.»

À l’avenir, une pénurie de tuteurs n’est pas à exclure, notamment en raison de la prise de pouvoir par les talibans en Afghanistan et de l’afflux de personnes qui pourrait en découler. Récemment, plusieurs administrateurs d’ATF-Mena ont décidé de cesser leur activité. Son président déplore un gâchis: «Il y a une perte de potentiel et d’expérience. Les personnes qui partent ont des profils intéressants, ont été formées et travaillent bien.» C’est le cas de Daniel Laret qui a fait toute sa carrière dans l’accompagnement social de jeunes. S’il veut que sa démission serve la cause de ses collègues, il ne les encourage pas à déserter. «Les Mena ont besoin des tuteurs pour accéder à leurs droits.»

 

1. Depuis le 1er mai 2004, tous les jeunes d’origine étrangère qui arrivent sur le territoire belge sans parent ou représentant légal doivent se voir désigner un tuteur.

2. Prénom d’emprunt.

3. Le Service des tutelles a été intégré au sein du SPF Justice afin de garantir l’indépendance de ce service vis-à-vis des politiques migratoires et d’accueil.

4. Depuis le 1er janvier 2019, chaque Région en Belgique applique son propre système d’allocations familiales avec ses propres règles et ses propres montants.

5. Prénom d’emprunt.

 

Sang-Sang Wu

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