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Regard critique · Justice sociale

Théâtre

Tunisie: promesse d’une culture citoyenne

Cela faisait trois ans que Belges et Tunisiens construisaient ce projet. Celui d’une caravane itinérante, avec pour mot d’ordre : démocratisation et décentralisation de la culture. Au total, cinq villes tunisiennes en ont profité. Le dimanche 29 avril, la Caravane nomade des deux rives a posé ses roulottes à Sfax pour trois jours de spectacles intensifs.

(c) Compagnie des Nouveaux Disparus

Cela faisait trois ans que Belges et Tunisiens construisaient ce projet. Celui d’une caravane itinérante, avec pour mots d’ordre: démocratisation et décentralisation de la culture. Au total, cinq villes tunisiennes en ont profité. Le dimanche 29 avril, la Caravane nomade des deux rives a posé ses roulottes à Sfax pour trois jours de spectacles intensifs.

Sur les toits, devant les barrières des chapiteaux, plus d’une centaine de personnes se bousculent pour assister aux spectacles à Sbeïtla, ville au centre de la Tunisie et premier point de chute de la Caravane nomade des deux rives. C’est une première pour la plupart des spectateurs. Il n’est donc pas toujours évident pour les organisateurs de leur faire comprendre qu’en représentation théâtrale on ne parle pas, on ne fume pas, on ne mange pas. Qu’on ne s’offre pas un selfie avec l’acteur sur scène et qu’on n’appelle pas non plus sa mère qui n’a pas pu se déplacer pour lui raconter la scène en direct. Au final, sur l’ensemble des représentations de la caravane, les organisateurs attendaient 8.000 spectateurs, ils auront finalement été 11.400.

«Cela faisait depuis les années soixante que les habitants de Sbeïtla n’avaient pas eu l’occasion d’assister à un événement culturel.», Jamal Youssfi, Compagnie des Nouveaux Disparus

Ça a été une claque pour Jamal Youssfi, fondateur de la compagnie belge de théâtre itinérant Les Nouveaux Disparus et auteur du Mariage de Lila, l’une des trois pièces centrales de la tournée, avec Dégâts, un spectacle tunisien, et Salle d’attente, co-mis en scène par des Tunisiens et des jeunes d’origine subsaharienne installés en Tunisie. Née à Saint-Josse-ten-Noode, la Compagnie des Nouveaux Disparus défend l’accessibilité à la culture à l’aide de structures mobiles permettant de se rendre dans les quartiers isolés ou précarisés.

Après un premier spectacle en 2009 au Maroc sur l’émigration clandestine, La Traversée de la mort, et à la suite d’une proposition du cabinet Demotte, la Compagnie des Nouveaux Disparus répond à un nouvel appel à projets lancé par Wallonie-Bruxelles Internationale, cette fois en Tunisie. L’objectif: amener des représentations culturelles en province tunisienne. «La culture en Tunisie est bourgeoise et reste concentrée à Tunis, la capitale», explique Jamal. En Tunisie, le centre du pays n’est pas fort investi. Même si, depuis le 26 janvier 2014, la Constitution tunisienne a adopté une politique de décentralisation en offrant une plus grande importance aux autorités locales. «Cela faisait depuis les années soixante que les habitants de Sbeïtla n’avaient pas eu l’occasion d’assister à un événement culturel. On ne s’attendait pas à voir autant de mondeIl y a bien une maison de la culture et un petit théâtre caché dans une rue à Sbeïtla, précise Juliette Depré, coordinatrice de la tournée, mais les initiatives restent limitées et doivent surtout à la richesse de la société civile tunisienne.

Après Sbeïtla et Gafsa, Sfax

À 220 kilomètres au sud de la capitale, Sfax, deuxième ville du pays. Une trentaine de spectacles y sont programmés sur les trois jours de festival et ce n’est probablement pas encore assez. «On a reçu plus de 200 candidatures de la part d’artistes qui voulaient prendre part aux activités de la caravane», explique l’un des organisateurs encore au Lycée, membre de l’association culturelle Art acquis partenaire pour la ville de Sfax.

À deux pas du port, place Chott El Kreknah, la caravane est loin de passer inaperçue. Installée en plein cœur de Sfax, elle incarne malgré tout une expression culturelle centralisée à Tunis et ensuite apportée aux villes avoisinantes. L’expression culturelle reste l’apanage de la capitale. «Lorsqu’on parle de décentralisation, on parle de délégations extérieures à 20, 30 kilomètres de Sfax, comme Jebeniana, Agareb, Kerkennah, etc.», stipule Mohamed Ali Abdellaoui, étudiant en droit, militant à Sfax. Il avait 13 ans lors de la révolution de 2011. Aujourd’hui, il est devenu secrétaire général de l’association Ouachma (empreinte). Cette association se concentre sur la décentralisation de la culture en visant Agareb, ville située dans les oliviers à 30 kilomètres de Sfax. Dans la région, il est rare que les habitants périurbains, mal desservis, viennent à Sfax. Mounira et Sawssen habitent toutes les deux à Jebeniana, une municipalité à 35 kilomètres du centre-ville de Sfax. Si elles sont là, c’est un peu par hasard. Pour venir, elles ont loué une voiture pour 7 dinars (2,31 euros). Une certaine somme quand on sait que le salaire mensuel avoisine les 350-400 dinars (116-132 euros) pour un grand nombre d’entre eux. «En région, nous sommes éloignées des événements culturels. Tous les événements sont dans le centre-ville. Les provinces sont toujours exclues», déplorent-elles. Toutes deux membres de l’association de l’Union des femmes de Jebeniana, elles cherchent à mettre en place un centre culturel dans leur municipalité.

Une première pour plus d’un Tunisien

Assise dans les gradins, une mère, accompagnée de ses trois filles, regarde le spectacle d’un air sceptique. Parfois gênée, elle penche la tête et passe sa main devant ses yeux. Par moments, elle esquisse un léger sourire, puis discute avec sa fille. Le Mariage de Lila ne lui a pas déplu, elle l’a même plutôt bien aimé. Mais elle ne partage pas toujours les idées défendues. Cette pièce pensée au départ pour le public belge, rendue bilingue et jouée en collaboration avec des acteurs tunisiens pour l’événement, met l’accent sur le droit de la femme (musulmane) d’épouser celui qu’elle aime sur fond de lutte contre la gentrification (embourgeoisement) et l’expropriation. On y représente deux jeunes amoureux d’origine, de confessions et de classes sociales différentes, dont les parents respectifs refusent toute union.

«Depuis la révolution nous connaissons une expression artistique superbe de la société civile.» Asma Baklouti, militante associative

Si cette mère de famille s’accorde sur le caractère illégal des expropriations présentées dans la pièce, elle ne rejoint pas le discours posé sur le mariage mixte. «Je suis musulmane, vous comprenez. Je ne pourrais pas accepter un mariage avec un non-musulman. Après chacun est libre C’est la première fois qu’elle assiste à une pièce de théâtre. Elle a entendu parler de l’événement le matin même à la radio.

D’un tout autre ordre, Dégâts, une performance théâtrale et d’expression corporelle tunisienne de l’association We Love Sousse, à l’écriture moins directe, aborde les violences morales et psychiques à l’encontre de la jeunesse avant et après Ben Ali. Elle a fait sortir plus d’une personne de la salle, effrayant les enfants. Loin de déplaire pour autant, avec un jeu de son et lumière, cinq acteurs jettent la lumière sur les violences de l’administration, de la police et des mœurs. «Nous avons voulu présenter la situation des jeunes sept ans après la révolution. Montrer les violences masquées par la dictature qui persistent encore aujourd’hui», explique Achref Ben Sghaier, représentant de l’association We Love Sousse. Peut-être moins aboutis que Le Mariage de Lila, les spectacles tunisiens, réalisés en deux mois, parfois moins, avec des acteurs pour la plupart amateurs, offrent néanmoins un aperçu de la richesse et du potentiel culturels de la société tunisienne.

Effervescence et vide culturel

Du slam au théâtre en passant par la performance, langues et corps se délient pour libérer la parole d’une jeunesse qui se sent muselée, qui n’en finit pas de chercher à s’exprimer, à dénoncer, à questionner. «Avant la révolution, les Tunisiens n’étaient pas de vrais citoyens. L’expression culturelle n’était pas une expression libre. Depuis nous connaissons une expression artistique superbe de la société civile», se targue Asma Baklouti, géographe retraitée, investie dans le réseau associatif, notamment féminin à Sfax. Malgré tout, ils sont nombreux à faire état d’un vide culturel dans la région du fait du manque d’investissement public et de la pauvreté du pays.

Sfax disposait de quatre salles de cinéma et d’une salle de théâtre. Mais tout est fermé. «Dans les années soixante, théâtres et cinémas offraient une activité culturelle à la ville de Sfax. Celle-ci est aujourd’hui en ruine, les Sfaxiens préférant investir dans le phosphate, le commerce, le bâti ou l’oléiculture», poursuit Asma Baklouti. Alors pour compenser, la société civile s’organise, mettant la main à la poche. Depuis le 14 janvier 2011, les initiatives citoyennes ne manquent pas. Elles sont de plus en plus nombreuses et visent toutes aussi «la démocratisation et la décentralisation de la culture». Cinémas en zone rurale, actions théâtrales, fresques murales, ateliers, événements musicaux sont autant de manifestations marquant une soif de culture. Morched Ellouze, commerçant, et Bahri Chokri, comédien, expliquent avoir investi, à six, 50.000 dinars (environ 16.000 euros) pour organiser un festival dans le cadre de leur projet El Balcon. Leur concept: jouer de la musique d’un balcon – qui veut prête – pour en faire profiter le plus grand nombre dans la rue et sur les toits, le tout gratuitement. Pour le moment, ils en «ont» trois: dans la médina, près du musée de Sfax et à la plage Casino, un conteneur avec vue sur la mer. La plage Casino était occupée par l’une des deux usines de transformation de phosphate de la ville situées de chaque côté du port. Petit à petit, les lieux ont pu être nettoyés grâce aux initiatives citoyennes. Ici, on prône «la culture pour tous et partout», contre-pied de la politique culturelle municipale, qui dernièrement organisa la quatrième édition du festival Rencontre internationale des musiques du monde à 70 dinars (24 euros) les trois jours.

Promesses culturelles sans continuité

La veille de l’ouverture du festival, une conférence de presse, présentée au départ comme un débat public, fut tenue. Les délégations aux affaires culturelles et au tourisme y ont annoncé leur volonté de soutenir et de valoriser la diversité de l’offre culturelle, et de s’attaquer à un plus grand investissement de l’espace public, sans parvenir à convaincre l’entièreté des participants.

«Ce que réclament les Tunisiens, la jeunesse, ce sont des initiatives structurelles.» Mohamed Ali Abdellaoui, militant à Sfax

Une fois terminé, un homme les interpelle: «Où va l’argent public? À qui et à quel projet est-il destiné?» Trente millions de dinars1 (10 millions d’euros) investi pour Sfax, Capitale de la culture arabe 2016, donnant lieu par exemple à un événement organisé à l’hôtel quatre étoiles Golden Tulipe uniquement accessible sur invitation. «En tant qu’activiste ou simple spectateur, on n’a pas eu l’occasion de participer aux activités culturelles. On invitait juste une troupe d’Algérie, de France, du Liban ou de Belgique, pour, entre parenthèses, découvrir les cultures de nos voisins. Or, la culture est là pour développer les idées, penser les questions de droits: droits des femmes, droits de l’orientation sexuelle, etc.», rétorque Mohamed Ali Abdellaoui. Face aux promesses d’un élargissement à venir, la population reste prudente. «D’ici quelques jours, ce sont les élections municipales. Les premières libres et indépendantes. On ne peut donc à ce jour s’avancer quant à la volonté politique,» précise Mohamed Ali Abdellaoui.

À Sbeïtla, le passage de la caravane aura ne fût-ce qu’encouragé les autorités locales à refaire tout l’éclairage de la place et permis l’apparition de fresques murales. «Une trace», aux yeux de la troupe belge. Pour sa part, Mohamed Ali Abdellaoui pointe du doigt le caractère ponctuel de cet événement. «Le problème à Sfax et en Tunisie, c’est que les initiatives restent ponctuelles, or ce que réclament les Tunisiens, la jeunesse, ce sont des initiatives structurelles. On a besoin d’une culture qui fait évoluer les mentalités. Je ne pense pas que la caravane permette réellement d’apporter cela, car il n’y aura pas de continuité. Oui, on va danser, chanter, prendre quelques photos, et voilà, tout est terminé. On rentre chez nous. Le problème des associations et même de l’État, c’est qu’il n’y a pas comme principe la continuité du travail.»

NDLR: Le voyage de notre journaliste a été pris en charge par la Compagnie des Nouveaux Disparus et l’Office national du tourisme tunisien.

1. https://www.huffpostmaghreb.com/2016/12/09/sfax-capitale-de-la-culture-arabe-_n_13515370.html

 

Laurence Grun

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