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Regard critique · Justice sociale

Des dossiers de demande de subvention aux grilles d’évaluation, le secteur associatif croule sous le poids de la paperasse. Derrière cette surcharge administrative s’immisce une nouvelle forme de gestion publique, où règnent logique de résultats, mise en concurrence, réduction des coûts, vision à court terme. Des mécanismes gommant le sens des actions menées par les travailleurs de terrain.

De nos jours, pour obtenir des financements, une association doit rarement «juste» rendre un petit dossier bien ficelé. La plupart du temps, il lui faudra prendre connaissance d’un guide de bonnes pratiques pour remplir comme il se doit le dossier à remettre aux pouvoirs subsidiants. Il lui faudra trouver les mots justes, entrer dans les cases prévues à cet effet, biffer les mentions inutiles. Il lui faudra remplir des grilles d’évaluation, remettre des documents justificatifs. Et assortir le tout d’un rigoureux budget. Une paperasserie s’additionnant à d’autres, liées à l’aide à l’emploi notamment. Et à des recherches de subsides supplémentaires. Au besoin, l’association adaptera peut-être aussi son organisation en interne, à coups de tableaux de gestion du temps et autres outils pour mesurer, quantifier, évaluer…

Le secteur associatif doit plus que jamais rendre des comptes. Et il le fait pour des raisons louables, brandies par les pouvoirs publics: bonne gouvernance, transparence, efficacité, justification des dépenses publiques. De bonnes intentions, certes, mais aux effets énergivores, voire parfois pervers. Car aujourd’hui, plus que jamais, le secteur associatif se voit soumis à une nouvelle forme de gestion publique. Jacques Moriau, sociologue à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et au Centre bruxellois de la coordination sociopolitique (CBCS), s’est penché sur la question: «La bureaucratisation a toujours existé, mais, depuis quelques années, elle est en pleine mutation. Le nouveau management public incite à gérer les affaires publiques sur le modèle de l’économie de marché. Il faut maximiser le retour sur investissement, obtenir les meilleurs services aux meilleurs coûts.» Les rapports entre pouvoirs publics et associations se muent alors en contrat entre clients et fournisseurs. Conséquences: «Réduction des coûts, pilotage par le résultat, mise en concurrence généralisée, vision à court terme», poursuit le sociologue, qui tempère cependant: «Ce n’est pas le cas partout, il y a des strates et des textes qui organisent les choses de manière différente, mais on constate quand même un infléchissement.»

Vers la normalisation

Pour étayer son analyse, Jacques Moriau s’appuie notamment sur les logiques d’appels à projets et de marchés publics, de plus en plus prisées par les pouvoirs publics. «Tout est défini au préalable. Les objectifs sont prédéfinis, les façons d’y arriver et les moyens d’évaluation le sont aussi. Il n’est plus possible de définir le problème autrement que par ce qui nous est imposé par les autorités publiques.» Une tendance qui plonge les associations dans l’uniformisation. «Le secteur est soumis à des outils d’évaluation pour juger le bien-fondé des actions réalisées. Qui dit évaluation dit que les associations doivent répondre à des critères imposés, qui ne correspondent pas forcément à la façon dont elles ont travaillé. On travestit pour entrer dans les cases. On s’autocensure dans la façon dont on parle du travail qu’on fait. On s’uniformise, on se normalise.»

«Ceux qui veulent qu’on mesure les résultats font des dégâts. Ils détruisent la prise de risque, l’audace.», Jean Blairon, directeur de l’asbl RTA

Farah Ismaïli, présidente de la Fédération des employeurs des secteurs de l’éducation permanente et de la formation des adultes (Fesafa), abonde dans ce sens: «On reste libres de définir le cadre, mais on est de plus en plus contraints par toute une série de critères. L’argent reçu doit servir à atteindre des objectifs efficients. Il faut alors utiliser un vocabulaire adapté, montrer la légitimité de l’action réalisée… De plus, la contractualisation signifie qu’en cas d’échec, celui-ci n’est porté que par le prestataire, à savoir l’association.»

Face à cette logique de résultats, le secteur associatif s’interroge. Jean Blairon, directeur de l’asbl RTA, le pointait il y a peu en ces mots(1): «On ne pose jamais la question des résultats que par rapport à quelque chose qu’on juge insuffisant. Ceux qui veulent qu’on mesure les résultats font des dégâts. Ils détruisent la prise de risque, l’audace.» Et Jacques Moriau d’écrire par ailleurs: «En confisquant une large part des capacités critiques et d’innovation dont les associations pouvaient faire preuve en définissant des champs et des modalités d’intervention, il faut redouter qu’elles n’ôtent à ces dernières la possibilité d’être le relais de problématiques émergentes ou dérangeantes ou, plus radicalement, de l’expression des ‘sans-voix’(2)

Perte de sens

Règles du jeu prédéfinies, dictature du chiffre, mainmise sur les problématiques… Cette nouvelle ère du management public fragilise les travailleurs de terrain qui voient le sens de leurs actions leur filer entre les doigts. «Aujourd’hui, travailleurs et associations tirent la sonnette d’alarme: le temps consacré à la recherche de financements puis à leur justification réduit considérablement le temps de travail de terrain avec les publics bénéficiaires de leurs actions. Quel temps reste-t-il pour penser, mener et faire évoluer nos projets réels?», peut-on lire dans la présentation d’une rencontre-débat qui s’est tenue en mai à Bruxelles autour de la question centrale: «Comment résister à la bureaucratisation du travail socioculturel(3)

Au cours de cette rencontre, Nancy Hardy, coordinatrice pédagogique chez Présence et Action culturelles et formatrice-coordinatrice à l’Université populaire de Liège, évoque les «plaintes et expressions de souffrance», «l’ennui et la lassitude» exprimés par les travailleurs associatifs(4). Si ces difficultés ne peuvent être imputables qu’à la seule lourdeur administrative, «le cadre n’est plus protecteur, mais source de difficultés supplémentaires».

Les rapports entre pouvoirs publics et associations se muent alors en contrat entre clients et fournisseurs.

À l’œuvre depuis plusieurs décennies, la professionnalisation du secteur associatif a malencontreusement joué un rôle dans cette affaire de bureaucratisation. Finies les petites associations au sein desquelles papillonnaient des bénévoles, militants chevronnés. Différents décrets (1976, puis 2003 pour ce qui est de l’éducation permanente, par exemple) sont venus poser un cadre légal et sécurisant pour les travailleurs, garantissant notamment l’octroi de subventions. D’aucuns s’en plaindront. Mais cette professionnalisation s’est en toute logique accompagnée de plus de papiers à remplir, plus de comptes à rendre, plus de règles à respecter.

En cette période de disette budgétaire, pour maintenir les emplois à flot, les associations consacrent également de plus en plus de temps à fouiner d’autres pistes de financements. Farah Ismaïli, de la Fesefa, l’évoque: «Beaucoup d’énergie est dépensée pour trouver des financements alternatifs et, du coup, pour rendre des comptes à toute une série de pouvoirs subsidiants supplémentairesLa logique de l’appel à projets renforce cet état. Consacrer du temps à répondre à un appel sans aucune garantie de le remporter. Être financé pour chercher des financements. Le serpent se mord la queue. Cette logique alimente également la mise en concurrence effrénée entre associations, laissant plus souvent sur le bas-côté les petites structures.

Tous dans le même bateau

Pointer du doigt les administrations pour leurs contrôles répétitifs et évaluations grandissantes? Un raccourci trop simpliste. Surchargés, les fonctionnaires sont eux-mêmes touchés par cette nouvelle forme de gestion publique. Il suffit d’aller jeter un coup d’œil sur le site FedWeb, portail du personnel fédéral, pour se rendre compte combien l’évaluation fait partie de l’usage courant. Au hasard: «Lors des entretiens de votre cycle d’évaluation, davantage d’attention sera consacrée aux objectifs à atteindre. Ceux-ci doivent être SMART (spécifiques, mesurables, acceptables, réalistes et temporels) et votre dirigeant attachera moins d’importance à la manière dont ces objectifs doivent être réalisés. Ce qui compte, c’est le résultat(5) Tout est dit…

«Les administrations sont désormais gérées par des plans stratégiques, souligne Jacques Moriau. C’est la même logique qui est reproduite à tous les niveaux. Tout le monde se coince un peu dans les mêmes cadres, ça percole et ça se généralise.» Nancy Hardy fait par ailleurs remarquer: «L’augmentation de la charge administrative dépasse le cadre professionnel. Cette tendance traverse l’entièreté de la société. C’est devenu une norme et on est tous porteurs de cette norme.»

Simplifier, unifier?

En proie à ce tableau somme toute assez sombre, l’une des pistes réside dans la simplification administrative. Mais, paradoxalement, «toute simplification, toute optimalisation passe par une phase de complexification et de technicité», fait remarquer Farah Ismaïli. «Simplifier, à quel prix?, interroge quant à elle Nancy Hardy. Vers des formulaires uniques? Vers plus de normalisation?»

La simplification administrative figure en tout cas à l’ordre du jour de l’évaluation en cours du Décret d’éducation permanente. Ariane Estenne, conseillère en éducation permanente auprès du cabinet de la ministre de la Culture, explique: «En éducation permanente, le chemin emprunté est plus important que la finalité. C’est pourquoi nous souhaitons renforcer l’existence du qualitatif et assouplir le quantitatif dans les évaluations La conseillère souligne par ailleurs différents mécanismes privilégiés par son cabinet pour attribuer des financements structurels et éviter la logique des appels à projets. Et de rappeler la tension vécue par tout politique: «La ministre doit à la fois favoriser le travail associatif et justifier les dépenses publiques, via le contrôle effectué par l’administration.»

«Les administrations sont désormais gérées par des plans stratégiques. C’est la même logique qui est reproduite à tous les niveaux.» Jacques Moriau, CBCS

Au-delà de l’éducation permanente, cette tension n’est pas neuve. Le sociologue Jacques Moriau pointe cependant les évolutions récentes sur le terrain politique: «On est souvent dans l’action-réaction liée à la durée de la législature. Pour rendre des comptes à la population et aux partenaires politiques, les politiques veulent des effets évaluables, identifiables et immédiats.» De l’avis d’un ancien fonctionnaire: «Pour l’instant, chacun a son petit décret, avec ses petits lobbys et ses territoires non partagés. Ce sont des univers fragmentés. Il faut refragmenter tout cela. Nous avons besoin d’espaces de dialogue.»

La question est aussi de savoir quel rôle l’associatif est prêt à jouer, à une époque où chacun tire un peu la couverture à soi. La proposition de Jacques Moriau est double: «D’une part, reconstruire une unité et œuvrer en commun pour ne pas se laisser entraîner par les mécanismes du nouveau management public. D’autre part, construire une légitimité en se rapprochant mieux des usagers, en les incluant davantage, en leur montrant l’utilité de nos actions. Le cœur du travail associatif n’est pas que technique, il est aussi idéologique. Le secteur associatif doit retrouver ce noyau idéologique militant, doit développer une vision politique sur la vie en société.»

1.Intervention lors de la Journée de l’éducation permanente organisée par la Fesefa, 2/12/2016.

2. Dans l’article «L’appel à projets, une nouvelle manière de réduire l’action associative», J. Moriau, sur cbcs.be.

3. Midi de Présence et Action culturelles (PAC), 23/5/2017, à Anderlecht. Les citations de Nancy Hardy et Farah Ismaïli dans le présent article sont issues de cet événement. Celles de Jacques Moriau le sont en partie, complétées d’une interview.

4. Sur la base notamment d’une recherche-action formation en cours sur la perte de sens du travail dans le secteur associatif subventionné. Infos: peuple-et-culture-wb.be.

5. Source: http://fedweb.belgium.be, rubrique «Le travail orienté clients et résultats».

En savoir plus

«Financement privé et appels à projets: double contrainte pour l’associatif», Alter Échos n°420, avril 2016, Julie Luong.

«Les travailleurs sociaux doivent-ils craindre l’évaluation?», Alter Échos n°375, décembre 2014, Marinette Mormont.

 

Céline Teret

Céline Teret

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