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Semaine de l’emploi à Ixelles : réflexions croisées sur le métier d’insertion

La « Semaine de l’emploi » organisée à Ixelles par la Maison de l’emploi proposait dans son programme un atelier plus intimiste, réservé aux professionnelsde l’insertion1. Animé par Abraham Franssen, professeur de sociologie aux Facultés universitaires Saint-Louis, il proposait une réflexion sur les enjeux de la pratiqued’insertion en éclairant la parole de ceux qui en sont les principaux artisans. La méthode: l’animateur versera au débat quelques éléments théoriques ouautres résultats de recherche pour mettre en contexte, faire rebondir, donner l’éclairage de l’expert, et ensuite susciter le débat avec la salle, pour l’essentielcomposée de professionnels de l’insertion.

04-12-2006 Alter Échos n° 220

La « Semaine de l’emploi » organisée à Ixelles par la Maison de l’emploi proposait dans son programme un atelier plus intimiste, réservé aux professionnelsde l’insertion1. Animé par Abraham Franssen, professeur de sociologie aux Facultés universitaires Saint-Louis, il proposait une réflexion sur les enjeux de la pratiqued’insertion en éclairant la parole de ceux qui en sont les principaux artisans. La méthode: l’animateur versera au débat quelques éléments théoriques ouautres résultats de recherche pour mettre en contexte, faire rebondir, donner l’éclairage de l’expert, et ensuite susciter le débat avec la salle, pour l’essentielcomposée de professionnels de l’insertion.

Petit tour de table pour commencer et un premier constat: la diversité des vocables utilisés pour désigner ces fonctions. C’est qu’aujourd’hui nous nous trouvons àl’avant-garde de nouvelles pratiques. Les agents d’insertion ne font pas qu’appliquer des consignes et suivre des procédures, ils sont les « policy makers » de mesures quine vaudraient rien s’ils n’étaient pas là pour leur donner vie, prendre des risques sur les marges de manoeuvre qui existent. Ces agents ont donc une véritableresponsabilité sur ce qui se joue quand on parle d’insertion, d’où l’importance d’un après-midi comme celui-ci pour y réfléchir.

Les impacts d’une couverture sociale qui évolue

Avec l’évolution entre État providence et État social actif, nous sommes passés d’une politique universaliste à une politique plus ciblée prenant encompte le niveau de qualification ou l’âge, par exemple. Ce déplacement donne lieu à des mesures par catégorie de population: Rosetta, PTP, article 60 et bien d’autresencore. De la même manière, cette évolution se ressent dans le fait qu’auparavant, la couverture sociale avait pour objectif de compenser les limites du marché, alorsqu’aujourd’hui on adapte les individus aux signaux du marché. Enfin, on a abandonné les files de pointage pour un accueil individuel du demandeur d’emploi et une actionpersonnalisée. Derrière l’Etat social actif se cache donc l’évolution du rapport entre individu et société mais aussi un changement dans la manièred’attribuer la responsabilité des risques sociaux.

Ces changements du lien individu-société vont de pair avec une perspective nouvelle dans la définition qu’on se fait de la précarité et du chômage.L’État providence nourrissait une vision quelque peu philanthropique et policière de la question sociale ou se portait « garant des droits et devoirs » selon qu’onreconnaissait que le chômage était dû à des causes individuelles ou était le produit du fonctionnement du système. Aujourd’hui, les mesures mises en place parl’État social actif répondent à la vision selon laquelle le chômeur a une emprise sur sa situation individuelle. On parle de « contrat d’activation » et lafonction d’agent d’insertion s’inscrit dans cette logique. Le schéma du parcours d’insertion est très parlant à cet égard puisqu’il consiste dans un premier temps àcerner la « motivation du chômeur », puis ensuite à définir son « projet professionnel » avant de détecter ses qualifications et de faire acte decandidature. Les finalités sont claires: augmenter l’autonomie de l’individu, individualiser l’intervention, faire émerger un projet (professionnel), aboutir à un contrat(d’activation, d’embauche,…).

Le chômage et la précarité sont donc le fruit d’une construction, et donc l’enjeu de débats. Plusieurs personnes présentes dans la salle confirment que cettevision correspond bien à leur pratique, à ceci près que « c’est bien le cadre dans lequel l’État tente de nous enfermer ».

Agent d’insertion : un métier en construction

Le secteur de l’insertion étant relativement neuf, il est en constante évolution. C’est ce qu’on appelle un « groupement professionnel émergent». L’objectif est de développer une conscience propre pour cette profession, que l’insertion se définisse un rôle. Mais de quoi se constituent les rôlesprofessionnels ? Abraham Franssen définit ses quatre composantes : la finalité de l’action, les compétences de l’agent, l’autorité (la manièredont on construit sa relation avec l’usager) et le statut (soit l’ensemble des rétributions matérielles et symboliques). Il va sans dire que, dans la pratique quotidienne,l’agent d’insertion cherche sa place, tiraillé entre ces pôles bien souvent en tension.

Le débat avec la salle se fait le reflet de cette complexité : Peut-il y avoir un écart entre rôle prescrit et rôle construit ? Insérer, est-ce mettre lesindividus à l’emploi ou les accompagner à mener un travail sur eux-mêmes ? Faut-il parler d’intégration professionnelle ou d’intégration sociale ?Plusieurs agents présents indiquent qu’il existe de réelles limites à l’intégration professionnelle, tout le monde n’étant pas « employable». Autre difficulté soulevée : motiver l’usager à se définir un projet professionnel puis confronter celui-ci aux réalités du marché del’emploi bruxellois : « Il est non seulement difficile de trouver un emploi mais il est encore plus compliqué de trouver un emploi stable ». Une autre participante souligneégalement cette ambiguïté : dans la relation d’aide établie avec l’usager on sous-entend l’aide à l’emploi. Or, l’agentd’insertion n’a pas de pouvoir sur la réalité de l’emploi : « On a juste le pouvoir de faire rêver d’un emploi, de faire attendre, ça on saitfaire ! ». D’autres enchaînent : « Ce n’est pas notre rôle de trouver des solutions et que les gens travaillent. On est là pour que les personnes fassent untravail sur elles-mêmes, pour transformer leurs attentes en projet ».

Un public disparate en recherche… d’emploi ?

Les clients des métiers de l’insertion se caractérisent souvent par une précarité matérielle et un parcours chaotique, mais pas tous. Parfois, en fonctiondes institutions dans lesquelles ils se rendent (CPAS, Orbem), les usagers peuvent avoir des visages bien différents : du plus « marginal » qui cumule plusieurs typesd’exclusion à celui qui se trouve pour quelques jours dans une situation de « non-emploi ». Parmi eux, certains sont demandeurs d’emploi, d’autres sont «demandeurs de rien ». Les paroles fusent dans l’auditoire pour exprimer les difficultés rencontrées face à ces personnes pour qui l’emploi n’est pas uneporte de sortie. Que peut faire un agent d’insertion si ce n’est amener la personne, coûte que coûte, à exprimer une demande ? Car que faire si la demanden’existe pas ?

Pour Abraham Franssen, il s’agit de prendre en compte ce que la personne dit tout en l’amenant progressivement dans une démarche de recherche d’emploi. Mais il met engarde contre un traitement de plus en plus clinique du chômeur : « Beaucoup de choses poussent et prédisposent à être dans cette relation empathique avecl’usager. On est dans une lecture en forme de carences individuelles. » Effectivement, l’individualisation de la procédure et la forte pression à la responsabilisationillustrent ce constat. Les formations de base des agents (psychologues, assistants sociaux, sociologues,…) et les outils mis à leur disposition viennent renforcer cette tendance.

Cette responsabilisation a des effets paradoxaux, c’est ce qu’entend démontrer Abraham Franssen en se basant sur les travaux de Denis Castra, professeur àl’Université de Bordeaux II2. Les résultats de ses recherches ont mis en évidence les effets de la prise en charge d’élèves signalésau psychologue de leur établissement. Il s’avère que l’effet de cette prise en charge psychologique était néfaste par rapport aux élèves quin’en avaient pas bénéficié. Un des indicateurs ayant permis de conclure cela : le degré de consensus. Plus le consensus autour de la désignation del’élève comme nécessitant une aide est fort, plus les effets seront défavorables. C’est l’effet de stigmatisation qui intervient ici : plus le consensusest fort, plus la stigmatisation ressentie par l’élève est forte et plus on court un risque de voir l’enfant décrocher de son institution scolaire.

On a vite fait d’élargir ce paradoxe aux processus qui interviennent dans le champ de l’insertion socio-professionnelle. Abraham Franssen souligne dès lorsl’importance de ne pas construire des processus excluants et à ne pas « pathopsychologiser » les individus. Or, le danger est grand puisque, si l’on se base surd’autres études, il ressort que dans les entretiens d’embauche, c’est la personnalité du candidat qui est prédominante plus encore que son profil professionnel(« On veut se faire une impression de la personne »). Le degré de sélection et de ségrégation est donc très fort, alors qu’il se base sur deséléments totalement subjectifs.

A quelles conditions sortir de ce qui se présente à tout le moins comme un véritable cercle vicieux : d’un côté, plus on individualise le chômeur,plus on prend le risque de le stigmatiser et donc de le démobiliser et de l’autre, on apprend que le recruteur individualise le candidat en jaugeant sa seule dimension personnelle ? Deuxpistes sont évoquées sous forme d’un double processus : la responsabilisation et la pathologisation. La première consiste à proposer au demandeur d’emploiplusieurs pistes d’emploi de manière à favoriser son implication, en lui offrant de choisir, et éviter ainsi qu’il ne se sente enfermé dans unecatégorie stigmatisante. La deuxième suggère de favoriser le lien entre l’individu et l’entreprise plutôt que d’insister sur la dimension psychologique.Il convient dès lors de faire porter la mise en relation avec l’employeur sur le poste à pourvoir plutôt que sur la personnalité de l’individu. En insistant surcette mise en relation plutôt que sur le demandeur d’emploi, la durée dans l’emploi semblerait pouvoir être plus forte.

Les réactions dans la salle ne se font pas attendre : que faire de cette dimension « psy » qui est bel et bien présente lors des entretiens ? « On estconfronté au psychologique car les gens dégringolent là-dedans. Il est difficile de les réorienter vers des services plus compétents, qui sont complets. On est doncobligé de prendre cela en main, même si on ne le veut pas ». A. Franssen interroge : « Est-ce le malade qui a besoin de son médecin ou le médecin quicrée la maladie ? Ne peut-on décaler l’offre pour décaler la demande ? »

Des balises dans le désert

Les constats de Denis Castra laissent l’auditoire quelque peu perplexe. En effet, la réalité aura vite fait de rattraper les esprits qui s’étaient peut-êtremis à rêver : quotas d’emplois, fragilité multidimensionnelle, évaluation, précarité, traçabilité des chômeurs, contraintes derésultats, employabilité, catégories instituées, gestion des risques, pression, … Les termes fusent à droite et à gauche. Au dire des participants,c’est cela aussi le quotidien dans les bureaux des métiers de l’insertion.

Selon Abraham Franssen, les agents oscillent perpétuellement entre deux logiques d’action : une première que l’on peut qualifier de « déshumanisante »puisque l’individu est sorti de son histoire personnelle et équivaut à une somme de risques qu’il faut gérer. La seconde est une logique de « tutelle del’intime » au travers de laquelle on prend l’individu dans toute sa complexité et dans toute son épaisseur psychique. La salle se fait l’écho de cemalaise et interroge les finalités de l’insertion. « Que faire de ces personnes qui n’entreront jamais dans les catégories instituées, celles qu’on ditinemployables ? », « Si la finalité est l’autonomie de l’individu, cette autonomie doit-elle obligatoirement passer par l’accès à l’emploi ?», « Qui décide, et comment, qu’une personne doit avoir trouvé un emploi au bout d’un an ? », « Ne peut-on pas décider de laisser tranquillesles personnes qu’on devrait laisser tranquilles ? », « Comment réagir face aux contraintes de résultats toujours croissantes ? »…

Ces témoignages, qui illustrent la confusion, voire les contradictions, qui habitent les métiers de l’insertion, mettent en évidence les atouts mais aussi lesdérapages et les fantasmes de l’État social actif. Pour avancer dans ce débat, la réponse est unanime : il est urgent que le secteur se rencontre, qu’onéchange, pour que se construisent des valeurs et des pratiques communes.

1. Dans le cadre de la Semaine de l’emploi, Alter Échos a publié un tiré à part reprenant plusieurs articles ayant trait aux thématiques abordéesau cours de cette semaine. Il est téléchargeable en formatpdf.

2. Denis Castra, L’insertion professionnelle des publics précaires, Pressse universitaires de France, 2003.

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