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Piketty en BD : une saga familiale sur la fabrique des inégalités

Tout le monde connaît son nom, mais peu l’ont lu. Capital et Idéologie de Thomas Piketty vient d’être adapté en bande dessinée. Pour rendre accessibles à tous ces 1.300 pages qui retracent l’histoire de la fabrique des inégalités, l’autrice Claire Alet a imaginé une saga familiale sur huit générations, illustrée par le dessinateur Benjamin Adam. Au cœur de l’intrigue, on retrouve Jules, un riche rentier du début du XXe siècle, et Léa, sa descendante, une jeune femme de notre époque, qui découvre le secret à l’origine du patrimoine familial.

(c) Le Seuil/La Revue dessinée
(c) Le Seuil/La Revue dessinée

Dans Capital et Idéologie (2019), essai monumental faisant suite au best-seller Capital au XXIe siècle (2013), Thomas Piketty explore les mécanismes qui ont légitimé les inégalités au fil des époques. En retraçant l’histoire des sociétés (ternaires, esclavagistes, coloniales, propriétaristes, communistes, ultralibérales, celle des castes en Inde…), l’économiste tente de démontrer que les inégalités sont soutenues, justifiées, perpétuées par un système de pensée.

Saisir le réel

Claire Alet n’a pas reculé devant le défi quand les éditions du Seuil lui ont proposé d’adapter l’essai de Piketty en BD. Pourtant, elle le confie, elle en a rencontré peu qui sont parvenus à le lire en entier. Pour s’approprier la matière et en saisir la substantifique moelle, l’ancienne journaliste s’est attelée à résumer méthodiquement chaque partie lue. «Le but étant de faire émerger le propos principal, à savoir que les inégalités ne sont ni techniques ni économiques, mais qu’elles sont idéologiques et politiques.» Après avoir travaillé pendant une vingtaine d’années comme journaliste chez Alternatives économiques, Claire Alet fait ses premiers pas dans la scénarisation de BD en adaptant pour La Revue dessinée son documentaire diffusé sur ARTE Quand les multinationales attaquent les États. «L’économie est un prisme formidable pour analyser et comprendre la société dans laquelle on vit: comment on travaille, ce qu’on produit, ce qu’on consomme, ce à quoi on attribue de la valeur, comment est-ce qu’on répartit la richesse… Ce qui m’intéresse dans l’économie ce n’est pas tant les gagnants ou la performance, ce sont les failles, les fractures. Ce travail était une chance incroyable pour creuser la question du fondement des inégalités.» Celle qui est désormais responsable éditoriale de la nouvelle collection de littérature du réel chez Bayard se passionne pour la mise en récit de ce fameux réel. Au travers du prisme de l’économie donc, et avec les moyens de la BD, de plus en plus utilisée comme outil de vulgarisation. Une tendance confirmée par le succès en librairie d’Un monde sans fin, de Jean-Marc Jancovici, sur la crise climatique et énergétique et de Sapiens sur l’histoire de l’humanité. «On parle de BD des savoirs, BD documentaire, BD du réel… On assiste à un véritable boom de ce mode narratif. Car la bande dessinée est une formidable passeuse d’informations et d’idées. Surtout lorsqu’elle n’est pas juste une illustration, c’est-à-dire un dessin apposé sur un propos, mais quand à l’inverse elle parvient à associer des éléments documentaires avec une histoire, une scénarisation, des personnages, une intrigue.»

Thomas Piketty

Économiste, professeur d’université et écrivain, Thomas Piketty est spécialisé dans l’étude des inégalités économiques. Il est l’auteur de Capital au XXIe siècle (2013), traduit en 40 langues et vendu à 2,5 millions d’exemplaires.

Comment vulgarise-t-on Piketty?

L’étude des différents systèmes inégalitaires de Piketty a servi de trame historique sur laquelle Claire et le dessinateur Benjamin Adam ont cousu une intrigue familiale. «J’ai inventé tous les personnages et j’ai choisi d’en avoir deux principaux, Jules et Léa. Jules, un rentier occupé à faire fructifier son patrimoine, incarne la figure gagnante de la société hyperinégalitaire du début du XXe siècle. Léa, son arrière-petite-fille, est une jeune femme contemporaine qui va découvrir le secret expliquant le patrimoine de sa famille et éclairant par la même occasion la situation contemporaine.» Entre ces deux générations, on suit la trajectoire familiale dans différents milieux sociaux et courants idéologiques, tantôt à droite, tantôt à gauche. Un moteur narratif qui rend la lecture plus agréable, mais qui dévoile aussi une intention éditoriale, «de montrer que l’analyse économique et historique des inégalités n’est pas hors sol, il ne s’agit pas de notions confinées dans les tours d’ivoire de chercheurs. Elle s’appuie sur des faits historiques, des événements de la vie quotidienne, vécus par de vraies gens, dans la vraie vie, comme ce qu’on est en train de vivre avec l’inflation par exemple».

 

«Ce que veut dire Thomas Piketty, c’est que si on laisse faire la distribution des richesses telle qu’elle se fait aujourd’hui, on va tendre vers une société hyper-inégalitaire, comme celle qu’on a connue au début du XXe siècle.»

Cette forme généalogique donnée au récit permet alors de mettre en exergue une notion clé dans la perpétuation des privilèges et donc des inégalités: l’héritage. Constitué de biens immobiliers, d’actifs financiers, de différents revenus potentiellement illimités et transmis, il s’oppose à la richesse limitée engendrée par les salaires. «Ce que veut dire Thomas Piketty, c’est que si on laisse faire la distribution des richesses telle qu’elle se fait aujourd’hui, on va tendre vers une société hyperinégalitaire, comme celle qu’on a connue au début du XXe siècle. À savoir que les personnes qui ont les plus hauts revenus (et pas salaires) détiennent une part considérable de la propriété, du patrimoine. Ce qui illustre la tendance contemporaine, par exemple, c’est le fait que dans les grandes villes, seuls ceux qui ont touché un héritage ou une aide de leur famille peuvent accéder à la propriété.»

Ouvrir ou ne pas ouvrir la boîte de Pandore?

Le dessin se révèle particulièrement efficace pour expliquer des concepts d’économie à l’aide de schémas, de graphiques et de métaphores visuelles. On retiendra les pommes pour montrer ce qu’il reste après un impôt proportionnel ou progressif selon le revenu, la bouteille d’assouplissant pour symboliser le «quantitative easing» opéré par la Banque centrale européenne, mais aussi la boîte de Pandore, leitmotiv dans toute la BD. «C’est ce que Thomas Piketty appelle ‘l’argument pandorien’: on sait où ça commence, pas où cela s’arrête; alors pour éviter tout risque, ne changeons rien. La métaphore visuelle de la boîte de Pandore illustre les freins qui apparaissent quasiment à chaque fois que l’innovation sociale et politique est présentée. Il y a toujours la crainte chez les conservateurs que si le monde change, on ignore jusqu’où ira ce changement, ce qui suivra. On voit bien comment cet argument est encore d’actualité avec le sujet sur la taxation des super-profits des entreprises énergétiques.» L’héritage, ce n’est pas seulement le patrimoine qu’on hérite de sa famille et qu’on a peur de voir fondre en ouvrant la boîte de Pandore des réformes fiscales, c’est aussi son histoire, ses zones d’ombre. Le coffret familial que s’apprête à ouvrir Léa à la fin de la BD est une forme de boîte de Pandore renfermant un secret familial qu’on a voulu étouffer. «Avec l’image d’ouvrir la boîte, il y a l’idée d’oser des réformes économiques et sociales, celles que propose Piketty, mais aussi le fait d’assumer un devoir de mémoire, en l’occurrence reconnaître la part de l’histoire esclavagiste dans l’économie française, et cela s’applique aussi à l’histoire belge.» C’est un chapitre qui apparaît dans le livre de Piketty, mais que la scénariste a voulu souligner dans la BD au point d’en faire le nœud de l’intrigue. «On commence à faire un travail de mémoire sur le passé colonial de la France, mais le passé esclavagiste reste encore dans l’angle mort. On a tendance à penser que cela relève plutôt de l’histoire des États-Unis. Or, à la fin du XVIIIe siècle, les îles françaises concentraient la plus forte proportion d’esclaves dans le monde euro-américain et je pense que c’est très peu connu en France.»

L’égalité, le Graal?

L’œuvre monumentale de Piketty a essuyé certaines critiques, de la part d’économistes et d’historiens. Certains lui reprochent d’avoir simplifié l’histoire, d’avoir énoncé des évidences économiques, de se focaliser sur la fiscalité comme seul moyen de redistribuer les richesses, ou encore de chercher une poursuite aveugle de l’égalité. À la question «faut-il forcément poursuivre cette quête?», Claire Alet admet qu’elle imagine «que certains n’y ont pas intérêt. L’égalité absolue n’est pas un vœu non plus. Il s’agit plutôt de voir quelles sont les inégalités acceptables dans une société plus juste».

 «L’égalité absolue n’est pas un vœu non plus. Il s’agit plutôt de voir quelles sont les inégalités acceptables dans une société plus juste.»

Dans tous les cas, la BD met en lumière l’une des périodes les moins inégalitaires que nous aurions connues, celle des Trente Glorieuses. «Les régimes sociaux-démocrates qui se sont développés en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont ceux qui ont permis une moindre inégalité. En termes de démocratie sociale, de redistribution des richesses et de revenus, et de filet de sécurité, c’est la version la plus avancée dans le monde. Même si ce système est menacé, on en profite encore aujourd’hui en Europe. Il n’y a qu’à regarder l’impact de la crise sanitaire aux États-Unis. Il y a eu davantage de morts du Covid, une plus forte proportion de la population est tombée dans la pauvreté et ne s’en est pas remise.»

Hormis l’éventail de solutions concrètes proposées par Piketty pour lutter contre les inégalités (auxquelles on adhère ou pas), la BD Capital et Idéologie a le mérite d’expliquer des concepts clés en économie et de rappeler de grandes périodes historiques, deux éléments qui aident à mieux appréhender les enjeux socio-économiques actuels. Mais surtout, elle rend accessible à toutes et à tous la réflexion collective nécessaire concernant les inégalités.

Capital et Idéologie, Claire Alet et Benjamin Adam, d’après le livre de Thomas Piketty, paru chez Seuil, La Revue dessinée, novembre 2022.

 

Émilie Pommereau

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