En mars 2005, les partenaires sociaux bruxellois signaient le Contrat pour l’économie et l’emploi (C2E). Quelques mois plus tard, en décembre, le gouvernement sortait un Plan pourl’emploi des Bruxellois. Rencontre avec Philippe Van Muylder1, le secrétaire général de la FGTB-Bruxelles.
AE : Le Contrat pour l’Economie et l’Emploi et Le Plan pour l’emploi des bruxellois disent sensiblement la même chose. C’est une « redite » du gouvernement bruxellois ?
Philippe Van Muylder : Le problème est complexe. Dans notre Région, deux types de relations sont envisageables entre le gouvernement et les interlocuteurs sociaux. Le modèletraditionnel est connu : le gouvernement prend une décision en première lecture ; celle-ci est ensuite soumise à l’avis des interlocuteurs sociaux (via le Conseiléconomique et social) ; enfin, le gouvernement prend sa décision définitive en seconde lecture, comme on dit. Mais il existe un autre modèle, beaucoup plus ambitieux : lemodèle contractuel. Ici, il s’agit de faire le pari d’une concertation beaucoup plus « appuyée », sur la base d’une conviction partagée : en matièresocio-économique, les décisions ne peuvent être que meilleures lorsqu’elles sont validées par les patrons et les syndicats – on y gagne, évidemment, uneadhésion large aux décisions gouvernementales. Problème : le plus souvent, les décideurs politiques voient en ce processus contractuel une charge très lourde, etn’en aperçoivent pas la plus-value. Certes, les contrats, les pactes en tout genre sont à la mode. Mais ce sont rarement de vrais contrats. À Bruxelles, à forced’insistance, le Contrat pour l’économie et l’emploi a réellement été négocié. Il faut le souligner. Cependant, dès après sasignature, le gouvernement semble avoir oublié la nature contractuelle de ce document. En effet, si des groupes de travail ont bien été mis en place, leurs conclusionsn’ont jamais été validées par les interlocuteurs sociaux, ce qui n’a pas empêché le gouvernement de s’en saisir et d’y puiser…ce quil’intéressait, notamment pour rédiger son Plan pour l’emploi des Bruxellois. La plupart des observateurs et beaucoup d’experts extérieurs avouent ne pas comprendrecette attitude du gouvernement. Car enfin, nous avons tous signé le C2E. Et on essaie d’avancer de manière constructive. Dans ce cadre, pourquoi le gouvernement a-t-il agi commesi on n’était pas là ? C’est à se demander si cette attitude relève d’une comportement timoré ou si c’est un problème plus fondamental, de nature »culturelle »…
C’est dans ce contexte que s’est réuni, le 23 janvier 2006, le Comité bruxellois de concertation économique et sociale (CBCES). Il s’agit de l’instancequi réunit le gouvernement et les interlocuteurs sociaux. Au départ, nous y allions, en somme, pour en découdre, pour acter un véritable état de «non-concertation sociale ». À notre vive surprise, nous avons eu devant nous deux ministres – Charles Picqué, le ministre-président, et Benoît Cerexhe, encharge de l’Économie et de l’Emploi – qui nous ont dit, en substance, qu’ils souhaitaient relancer une démarche contractuelle. Ils ont donc proposé de réunir leCBCES très régulièrement. Il semble donc y avoir, du côté du gouvernement, une volonté de relancer la concertation socio-économique. Reste àvérifier la réalité de cette bonne intention.
AE : Quels étaient les points à l’ordre du jour de cette réunion du 23 janvier ?
PVM : Il y avait deux points : le Plan pour l’emploi des Bruxellois mais aussi le Plan pour l’emploi des jeunes déposé par les organisations syndicales. Dès avant laréunion, l’UEB (Union des entreprises de Bruxelles) avait réagi au plan syndical, l’estimant « trop axé sur les emplois subsidiés ». Par là,l’UEB visait évidemment les emplois ACS dans le secteur non marchand, public (communal) ou privé (asbl). Mais cette remarque est proprement surréaliste ! Lorsque l’UEBréclame, avec la FEB (Fédération des entreprises de Belgique), une réduction linéaire des cotisations sociales patronales, n’est-ce pas d’emploisubsidié qu’il s’agit ? De même, on n’entend guère les employeurs du secteur de l’intérim se plaindre de percevoir les subsidesfédéraux prévus dans le cadre du système des titres-services ! Bref, pour l’UEB, quand c’est dans le secteur privé commercial que se déversel’argent public, tout va bien ; mais quand c’est dans le secteur non marchand…
À noter : le Plan pour l’emploi pointe l’intention de Benoît Cerexhe d’instaurer un turn-over des emplois ACS, qui deviendraient des emplois à duréedéterminée (2 ans). C’est le retour de la précarité ! Pour se justifier, le gouvernement fait mine de croire qu’après deux ans, les associations et lescommunes auront « tout naturellement » trouvé d’autres sources de financement, pour maintenir à l’emploi les travailleurs. Il y a là soit une très grandenaïveté, soit un très grand cynisme et aussi une sorte de mode intellectuelle : ce qui est stable – et donc même l’emploi stable – est extrêmementdévalorisé, aujourd’hui, dans certains cercles. Ce qui est tout de même un comble !
AE : Le Plan pour l’emploi s’assigne plusieurs objectifs chiffrés. Parmi ceux-ci, « atteindre un taux de 50 % de Bruxellois au sein de l’emploi privé àBruxelles ». Est-ce un objectif réaliste ?
PVM : L’objectif est louable. Mais comment le gouvernement va-t-il le mettre en oeuvre ? Car enfin, il ne s’agit pas d’un objectif assigné à la fonction publique -où le gouvernement tient davantage de leviers – mais au secteur privé. Or, passer de 45 % à 50 % de Bruxellois dans le privé reviendrait à créer 20.000emplois supplémentaires. C’est donc très volontariste ! Attention : les exemples que cite le ministre concernent tous des entreprises (Ikea, Décathlon, Casino Austria) aveclesquelles une discussion était possible, puisqu’elles venaient s’installer à Bruxelles et étaient demandeuses, logiquement, d’un « bon accueil »régional. Mais comment obtenir des résultats dans des entreprises déjà présentes à Bruxelles ? Ce sera, me semble-t-il, nettement plus difficile,d’autant que des règles très strictes, tant nationales qu’européennes, empêchent de « discriminer » les non-Bruxellois. Une piste reste ouverte : cesrègles n’interdisent évidemment pas d’inciter fortement les employeurs à passer par l’Orbem pour le recrutement.
AE : Dans le Plan pour l’emploi, on présente l’intérim bruxellois comme le plus gros pourvoyeur d’emplois, ou « la solution » ; ça vous inspire quoi ?
PVM : Aujourd’hui, le monde du travail se fragmente. Pour l’expliquer, Brigitte Rorive, de l’Université de Liège, prend l’image des trois cerclesconcentriques : au centre, le « noyau historique », on trouve les travailleurs ayant un contrat d’emploi « équivalent temps plein », à durée indéterminée,soit les personnes susceptibles de travailler dans la durée au sein de leur entreprise ; un deuxième cercle regroupe les travailleurs ayant signé des contrats àdurée déterminée ou des contrats à temps partiel – c’est déjà nettement plus précaire comme situation ! – ; enfin, dans un troisièmecercle, se retrouvent les travailleurs intérimaires, les (faux-)indépendants et les travailleurs des firmes sous-traitantes – phénomène qui se développe de plus enplus. En somme, on pourrait ajouter un quatrième cercle, dans lequel on retrouverait le travail au noir et l’exploitation des clandestins : le comble de la flexibilité ! Comme chacun leconstate aisément, le premier cercle, le « noyau dur », se réduit aujourd’hui, lentement mais sûrement. Les deux autres cercles sont en nette expansion. Ainsi,pour accéder à l’emploi, la porte d’entrée, de nos jours, c’est de plus en plus souvent l’intérim. Avec l’intérim, l’employeur peut se dire « j’oubliequ’il y a une période d’essai limitée, j’oublie qu’il y a des modalités pour rompre le contrat, comme c’est prévu dans le cadre d’un contrat de travail classique»…. Il peut donc externaliser le risque. Sur un simple coup de fil, il peut remplacer son travailleur. Et puis surtout, pour le travailleur, le message est des plus clair : « Mouille tachemise et, à l’issue de ta mission précaire, peut-être auras-tu un contrat. » Sans doute à durée déterminée pour commencer… Faut-il lepréciser, ce n’est pas notre vision de la mise à l’emploi !
AE : En outre, l’intérim semble devenir un prolongateur des politiques publiques – titres-services, intérim d’insertion, etc. -, au point d’avoir un poids « politique »?
PVM : C’est vrai : il y a une réelle montée en puissance de ce secteur. À cet égard, le fait que Jean-Claude Daoust, patron d’une firmed’intérim, ait été appelé à la présidence de la FEB, n’est certainement pas un fait anodin.
Au fond, ce que certains veulent nous faire croire, c’est que « Zorro est arrivé » et que c’est…le secteur de l’intérim ! Dans l’imaginaire politique,c’est lui qui va mettre à l’emploi un grand nombre de nos concitoyens… Au point qu’avec la complicité des pouvoirs publics, l’intérim se positionne désormaiscomme un concurrent assez agressif des Offices publics de placement (Orbem, Forem, VDAB). Il y a une image négative de ces derniers, dans le chef des entreprises, notamment à Bruxelles: l’intérim est « sexy », l’Orbem non. Mais, comme on le voit, ceci mérite une lecture politique beaucoup plus fine que de dire simplement « C’est parce que le privétravaille mieux ». L’intérim est une machine de guerre contre le service public ; c’est un secteur qui présente les services publics de placement comme le temple desconservatismes. Au comité de gestion de l’Orbem, il y a aujourd’hui, sur le banc patronal, un représentant de Federgon-Bruxelles. Quid des conflits d’intérêt ?C’est une question très importante.
À nos yeux, l’intérim n’est pas le commencement normal d’une carrière, c’est un contrat… de remplacement. Quand on parle des personnes qui sont contentes de pouvoirtravailler ‘quand elles le souhaitent’, on parle de quoi ? De 15 % des intérimaires ? Mais les 85 % restants sont là parce que cela devient « la » ported’entrée dans le monde de l’entreprise ou…pour tenter de se mettre à l’abri d’une sanction de l’Onem ! Telle est la réalité…
AE : Que pensez-vous du récent accord de coopération entre la Flandre (VDAB) et la Région de Bruxelles (Orbem) ?
PVM : Très positif, horriblement peu concerté ! On ne peut qu’adhérer à l’idée que des travailleurs bruxellois puissent trouver un débouchéprofessionnel dans la région de Vilvorde, par exemple où les taux de chômage sont idylliques – quelques pour cent contre…22 à Bruxelles. Je suis persuadéqu’un des chemins pour l’avenir de la Région est de travailler la formation avec les amis wallons (le Forem) et l’emploi avec les amis flamands, parce que c’est du côté dela périphérie flamande qu’il y a de l’emploi disponible…
AE : Comment voyez-vous la discussion et les enjeux autour de la rédaction du Contrat de gestion de l’Orbem ?
PVM : Le ministre de l’Emploi a compris qu’un contrat de gestion ne peut être un diktat du gouvernement, à soumettre rapidement à la « consultation » du comité de gestion del’Office. C’est déjà extrêmement positif… De notre point de vue, les objectifs de performance assignés à l’Orbem devront le mettre en mesure deprogresser ; mais il ne saurait être question de « charger la barque » au point de « tuer » l’Orbem pour faire moderne ou pour calmer l’opposition parlementaire. Àcet égard, lourde est la responsabilité du ministre… Par ailleurs, il serait insensé de croire que l’on va décentraliser les services d’inscription etd’accompagnement de l’Orbem sans allouer de moyens financiers supplémentaires (nous ne saurions bien sûr tenir pour acquis que « beaucoup mieux peut se faire àbudget constant »). Enfin, nous voulons sortir de la négociation du contrat de gestion avec un Orbem conforté dans son statut d’organisme pararégional de type B,appelé à mettre en œuvre, dans une autonomie certaine, la politique d’emploi du gouvernement. L’Orbem ne saurait devenir un département ministériel !
AE : En 2000, 800 entreprises flamandes avaient signé la Charte contre le racisme et pour l’égalité des chances des immigrés. On se gaussait quelque peu, ducôté francophone, en affirmant qu’on n’en avait pas besoin ! Avec la Charte de la diversité, on semble revenir sur cette affirmation passée…
PVM : C’est un autre dossier qui nous oppose à Benoît Cerexhe, sur la méthode en tout cas : en cette matière, il n’y a eu aucune concertation des organisations syndicales !Or, il va de soi que nous sommes preneurs d’une démarche diversité. Comme chacun sait, les acteurs de la discrimination sont potentiellement multiples : lors de l’embauche, elleconcerne essentiellement l’employeur ; pendant la durée du contrat, il peut arriver que la discrimination provienne de collègues de travail ; enfin, il n’est pas rare que deslicenciements s’opèrent à l’instigation des clients de l’entreprise. Cette multiplicité potentielle d’acteurs signifie très concrètement queles organisations syndicales ont aussi un travail à faire « en interne ». Raison de plus pour ne pas nous contourner… À la FGTB, depuis plusieurs années, nousavons mis sur pied des formations à la lutte contre la discrimination, avec l’aide du Pacte territorial pour l’emploi.
AE : Il semble qu’il y ait un recours de plus en plus systématique au secteur privé pour rédiger des documents clés des politiques publiques (le C2E, le contrat degestion de l’Orbem). Est-ce que cela ne pose pas un problème ?
PVM : C’est un problème à la fois philosophique et pratique. Philosophique, parce que l’on a déjà des gouvernements – à tous les niveaux de pouvoir – donton sait bien qu’ils ne détiennent que (très) partiellement les clés de la gestion de la Cité, tant est considérable le pouvoir de l’argent. Faut-il, en plus,que les pouvoirs publics aillent chercher des conseils dans le secteur privé ? Est-ce au privé de dicter au public ce qu’il convient de faire ? Ici, à Bruxelles, on est «bien tombé », car le consultant régional est à la fois compétent et honnête. Mais cela pose question, en effet.
Par ailleurs, sur le plan pratique, votre question indique la grande difficulté, pour les décideurs publics, de bien s’entourer. Un entourage de qualité est pourtant unecondition sine qua non de bonne gouvernance…
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