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Regard critique · Justice sociale

Petite enfance / Jeunesse

Petite enfance, un secteur au bord de l’explosion?

En Flandre, les problématiques liées aux milieux d’accueil font la une des journaux. Fermetures de crèches, manque de places, cas de maltraitance, pénurie de personnel: le nord du pays connaît une crise profonde. Qu’en est-il de ce côté-ci de la frontière linguistique? Alter Échos prend la tension d’un secteur sous pression.

© Photos UMONS/G. Zidda

Woluwe-Saint-Lambert, la crèche Les Bourgeons, subventionnée par l’Office national de l’enfance (ONE). Dans la section des grands, quelques bébés jouent ensemble. Accoudée à son bureau, Carine Beudin discute du planning de la semaine avec sa collègue assistante sociale. Après 38 ans de carrière, cette directrice en a vu passer des bambins, des puéricultrices et des crises. «Je dirais qu’on ne peut répondre positivement qu’à 10 % des demandes. On sait que c’est galère pour les parents. C’est dur de leur refuser l’accueil de leur enfant, mais nous n’avons pas le choix. Il y a toujours eu un manque de places, ça n’a rien de nouveau. Voilà des années qu’on tire la sonnette d’alarme! Malheureusement, en période de pénurie, des situations foireuses peuvent voir le jour, comme on l’observe en Flandre.»

Des prix qui flambent, des portes qui ferment

En Fédération Wallonie-Bruxelles, selon les derniers chiffres, le taux de couverture serait de 37,6 %1 en comptant les lieux d’accueil subventionnés (27,4%) et non subventionnés (10,2%). Le baromètre de la Ligue des familles indique quant à lui que 67% des parents rencontrent des difficultés à trouver une crèche pour leur enfant. La pénurie de places se révèle une source de stress très importante pour les familles. La problématique fragilise d’ailleurs particulièrement les femmes; les mères portant encore majoritairement la charge du foyer, ce sont elles qui se voient contraintes de freiner, et même d’arrêter leur carrière faute de solutions systémiques à la garde des enfants. Pour éviter ces cas extrêmes, l’ONE a créé une cellule spéciale d’appariement (matching) entre les crèches et les familles: la cellule «Parents Accueil».

Quant au futur, rien de prometteur. Pour les crèches non subventionnées, maintenir le cap devient de plus en plus complexe. «Tout augmente: l’indexation des frais de personnel, la nourriture, le prix de l’énergie…. C’est dur de survivre. Sans compter que les crèches privées, comme nous, coûtent plus cher2; aussi les parents préfèrent-ils trouver une place dans une crèche subsidiée. Du coup, ça arrive régulièrement qu’on nous lâche en dernière minute», témoigne Rosemarie Capillon, directrice d’une structure à Schaerbeek. Face à la crise économique et énergétique, fin 2022, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a versé, à chaque milieu d’accueil subventionné ou pas, une aide énergie directe de 200 euros par place, c’est-à-dire par enfant accueilli à temps plein3 et ce, pour une enveloppe totale de 9,25 millions d’euros. Aussi, pour éviter les fermetures, une cellule de veille dotée de 5 millions d’euros a été déployée au sein de l’ONE afin de soutenir les crèches en grosses difficultés liées à des problématiques non structurelles.

Créer des places, pas si simple

Au sein du cabinet de la ministre de l’Enfance Bénédicte Linard (Écolo), on tente de répondre au manque de places à travers le plan Cigogne 2021-2026. Ce vaste appel à projets en partenariat avec les Régions a pour objectif de financer 3.143 places subventionnées en Wallonie et 2.100 places à Bruxelles à travers un budget de 30 millions d’euros pour la FWB à l’horizon 2026. Ce montant n’inclut pas les budgets régionaux liés à l’emploi et à l’infrastructure (la subvention en infrastructure correspond à 80% du montant subsidiable des travaux ou de l’achat à hauteur maximale de 41.000 € HTVA par place créée). «L’objectif est de parvenir à un taux de couverture de 33 % minimum sur tout le territoire de la Fédération, car les places subventionnées sont mal réparties», avance Lauriane Douchamps, porte-parole de la ministre. En effet, tandis qu’à Marche-en-Famenne, le taux de couverture est de 42,6%, à La Louvière par exemple, il n’est que de 21%.

À Ath, où le taux de couverture est de 25,9 %, la liste d’attente de la crèche gérée par le CPAS déborde. «Nous avons toujours connu un problème de places, mais il s’accentue avec l’évolution de la société. Beaucoup de jeunes couples viennent s’installer ici parce que c’est très bien situé et que des nouveaux quartiers ont été construits. Aussi, n’oublions pas qu’aujourd’hui, les grands-parents sont moins disponibles pour des raisons professionnelles ou de distance géographique. Ces changements se répercutent sur les crèches. Ici, la demande dépasse largement l’offre…. Le plan Cigogne, c’est bien, mais les crèches ne sont pas subventionnées à 100 %, alors il faut que les politiques locales aient les moyens, les ambitions et l’envie de créer de nouvelles structures. Chaque territoire a ses spécificités», témoigne Valentin Vanhelleputte, assistant social.

Contrôler et minimiser les risques

Crise des places, mais pas que! Au nord du pays, des révélations concernant des cas de maltraitance d’enfants ont bouleversé l’opinion publique. Début 2022, un nourrisson maltraité dans une crèche est décédé. Le scandale a entraîné la démission du ministre flamand de la Santé Wouter Beke (CD&V). Kind en Gezin, l’équivalent flamand de l’ONE, a également été décrié pour son manque de contrôle. Rappelons qu’en Flandre, le ratio puéricultrice-enfant est de neuf pour un, contre sept côté francophone. Les agents de l’ONE visitent par ailleurs en moyenne deux fois par an les crèches pour s’assurer du bon respect des normes, du bon déroulement du projet pédagogique et de la qualité de l’accueil. «Si la qualité de l’accueil n’est plus garantie pour les enfants, l’Office peut ordonner la fermeture d’une structure. Ce n’est pas très courant, mais ça arrive. Vu le manque de places, la fermeture d’un milieu d’accueil représente toujours un échec. Dans ces cas extrêmes, nous sommes souvent décriés par les parents, mais l’ONE prend ses responsabilités pour éviter tout accident et toute maltraitance», explique Sylvie Anzalone, porte-parole. Du côté des différentes crèches interviewées, toutes confirment recevoir régulièrement des contrôles de l’ONE. «Je crois que le risque augmente dans les petites structures. Lorsque l’équipe est plus grande, on peut s’épauler et il y a un regard, un contrôle interne sur nos pratiques respectives», éclaire Valentin Vanhelleputte. À noter également: le manque de places accroît les accueils clandestins, ce qui augmente encore les risques pour la sécurité des enfants.

Pénibilité du travail et non-reconnaissance

Les conditions de travail composent un point essentiel de la crise que traverse le secteur de la petite enfance, composé, faut-il le rappeler, à plus de 90 % de femmes. Le manque de valorisation économique et sociale du métier freine les carrières et mène à une pénurie de personnel. À Woluwe-Saint-Lambert, Carine Beudin peine à recruter des puéricultrices au sein de son service. «La difficulté s’est aggravée ces dernières années. Les études se sont dégradées; or, c’est un métier dur qui nécessite une bonne formation. Spécialiste de la petite enfance, ce n’est pas rien! Aussi, nous observons qu’une large partie des étudiantes en puériculture ne continuent pas dans cette voie.» Dans la section des petits de la crèche, Imane, Virginie et Fatma, les puéricultrices profitent d’une petite pause pendant la sieste des bébés. «Je travaille depuis 32 ans. J’adore mon métier, mais je comprends que les jeunes n’aient plus envie de se lancer. La société ne valorise pas notre travail et ne reconnaît pas la pénibilité: le fait d’être tout le temps debout, de porter les enfants toute la journée… Certaines puéricultrices souffrent de maladie longue durée», confie Virginie.

Manque de places, conditions de travail difficiles, pénurie de personnel, risques accrus d’accueil clandestin et donc de débordements… Complexe et multifactorielle, la crise qui perdure dans ce secteur ne va pas s’amenuiser si des changements majeurs ne sont pas opérés.

 

Face à la crise, des solutions innovantes

Fin 2022, à Bruxelles et ses alentours, la faillite du réseau Neokids-Montessori a entraîné la fermeture d’une quinzaine de crèches. Plus de 400 bébés étaient concernés, une véritable catastrophe pour de nombreux parents. Parmi eux, à Hoeilaart, Benjamin Baelus, dont l’enfant fréquentait une crèche du réseau: «Avec les autres parents, on a d’abord organisé des gardes chez nous à tour de rôle, mais ce n’était pas une solution. En fait, j’avais espoir que quelqu’un reprendrait la crèche: il y avait un bâtiment, les enfants, les puéricultrices… Mais, finalement, nous avons mis en place une crèche coopérative gérée par les parents et les puéricultrices», explique-t-il. Un système novateur qui pourrait faire des émules? Au nord du pays, l’initiative fait grand bruit!

1. Ce taux de couverture est le rapport entre le nombre total de places et une estimation du nombre d’enfants en âge de fréquenter les milieux d’accueil (enfants de 0 à 2,5 ans domiciliés en Fédération Wallonie-Bruxelles).

2. Selon le baromètre de la Ligue des familles, en moyenne, une famille paye 463 euros par mois pour mettre son enfant à la crèche. Les coûts varient selon l’inscription en crèches privées, qui fonctionnent au forfait ou sont subventionnées, où les tarifs sont calculés en fonction du revenu des parents et des jours de présence. À noter que, depuis 2023 en FWB, dans les crèches subventionnées, les parents solos payent 30 % moins cher. Et pour les parents bénéficiaires du statut de l’intervention majorée (BIM), la crèche est gratuite.

3. Puisque tous les enfants ne fréquentent pas la crèche à temps plein, en moyenne, le taux de fréquentation d’une place équivaut à 1,16 enfant.

En savoir plus

Pour en savoir plus, relire notre numéro spécial «Accueil de la petite enfance: changeons de paradigme», réalisé pour l’asbl Badje.

Jehanne Bergé

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