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Economie

Nos supermarchés aux puissants rayons coopératifs?

De Bordeaux à Bruxelles, des citoyens se regroupent pour créer leur magasin alimentaire idéal. Ces supermarchés coopératifs pourraient élargir l’alternative alimentaire à de nouveaux publics.

Quel produit accueillir dans les rayons coopératifs ? Chez Bees coop comme chez Coopéco, ce sera à la démocratie participative de placer le curseur. © Bees Coop

De Bordeaux à Bruxelles, des citoyens se regroupent pour créer leur magasin alimentaire idéal. Ces supermarchés coopératifs pourraient élargir l’alternative alimentaire à de nouveaux publics.

Groupes d’achat solidaire (Gasap), épiceries sociales, vente directe, ruches ou paniers: les alternatives à la grande distribution classique se suivent et ne se ressemblent pas. Après Färm, la coopérative bruxelloise axée bio et circuit court, c’est Bees coop (pour «Coopérative bruxelloise, écologique, économique et sociale») qui s’apprête à ouvrir un supermarché à Schaerbeek. L’enseigne proposera des produits «respectueux de l’homme et de la planète», essentiellement bio et/ou locaux et sans suremballage. Directement inspiré du modèle de Park Slope Food Coop, implanté au cœur de Brooklyn depuis 1973 et qui compte aujourd’hui quelque 16.000 membres, Bees coop se veut un supermarché à la fois coopératif et participatif. «Comme Park Slope Food, nous avons fait le choix de travailler en système fermé: seuls les coopérateurs pourront faire leurs courses ici. Il y a donc un triple engagement: comme propriétaire – et donc décisionnaire –, comme travailleur et comme client», explique Delphine Braive, une des chevilles ouvrières du projet. Le deal? Travailler trois heures par mois pour faire tourner la machine, que ce soit à la caisse, pour décharger les camions, ranger les rayons ou faire de la compta. De quoi réduire les coûts liés au fonctionnement de la structure – et donc les prix des produits – tout en renforçant l’implication sociale des consommateurs. «C’est clairement lié à une volonté égalitariste. Une manière de dire: tu veux manger Bees? Eh bien, tu bosses! Que tu sois médecin ou ouvrier», illustre Martin Raucent, chargé de projet au sein de Bees coop. «C’est aussi un moyen de créer de la cohésion, de faire se rencontrer des coopérateurs de différents horizons», ajoute Delphine Braive.

«Les coopérateurs doivent pouvoir dire qu’ils vont aussi au McDo sans que ça leur pose problème», estime Martin Raucent, Bees Coop

Bees, qui compte à ce jour quelque 700 coopérateurs, teste d’ores et déjà le concept via son Labo-Market, un petit magasin à côté duquel ouvrira son supermarché au printemps 2017. Environ 2.000 références devraient y être proposées sur quelque 400 m2, depuis les produits en vrac (riz, pâtes…) aux produits frais, en passant par les produits d’entretien et quelques marques triées sur le volet de l’équitable, comme Oxfam. Avec une politique de marge unique de 20% appliquée à toutes les denrées, Bees s’oppose aussi à la logique des «produits d’appel» qui règne dans le secteur de la grande distribution, lequel réalise des marges considérables sur certains produits et aucune sur d’autres. «Nous voulons proposer les produits au prix le plus juste», résume Delphine Braive.

Déboboïsation

Fort de son ancrage schaerbeekois, Bees coop a aussi fait le choix de travailler de manière volontariste à la mixité des coopérateurs. «Le projet est vraiment de démocratiser l’accès à ce type d’alimentation, explique Martin Raucent. Notre hypothèse est que la barrière qui empêche de consommer une alimentation durable n’est pas seulement économique, mais culturelle. Il faut donc connaître les habitudes des coopérateurs potentiels. Cela implique certains choix au niveau des produits: par exemple, si on se rend compte que tel aliment est incontournable dans la cuisine turque, nous devons le proposer. Il s’agit aussi d’adapter nos outils de communication: le terme “propriétaire” qui qualifie le coopérateur peut par exemple faire peur dans la communauté maghrébine. Nos outils sont adaptés à notre habitus, mais la vraie question est de savoir comment toucher d’autres publics Dans cette optique de «déboboïsation» des alternatives alimentaires, Bees coop travaille donc aujourd’hui en étroite collaboration avec les associations du quartier pour sensibiliser la population, tout en affirmant vouloir se montrer «le moins paternaliste possible», conscient d’apporter déjà «beaucoup de violence symbolique». «On ne peut pas culpabiliser les gens. Les coopérateurs doivent pouvoir dire qu’ils vont aussi au McDo sans que ça leur pose problème», estime Martin Raucent.

«Charleroi, avec son passé industriel, n’était pas nécessairement versée dans le bio.» Marie-Françoise Lecomte, Coopéco

À Charleroi, un petit frère coulé dans le même moule vient de voit le jour. Association comptant quelque 330 membres, Coopéco devrait bientôt se constituer en coopérative à finalité sociale dans le but «d’offrir un accès à bas prix à une nourriture de qualité avec une volonté d’échange et de réseau». Comme Bees coop, elle a déjà mis sur pied un petit magasin en guise de prototype. Et espère faire souffler un vent nouveau dans une ville où les alternatives alimentaires – quelques épiceries bio – restent rares et peu abordables. «Charleroi, avec son passé industriel, n’était pas nécessairement versée dans le bio, explique l’initiatrice du projet Marie-Françoise Lecomte, par ailleurs avocate spécialisée en droit social. Moi-même, je viens d’une famille ouvrière de “gros consommateurs”, où acheter des marques issues de la production industrielle signifie encore “donner le meilleur à ses enfants”. Certes, nous ne pourrons pas concurrencer les prix des supermarchés discounts. Mais l’objectif est de toucher le plus de monde possible, notamment via un système de parts suspendues, qui permet à ceux qui ne pourraient pas mettre les 25 euros nécessaires de devenir tout de même coopérateurs et donc clients.» Reste à déterminer ce que ces supermarchés coopératifs sont prêts à accepter pour élargir leur audience. Point sur lequel les avis divergent. Marie-Françoise Lecomte, par exemple, se voit mal proposer du fromage Philadelphia à l’instar de ce qu’ont fait ses homologues américains, pour la bonne raison que le produit est considéré comme un «incontournable». Martin Raucent, lui, estime que si les dattes sont considérées comme un produit de base par certains consommateurs, il faut être prêt à en importer. Même de très loin. Chez Bees coop comme chez Coopéco, ce sera à la démocratie participative de placer le curseur.

Une place à prendre

Ce modèle de supermarché coopératif – qui vient aussi de gagner Paris avec «La Louve»[1], bientôt installée dans le 18e arrondissement – semble en tout cas s’imposer comme le maillon manquant des alternatives alimentaires, majoritairement axées sur la réduction, voire la suppression des intermédiaires. Or, comme le note Barbara Garbarczyk dans une analyse de la SAW-B[2], acheter directement aux producteurs est une pratique dont les limites sont évidentes. «Parcourir de nombreux kilomètres (en voiture) pour aller chercher des produits (chez différents producteurs) pour échapper aux supermarchés est à la fois réservé à une certaine élite (ayant du temps et les moyens) et un total non-sens écologique et économique», note-t-elle. De même, le système des paniers (Gasap, Gac…), par l’engagement à long terme et l’implication en termes de gestion qu’il suppose, «risque de ne convenir qu’aux personnes ayant le temps, ou étant fortement sensibilisées et engagées». En mettant l’accent sur le «pôle distribution», les supermarchés coopératifs ont vocation à toucher d’autres publics, notamment urbains. «Il y a toute une série de consommateurs qui ont envie de s’orienter vers autre chose – désormais, toutes les grandes enseignes de distribution ont d’ailleurs leur stratégie bio ou locale –, mais pour lesquels une ruche ou un Gasap demeurent trop éloignés de leurs pratiques. En ce sens, les supermarchés coopératifs sont une niche encore inexploitée», confirme François Lohest, coordinateur pour l’ULB de Cosy-Food, un des sept projets de recherche-action «Co-create» initiés par la Région de Bruxelles-Capitale dans le cadre de sa stratégie «alimentation durable».

«[…] On pense souvent que circuit court équivaut à circuit durable, mais c’est quelque chose qui, dans la littérature scientifique, n’est pas démontré.» François Lohest, coordinateur pour l’ULB de Cosy-Food

De nouvelles dynamiques qui obligent aussi à se poser la question de l’évaluation: à partir de quand est-on réellement «durable»? Quelles concessions environnementales pour quelles plus-values sociales? Quels prix d’achat pour quels prix de vente? «L’objectif de Cosy-Food est de rassembler des acteurs qui tentent de mettre en place des systèmes d’alimentation plus durables – le réseau des Gasap, la Ruche-La Vivrière, Bio Delhaize et Färm – afin de mettre sur pied un outil d’évaluation multicritère. Car, en soi, la durabilité est une coquille vide, analyse le chercheur. Par exemple, on pense souvent que circuit court équivaut à circuit durable, mais c’est quelque chose qui, dans la littérature scientifique, n’est pas démontré. Notamment parce que le circuit court n’est pas toujours le plus performant au niveau de l’empreinte carbone.»

Après les déclarations de bonnes intentions, l’heure semble venue de se livrer à un examen en règle des dimensions environnementales, sociales et économiques de chaque projet. «Ces trois aspects sont reliés entre eux, mais la priorité donnée à l’un ou à l’autre varie selon les initiatives. C’est pourquoi nous devons aller plus loin que les labels unidimensionnels. La durabilité ne se résume pas au ‘bio’ ou au ‘local’», analyse encore François Lohest. En mettant différents acteurs – tantôt partie prenante de la grande distribution, tantôt fermement alternatifs – autour de la table, l’enjeu est aussi de contester la possibilité d’un apport mutuel. «Par exemple, on sait que, du point de vue de la logistique, les Gasap ne sont pas toujours dans une démarche très rationnelle. Or c’est un point sur lequel les systèmes plus dominants ont des choses à apporter. À l’inverse, d’un point de vue marketing, quand il s’agit de se positionner autour de l’argument du bio et du durable, les alternatives plus militantes ont beaucoup à apprendre à la grande distribution», poursuit François Lohest. Pour le chercheur, qui est aussi maraîcher bio, la mise sur pied d’un outil d’évaluation est nécessaire pour que chaque projet puisse prendre sa place et être reconnu dans sa spécificité. «Nous sommes à un moment où les alternatives alimentaires ont besoin de se structurer. Si on considère qu’un système alimentaire globalisé n’est de toute façon pas viable sur le long terme, on doit permettre aux filières locales de se coordonner entre elles, ce qui aujourd’hui n’est pas le cas.» Sortir le «durable» du flou idéologique et de l’à-peu-près pratique s’avérera probablement le meilleur moyen de relier chaque alternative à son public. Un peu, beaucoup ou passionnément alternatif.

[1] Mais aussi Montpellier (La Cagette), Toulouse (La Chouette Coop), Bordeaux (Supercoop), Nantes (Scopéli), Lille (SuperQuinquin), Lyon (Demain Supermarché) ou Grenoble (L’Éléfàn).

[2] «Consommer local: du panier bio au supermarché alternatif?», Barbara Garbarczyk, chargée de projets Études & Animations, SAW-B, Analyse 2015, http://www.saw-b.be/spip/IMG/pdf/a1508_supermarches_alternatifs.pdf

Aller plus loin

«Coopératives: à la recherche d’un nouveau souffle en Wallonie», Alter Échos n°429-30, 27 septembre 2016, Nastassja Rankovic.

Julie Luong

Julie Luong

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