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Maroc : le développement culturel au service du droit des femmes

Trois ans après l’adoption du nouveau code marocain de la famille, la « Moudawana », projets et actions fleurissent pour le faire connaître et approfondirl’égalité entre femmes et hommes dans toutes les couches sociales et régions du Maroc. Un projet en cours a retenu notre attention. Parce qu’il se fonde sur uneaction culturelle au sens large. Parce qu’il repose sur un partenariat entre trois associations marocaines emblématiques. Parce qu’au titre du renforcement de compétenceslocales, il est soutenu principalement par la Coopération belge.

15-06-2007 Alter Échos n° 231

Trois ans après l’adoption du nouveau code marocain de la famille, la « Moudawana », projets et actions fleurissent pour le faire connaître et approfondirl’égalité entre femmes et hommes dans toutes les couches sociales et régions du Maroc. Un projet en cours a retenu notre attention. Parce qu’il se fonde sur uneaction culturelle au sens large. Parce qu’il repose sur un partenariat entre trois associations marocaines emblématiques. Parce qu’au titre du renforcement de compétenceslocales, il est soutenu principalement par la Coopération belge.

Morale ou liberté : Garcia Lorca dans le Rif

Parmi les trois sœurs, la plus jeune est la plus téméraire. Face à la domination de leur mère, attentive à étouffer toute relation avec les autres– singulièrement avec les hommes –, Taziri est la seule à s’opposer. Elle veut aller vivre ailleurs… Elle entretient, à la dérobée, uncontact avec un homme riche et beau, à travers la petite fenêtre de sa chambre. Pendant que se noue le drame familial autour de la jalousie des sœurs et de l’autoritarisme dela mère, le village lui aussi est confronté à ses démons : des chiens ont déterré un nouveau-né dans un champ avoisinant. Le fruit inavouable desamours illégitimes d’une autre fille de la communauté. Quand pour échapper à l’emprise de sa mère survient le suicide de Taziri, les deuxévénements sont reliés : ce qui se passe dans la famille n’est pas un fait isolé.

La trame de cette pièce est inspirée d’un texte de Garcia Lorca intitulé « La maison de Bernarda Alba » qui traite de la situation des femmes dansl’Andalousie de la fin du XIXe siècle. Adaptée par un auteur marocain, Mohamed Nusdo, elle sera jouée à partir de l’automne prochain dans unequarantaine de douars1 isolés de la région d’Al Hoceima, dans le nord-est du Maroc.

Le projet est né il y a un an, de la rencontre entre Agnès Sikivie, volontaire à l’Unifem2 Maroc, et trois associations actives dans le développementdu Rif, autour d’Al Hoceima. La volontaire avait organisé un acheminement de biens de première nécessité, avec des amis originaires du nord du Maroc, au lendemain duterrible tremblement de terre de février 2004. Devenue collaboratrice de l’Unifem en 2006, basée à Rabat, elle a cherché à faire le lien entre ses nouvellesmissions et le redressement de cette région meurtrie, essentiellement rurale et jusqu’il y a quelques années, délaissée par les autorités centrales. Avectrois partenaires locaux (les associations Badès, Forum des femmes et Rif pour le théâtre), Agnès Sikivie a imaginé promouvoir le nouveau code de la famille –la Moudawana – à partir d’une pièce de théâtre-action itinérante, écrite et jouée en tarifit3.

« Le théâtre, c’est accepter le regard des autres »

Trois ans après l’adoption du nouveau code de la famille, il apparaît que 45% de la population rurale et 28% des femmes ne seraient pas encore informés de sonexistence4. Dans ce contexte, une pièce de théâtre itinérante permet de toucher des populations dont une bonne partie est analphabète. « Lesconférences, c’est un peu démodé et, surtout, ça ne touche que les instruits », estime Zohra Koubia, présidente de Forum des femmes5,l’une des trois associations partenaires du projet. Dans les régions rurales, l’analphabétisme touche encore deux femmes sur trois.

En partant d’une adaptation de Garcia Lorca, les partenaires du projet privilégient aussi une ouverture à un autre universel qu’un texte religieux. Nombred’associations islamiques, même modérées, se servent du Coran comme support à l’alphabétisation des femmes. Une approche qui ne convainc pas leursconsœurs laïques de l’ampleur et de la profondeur des avancées qu’elle permet en matière de droits des femmes.

Ouverture, sans doute le mot-clef de l’opération. Pour le metteur en scène Chaïb Massaoudi, au-delà d’une sensibilisation aux droits des femmes, c’estune ouverture aux autres, que suscitera la tournée théâtrale. « Quand nous aurons passé trois jours dans un douar, les douars voisins nous attendront, ils aurontentendu parler de nous. » Leurs habitants auront commencé à discuter : des jeunes femmes en tournée avec des garçons, et sur scène … !? Des filles quiveulent choisir leur mari ? Les filles à l’école … mais qui va aller chercher l’eau au puits et garder les chèvres ? …

Mettre en contact des douars et villages proches, autour d’autre chose que les rites traditionnels et la vie quotidienne est un enjeu en soi. Et sans doute un ingrédientd’ouverture plus large au monde. « En travaillant les droits des femmes, c’est toute la société que l’on fait progresser. »

Soutien de la Coopération belge

C’est la dimension de « formation par apprentissage » qui a convaincu Marc Heirman, conseiller à la Coopération belge6 au Maroc et son adjoint, MouradGuidiri, de défendre le projet et de proposer au ministre De Decker7 de le soutenir financièrement. « Du point de vue de l’apprentissage, le simple fait deréaliser un partenariat à trois est un « acquis » en soi », estime Mourad Guidiri.

Une opportunité, également, d’ébaucher une ouverture de la coopération vers une région du nord du pays. En outre, l’axe « égalitéfemmes-hommes » fait partie des priorités d’action de la Coopération belge au Maroc. Résultat : une convention signée fin 2006 et couvrant les troisannées nécessaires au développement du projet et à la tournée, pour un montant total de 200 000 euros. Le tout dans le cadre d’un programme d’appuià la société civile n’impliquant pas les services de la Coopération technique belge (CTP) mais qui cherche surtout à appuyer les compétencesd’acteurs locaux.

Renforcement de compétences d’acteurs locaux

« Pour assumer financièrement le projet, il fallait une association expérimentée dans la gestion d’un budget relativement conséquent » nous expliqueMourad Guidiri, attaché adjoint de la Coopération belge à Rabat, principal bailleur de fonds du projet. Le choix s’est donc porté sur Badès8,à la fois association et réseau d’associations de développement, basée à Al Hoceima. Depuis sa
création en 1996, en partenariat ou en soutien,Badès a coordonné des formations à destination de cadres administratifs, collaboré à des projets de soutien au retour d’émigrés marocains etcréé un centre d’accueil pour femmes. C’est dans ses locaux qu’est hébergée la coordinatrice du nouveau projet.

Spécialistes des questions de genre et de droits des femmes, l’association Forum des femmes met son expérience et ses réseaux au service du projet. Gérantplusieurs centres féminins et des permanences juridiques dans toute la région, l’association voit aussi dans ce projet l’occasion d’approfondir sa connaissance de lasituation des femmes dans les zones les plus reculées. Et d’élargir le nombre de bénéficiaires de son travail de sensibilisation et de soutien.

Quant au troisième partenaire, Rif pour le théâtre, il rassemble des comédiens, des techniciens du spectacle et des bénévoles autour de la promotion duthéâtre, dans les écoles de la province notamment. « Nous avons créé une troupe en 2003, raconte Laaziz Ibrahimi, président et coordinateur del’association. À l’époque, nous l’avons déjà fait tourner avec une pièce qui évoquait la situation de la femme à la campagne et àla ville. Le récit montrait une femme ayant convaincu son mari de migrer à la ville, où la vie est plus facile pour celle-ci, qui lui permet de s’ouvrir à desactivités sportives, de s’intéresser à la vie politique, etc. »

Dans le cadre du nouveau projet, le travail des comédiens est pris en charge par le metteur en scène. L’association culturelle se concentre sur l’organisationd’ateliers pour valoriser et développer d’autres compétences nécessaires à la vie d’une troupe : création de vêtements, lumières,décors…
« Nous sommes aussi responsables de la constitution d’un groupe de comédiens à qui, dans le cadre du projet, nous offrirons une formation en interventions avec le public.» Une dimension du projet renforcée par un soutien de 15 000 dollars accordé par l’Unesco, qui permettra notamment à deux comédiennes belges liéesà la Compagnie de la Guimbarde d’assurer la formation. « Grâce à ce projet, nous avons l’occasion de renforcer nos compétences et de professionnalisernotre travail » conclut Laaziz Ibrahimi.

Privilégier l’artistique

Sensibiliser par le théâtre-action ? Chaïb Massaoudi, ne sait pas ce que c’est. Ou plutôt ne veut-il pas savoir. Pour le metteur en scène originaire du Rif,une pièce de théâtre est réussie quand le public est touché aux tripes et au cœur, quand « passent des sentiments ». Pas question d’yinscrire des messages gros comme des spots publicitaires au milieu d’un film. Sa matière première ? Les comédiens, leurs parcours et … leurs sentiments.

Avant de travailler la pièce à partir du texte, il passe énormément de temps à mettre en condition les quatre comédiennes et le comédien, amateurset professionnels. Comme lorsqu’il demande à la marâtre de plonger dans l’eau d’une bassine la tête de l’une de ses filles, la plus débonnaired’apparence. Et de recommencer une fois, deux fois, dix fois, en tenant fermement les cheveux de l’humiliée. Ou lorsqu’il provoque le fou rire d’une autre sœur etimpose à la mère de s’y confronter sans céder à la contagion. Rien à voir, directement, avec une scène de la pièce. Maisgénérateur pourtant de sentiments à faire passer.

Et ça marche, grâce à l’énorme respect et à la bienveillance dont témoigne le metteur en scène vis-à-vis de ses ouailles. Le soir dupremier comité de pilotage, à la mi-mai, à l’issue du repas offert par Muslim, un proche de Badès, la troupe improvise une scène : le retour tardif des filleset la réprimande hystérique de la mère, la fuite sur le toit des enfants. Pas besoin de comprendre le tarifit pour saisir ce qui se joue. L’émotion de la veuve,prisonnière des convenances traditionnelles et de son double rôle de mère et de père, est palpable. Le sentiment d’injustice et d’impuissance des filles envahitla cour et le public hétéroclite. Les quelques enfants présents ne s’y trompent pas. Scotchés aux robes de leurs mères, ils s’agitent lors deséchanges les plus vifs entre les comédiennes ; leurs regards effarés et leurs sourires goguenards adressés aux femmes, voilées, en disent long. Les sourirespincés des mères aussi.

S’appuyer sur la culture locale ?

Il n’empêche, pour le principal bailleur de fonds et l’initiatrice du projet, il importe aussi que des messages clairs soient échangés lors des rencontres avec leshabitants dans les montagnes. Pour que les femmes soient informées de leurs nouveaux droits. « Des discussions se tiendront, après la représentation théâtrale,explique Zohra Koubia, de Forum des femmes. Nous voulons à la fois que les problèmes de la vie quotidienne des femmes soient exprimés, formulés, reflétés etque des solutions soient élaborées. C’est dans ce contexte, où seront évoquées des questions relatives à l’islamisme, à lapauvreté, que nous parlerons du nouveau code de la famille. Nous voulons partir des questions privées et élargir aux problèmes communautaires et de société.»

Pour préparer correctement ce travail, Forum des femmes a organisé trois ateliers. L’un avec des femmes issues de plusieurs douars et le metteur en scène, en amont desrépétitions. Deux autres avec des avocats et le personnel de centres d’écoute, afin d’identifier les difficultés d’adaptation de la Moudawana. Enoutre, une représentation test est prévue durant l’été prochain afin d’effectuer les derniers réglages avant la tournée. « Pour êtrereçu dans les villages, il faut veiller à la forme : éviter de parler avec l’accent urbain par exemple ; exclure les mots en arabe ou en espagnol que seuls quelques anciensconnaissent encore », explique Zohra Koubia.

Pour compléter le dispositif, Forum des femmes assure une formation sur les questions de genre auprès des cadres des deux autres associations partenaires. Dans le Rif, nombreux sontcelles et ceux, y compris dans les associations de développement et de droits humains, qui prétendent que, dans la culture amazighe (berbère) traditionnelle, les femmesétaient mieux considérées avant. Mais avant quoi ? Avant l’arabisation ? Avant l’indépendance ? Avant l’islamisation ? « Des étudesethnologiques semblent démontrer que les femmes du Rif ont déjà disposé de plus d’autonomie, convient Zoh
ra Koubia. Y avait-t-il pour autant moins de violence ? Jecrois que c’était surtout plus secret. Nous accompagnons des femmes qui ont été battues et brimées durant 30 ou 40 ans avant d’oser porter plainte !»

Pourtant, à certains égards, d’aucuns croient à la possibilité de recourir à des éléments de tradition pour accéder à lamodernité. Laaziz Ibrahimi, de Rif pour le théâtre, se souvient que lors de la tournée de 2003, une association féministe avait pointé dans le récit dela pièce le fait que pour convaincre son mari de quitter le village, la femme avait eu recours à un sort lancé par le « fkir ». Sorte de marabout du village,fréquenté essentiellement par les femmes, celui-ci s’inscrit dans la culture traditionnelle, communautaire.

Des prolongements au-delà du Maroc ?

De la Compagnie de la Guimbarde, à Charleroi, aux réseaux néerlandais de Chaïb Massaoudi, metteur en scène dont les Pays-Bas sont le pays d’adoption, enpassant par les contacts étroits de Forum des femmes avec une association sœur à Laeken, les réseaux qui gravitent autour du projet sont nombreux. Autant depossibilités de voir un jour débarquer la troupe de jeunes comédiens marocains dans nos contrées ? « Rien n’est prévu à ce stade, mais lesréseaux des uns et des autres pourraient représenter des opportunités de réaliser des prolongements sans doute encore inimaginables aujourd’hui, s’enthousiasmeAgnès Sikivie. Le minimum sera de pouvoir diffuser le DVD avec une captation de la pièce et un livret didactique, que nous avons prévu dans le programme d’action.»

Moudawana
Principaux acquis

Parmi les principales avancées inscrites dans le nouveau code de la famille marocain, l’âge du mariage a été relevé à 18 ans (au lieu de 15 pour lafemme dans l’ancien texte). En outre, la tutelle n’est plus une règle imposée à la femme mais un recours possible pour la jeune fille qui veut se marier. La familleest désormais placée sous la responsabilité conjointe des deux époux (et non plus exclusivement celle du mari). La polygamie est soumise à des conditions tellementstrictes qu’elle en devient quasi impossible. L’engagement du mari à ne pas se remarier peut être mentionné sur le contrat de mariage. Quant aux mariages civilscélébrés à l’étranger, ils sont acceptés pour les unions réalisées en présence de deux témoins musulmans.

La répudiation a été maintenue comme droit unilatéral de l’homme mais assortie de l’autorisation préalable d’un juge. En cas de divorce, unesérie de dispositions ont été prises pour protéger certains droits des femmes (recours systématique au tribunal de la famille, définition du préjudicesubi élargi aux violences psychologiques, partage des biens acquis (dans une certaine mesure), droit de garde des enfants renforcé, …).

Le code reconnaît aussi la recherche de paternité comme droit fondamental des enfants.

RÉALISÉ AVEC LE SOUTIEN DE LA FONDATION ROI BAUDOUIN ET DE LA LOTERIE NATIONALE

1. Communauté de familles constitutive d’une commune ; village.
2. Le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (Unifem) milite en faveur de l’autonomisation des femmes et de l’égalité des genres partout dans le monde.
3L’une des trois principales versions de la langue des Amazighes (ou Berbères).
4. Prospective Maroc 2030 : la femme marocaine sous le regard de son environnement social, enquête, septembre 2006.
5. Forum des femmes, rue Taza 9 Al Hoceima (Maroc) – tél. : +212 39 84 09 45 – courriel : forofemm@menara.ma
6. Bureau de la Coopération, av. Mohammed El Fassi 4 Tour Hassan Rabat – tél. : +212 37 26 80 64 – courriel : cooperationbelge@menara.ma
7. Cabinet du Ministre Armand De Decker [en affaires courantes] rue des Petits Carmes 15 à 1000 Bruxelles – tél : 02 501 83 11 – courriel : info@armanddedecker.be
8. Badès, rue Kadiayad 39 Al Hoceima (Maroc) – tél. : +212 39 84 05 27 – courriel : badesasso@menara.ma

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