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Regard critique · Justice sociale

Les quartiers des gares, entre développement urbain et détricotage social

Quartiers des Guillemins (Liège) et du Midi (Bruxelles) : deux espaces de luttes urbaines qui soulèvent des enjeux démocratiques de premier plan.

04-06-2009 Alter Échos n° 272

L’aménagement des gares révèle le pouvoir de la propriété foncière et la faiblesse des habitants. Face aux rapports de force structurellementinégaux entre acteurs de l’aménagement urbain, deux orientations à conjuguer : d’une part, renforcer la réglementation en faveur de la concertation et donnerles moyens aux habitants d’exercer une citoyenneté active ; d’autre part exercer des pressions sur le Fédéral.

Les gares, bien que de moins en moins nombreuses, connaissent depuis quelques années un regain d’intérêt dans les grandes villes. Pensées d’abord comme lieuxd’arrivée, donc comme vitrines pour les visiteurs, leurs réaménagements sont conçus pour rivaliser sur le marché de la concurrence entre territoires. Lapriorité devient l’image, au détriment de la dimension structurante de la gare pour le tissu urbain environnant. Le peu de cas fait des activités voisinant les gares enrénovation et des riverains en est un indice. Un autre réside dans le manque d’intégration fonctionnelle, architecturale ou urbanistique de la gare dans la ville, soitqu’elle n’a pas été pensée, soit que la hiérarchie des priorités reporte dans le temps les autres aménagements requis.

Détricotage

Cette analyse est partagée par Inter-Environnement Bruxelles (IEB)1. Son secrétaire général, Mathieu Sonck, affine : « À Bruxelles, lespolitiques se sont rendu compte depuis quelques années qu’ils avaient surtout investi dans la rénovation urbaine (avec ses heurs et malheurs) et pas, ou très peu, dans desinfrastructures de prestige. Malgré les récents mea culpa médiatiques de tout bord sur les excès de crédulité dans les bienfaits de lalibéralisation, à Bruxelles, les politiques continuent de s’inscrire dans la logique de compétition entre villes et régions. Or comme il est plus difficile de fairepasser des projets de prestige auprès des habitants, on en vient à détricoter les outils de concertation mis en place. »

Entre autres réductions de délais, la récente réforme du Code bruxellois de l’aménagement du territoire (Cobat), adoptée au printemps20092 par la majorité PS-Écolo-CDH à Bruxelles, a ainsi instauré que la consultation des instances consultatives aurait lieu en même temps que sedéroule l’enquête publique. La mesure permet de gagner du temps, certes, mais appauvrit la concertation postérieure et ultime en Commission régionale dedéveloppement, ont dénoncé tant IEB que l’Atelier de recherche et d’animation urbaine (Arau) et l’Association de la ville et communes bruxelloises (AVCB).

En Région wallonne, l’adoption du décret par autorisation régionale (DAR) s’inscrit dans la même logique : en confiant aux parlementaires le pouvoird’octroyer des permis pour des projets d’intérêt régional, la majorité PS-CDH court-circuite le recours possible au Conseil d’État par desriverains. Les opposants au DAR, d’Écolo au MR en passant par Inter-Environnement Wallonie, avaient alors fustigé l’illisibilité du Code wallon del’aménagement du territoire, en perpétuel chantier, comme cause première de la mauvaise qualité des projets d’aménagement et des fréquentsrecours qu’ils provoquent.

À Liège, la transformation de la gare des Guillemins, décidée en 1993, a précédé de longtemps tout projet urbanistique intégré.François Schreuer est journaliste et préside la toute jeune association urbAgora3. Celle-ci fait partie de la plate-forme Guillemins.be4 qui réunitplusieurs associations et comités liégeois concernés par les développements du quartier des Guillemins « qui se parlaient peu jusqu’alors. » Pour lui,« la gare n’est, non seulement, pas le résultat de la volonté des autorités municipales, mais elle n’a été intégrée par elles quetrès tardivement – en 2006 – comme l’élément phare d’un projet d’ensemble pour le quartier. »5

Cette récente intégration s’est faite à travers le projet dit « Dethier » – du nom de son architecte auteur – visant l’aménagementde la liaison entre la gare et la Meuse. Celui-ci ne prévoyait plus aucune expropriation et recueillait un assez large consensus tant auprès des habitants que desdifférentes forces politiques liégeoises. Depuis, il a déjà été modifié à deux reprises. D’abord à travers un plan de remembrementurbain (PRU), nouvel instrument urbanistique créé sous cette législature, censé privilégier les investissements en centre-ville plutôt qu’enpériphérie. Il transfère le pouvoir d’octroi du permis au fonctionnaire délégué de la Région au détriment de la Ville et permetl’expropriation pour cause d’utilité publique. La deuxième évolution du projet a été signifiée lors de la présentation par la ville deLiège d’un nouveau projet d’aménagement de la place face à la gare (toujours élaboré par le bureau Dethier) où disparaît l’esplanadeinitialement prévue et où apparaissent de nouvelles expropriations, sans que l’ensemble du quartier soit couvert par le nouveau projet.

Maillon faible

Dans le quartier des Guillemins, les habitants ont commencé à s’organiser longtemps après que la décision de réaménagement de la gare fut prise.Aujourd’hui, si les associations et comités concernés reprennent un peu pied et influence dans le débat – « un peu », insiste François Schreuer– c’est en partie grâce à la plate-forme Guillemins.be qui les rassemble depuis un an. « Une façon d’allier légitimité locale,légitimité technique et légitimité médiatique », analyse le président d’urbAgora.

Il n’empêche, face à la menace de nouvelles expropriations, les habitants s’interrogent. « Aujourd’hui, il n’est plus possible d’invoquerl’intérêt public pour justifier de nouvelles expropriations. À moins d’utiliser le projet de tram. Or la Société régionale wallonne des transportsestime qu’il doit passer non pas par la rue du Paradis (concernée par les expropriations évoquées) mais bien par la rue des Guillemins, parallèle et ancienaccès principal à la gare avant que celle-ci soit déplacée de 150 mètres vers l’est à la faveur des travaux. » Et si la filiale de la SNCB,parvenant à instrum
entaliser ainsi le projet de tram, réussissait à bénéficier de la manne régionale budgétée pour le tram et à financerainsi le rachat des maisons expropriées, avant de les revendre plus tard à bon prix à des promoteurs immobiliers ?

Parano ? Possiblement réaliste, à entendre Gwenaël Brees, l’un des piliers des luttes menées par les habitants du quartier du Midi à Bruxelles6.Pour lui, depuis que la SNCB est devenue une entreprise publique autonome, « son contrat de gestion lui impose, directement ou indirectement via ses filiales, de se comporter envéritable spéculateur avec ses réserves foncières. Quitte à mettre à mal d’autres politiques publiques. » Un comble.

À Bruxelles-Midi, c’est notamment le manque flagrant de moyens alloués à l’organisme public chargé de racheter les biens de la zone àréaménager qui l’a amené à se comporter comme un vulgaire promoteur immobilier, faute de pouvoir proposer un prix acceptable pour les expropriations.

Comment ? « En recourant à la loi fédérale régissant l’expropriation la moins favorable aux habitants, celle de 1962, votée dans laprécipitation d’une fin de session parlementaire pour favoriser le développement des autoroutes », explique Gwenaël Brees. Cette loi permet d’invoquerl’extrême urgence pour raison d’utilité publique sans définir celle-ci et durant un laps de temps qui peut s’étendre de 10 à 30 ans, comme dans lequartier du Midi. Une menace permanente qui pèse sur les propriétaires concernés et exerce une pression à la baisse des prix.

Bien que la législation sur l’expropriation soit fédérale, les Régions sont concernées. « Elles utilisent la loi de 1962, trèsproblématique pour les habitants, alors qu’existe aussi une loi de 1926 qui favorise plus la recherche d’un accord à l’amiable », estime Gwenaël Brees.

Participer, qu’ils disaient…

Le véritable pouvoir dans la production de la ville est dans les mains des propriétaires du foncier. Des acteurs de l’aménagement urbain, les habitants sont pardéfinition toujours les plus faibles. Pour Mathieu Sonck, secrétaire général d’IEB, la ville ne se construit pas dans un consensus associant toutes les parties ;elle est le fruit du conflit, des rapports de force entre promoteurs, habitants, pouvoirs publics. « Trop souvent, la participation est instrumentalisée par le politique, estime-t-il.Là où les pouvoirs publics ne maîtrisent pas le foncier, ils instaurent de la participation pour tenter de modifier le rapport de force avec les promoteurs. Au risqued’épuiser les habitants dans des processus dont ceux-ci ressortent rarement vainqueurs. »

À Bruxelles, dès la création de la Région, des instruments ont été créés en réponse aux revendications des comités de quartieren matière de participation des habitants au développement de la ville. Les comités d’accompagnement installés à l’occasion des étudesd’incidence sur des projets d’aménagements accueillent des représentants des habitants. Le problème, analyse-t-on chez Inter-Environnement Bruxelles, c’est queles habitants, en particulier dans des quartiers défavorisés, s’impliquent peu dans ces structures faute de maîtrise suffisante de la langue, des codes implicites etexplicites des rapports avec le monde politique, de connaissance des institutions. Bref, faute d’une culture de la citoyenneté active. Si les instruments de la participation existentformellement, les conditions requises pour y défendre efficacement leurs intérêts, de la part des habitants, font souvent défaut.

Tout en regrettant ne pouvoir suppléer à ces carences dans tous les dossiers d’aménagement bruxellois – IEB déclare n’avoir les moyens des’impliquer que dans certains dossiers emblématiques, comme actuellement celui de l’aménagement d’une nouvelle voie ferrée à la gare du Nord, mettant endanger d’expulsion quelques dizaines de familles de la rue du Progrès qui jouxte le chemin de fer par l’ouest – la fédération environnementale estime que samission prioritaire et sa place se trouvent en deuxième ligne. Soit, en soutien fédératif des actions et des intérêts des associations et comités menant desactions autonomes dans ou à partir des quartiers. Et Mathieu Sonck d’exhumer une demande récurrente de la fédération aux politiques : renforcer les moyens misà la disposition d’une éducation à la citoyenneté pour permettre aux habitants de véritablement se saisir de la chose publique. Concrètement, parexemple, en créant dans la réglementation sur les contrats de quartier un volet politique qui contrebalancerait la disparition du volet social au profit du voletsocio-économique. Et permettrait aux habitants de se doter de « boîtes à outils » pour mener et renforcer leurs actions citoyennes.

Le renforcement de la réglementation en faveur de la participation et de la concertation plutôt que son détricotage, et plus de moyens pour le renforcement des capacitésd’action des citoyens ne suffiront pas, estime Gwenaël Brees. L’exemple du Midi montre aussi les limites et les problèmes posés par la concentration du pouvoir, lebourgmestre empêché de Saint-Gilles étant également, en tant que Ministre-Président de la Région bruxelloise, le principal architecte duréaménagement du quartier du Midi. « In fine, les sommes dégagées du fédéral (accord Beliris) et du budget régionalbénéficieront exclusivement à la commune de Saint-Gilles, grâce aux taxes d’urbanisme etc. Alors qu’une partie des activités qui s’installent dansle quartier du Midi se délocalisent au départ d’autres communes bruxelloises, le tout sur fond de sur-offre d’espaces de bureaux sur l’ensemble de la Région.» Dans l’architecture institutionnelle bruxelloise, chaque chapelle communale est tentée de jouer cavalier seul en appliquant les mêmes recettes d’un endroit àl’autre. Une logique de concurrence plutôt que de coopération. Vous avez dit « enjeu électoral ? »

1. Un amendement significatif, adopté, fait que cette réforme n’entrera en vigueur qu’en 2010. De quoi maintenir l’espoir d’une réforme de laréforme si une autre majorité politique devait prendre ses responsabilités à Bruxelles à l’issue du 7 juin ?
2. Inter Environnement Bruxelles :
-contact : Mathieu Sonck secrétaire général
– adresse : rue d’Edimbourg, 26 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 893 09 09
– courriel : info@ieb.be
– site : www.ieb.be
3. François Schreuer, président, urbAgora asbl, rue Pierreuse 19/21 à 4000 Liège
– tél. : 04 265 60 86
– courriel : secretariat@urbagora.be;
– site : http://urbagora.be
4. Site : http://guillemins.be/
5. François Schreuer, « Une gare hors sol », in Bauwelt (revue berlinoise), 9 avril 2009.
6. Comité de quartier du Midi
– courriel : comite@quartier-midi.be
– site : www.quartier-midi.be

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