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Regard critique · Justice sociale

Petite enfance / Jeunesse

«Les ados imaginent la sexualité comme une ‘to-do list’»

Ce n’est pas une surprise: le smartphone joue désormais un rôle central dans la sexualité des ados. Pas seulement pour transformer les codes de la rencontre et de la séduction. Les images échangées véhiculent aussi des comportements sexuels qui peuvent se révéler contraignants. Il faut faire comme dans les films, et tant pis si ça ne fait pas nécessairement plaisir.

Il y a des choses qui ne changent pas. Ou en tout cas donnent cette impression. L’âge de la première relation sexuelle, par exemple. Elle reste depuis les années 70 autour de 16-17 ans. Mais c’est quoi la première relation sexuelle? «Au début des années 90, il allait de soi pour les chercheurs que le premier rapport, c’était une pénétration vaginale, observe Jacques Marquet, sociologue à l’UCLouvain et auteur de plusieurs études sur les comportements sexuels des jeunes. Aujourd’hui, on n’en est plus sûr. Des jeunes nous disent avoir eu des relations bucco-génitales parfois plus d’un an avant la pénétration sexuelle. Et quid des couples non hétérosexuels? C’est quoi une relation sexuelle pour un couple lesbien? Cette notion de ‘première relation’ est devenue plus complexe.»

La sacralisation du couple, quelle que soit sa composition, c’est aussi ce qui ne change pas. La sociologue française Isabelle Clair (Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes) relève que, quel que soit le milieu social, le couple reste la norme ultradominante. Couple hétérosexuel d’abord, même si selon une enquête publiée par le Vif dans son numéro du 16-22 mars, les jeunes sont un peu moins nombreux à se définir comme hétérosexuels – 81% contre 88 pour la moyenne globale. Leur connaissance en matière d’identité de genre est cependant très élevée. Ils savent définir ce qu’est un «non-binaire», un «pansexuel». «Parfois même mieux que moi. J’ai 33 ans et je me sens parfois dépassée», sourit Camille Nérac, sociologue et animatrice Evras dans plusieurs écoles et au centre de planning Aimer à ULB.

La parole se libère, c’est indéniable, mais les moins de 30 ans ne se montrent pas beaucoup plus tolérants face à deux hommes ou deux femmes qui s’embrassent dans les lieux publics. Les filles, note Isabelle Clair, cherchent davantage à s’échapper du carcan des genres en se disant bisexuelles, par exemple. Mais le couple reste la référence avec parfois des attentes d’exclusivité qui peuvent paraître étouffantes. «Le smartphone permet de savoir continuellement ce que l’autre fait, explique Jacques Marquet. Combien de fois entend-on chez les ados ‘Où es-tu?’, ‘Que fais-tu?’.»

Un contact précoce avec la pornographie

Le smartphone. Il est un incontournable dans les comportements sexuels des jeunes. D’abord dans la manière de séduire. Selon l’enquête du Vif, 33,5% des 16-24 ans ont déjà utilisé des applications de rencontres comme Tinder pour trouver des partenaires occasionnels, alors que la moyenne au sein de la population est de 14%. «Le recours aux sites de rencontre est banalisé. C’est devenu tout à fait légitime d’avoir des relations d’un soir ou plus par ces sites. On est beaucoup plus dans l’utilisation de ‘l’essai et erreur’, constate Jacques Marquet. «Les applications, les réseaux sociaux ont changé la manière de séduire, confirme Camille Nérac. L’apparence physique reste très importante, mais les critères de beauté ont changé». Finie la silhouette longiligne, aujourd’hui il faut, pour les filles, avoir des «formes», des poitrines très fortes, des hanches rondes… «En termes de pratiques sexuelles, on remarque que les jeunes ont une conception très biaisée et très normée de la vie sexuelle, poursuit Camille Nérac. Et là on peut mettre en cause la pornographie avec laquelle les ados sont en contact très tôt. En moyenne, la première vue d’une image pornographique sur le smartphone, c’est 9 ans et ça, ce n’était pas le cas il y a dix ans encore.»

«En termes de pratiques sexuelles, on remarque que les jeunes ont une conception très biaisée et très normée de la vie sexuelle. Et là on peut mettre en cause la pornographie avec laquelle les ados sont en contact très tôt. En moyenne, la première vue d’une image pornographique sur le smartphone, c’est 9 ans, et ça, ce n’était pas le cas il y a dix ans encore.»

Camille Nérac, sociologue et animatrice Evras

Pour l’animatrice Evras, à cause de la pornographie, «les ados s’imaginent qu’il faut ‘tout faire’, comme si la sexualité était une ‘to-do list’ avec l’obligation d’essayer toutes les pratiques. C’est moins la recherche de son propre plaisir que la reproduction de ce qu’on voit faire». Cette sexualité terriblement normée vaut pour les garçons comme pour les filles avec pour conséquence, note Camille Nérac, que bien des filles témoignent avoir peur de la vie sexuelle. «Elles n’ont pas envie, car ce qu’on voit dans les pornos, ce que les garçons racontent, cela peut faire peur. Quand on entend à 12 ans qu’il faut pratiquer la sodomie, je peux comprendre qu’elles pensent que la sexualité, c’est douloureux, brutal et qu’on n’a pas le droit de dire non.»

Chez les garçons, c’est le souci de la performance qui domine. «Et pour performer, il faut être un peu violent, constate Camille Nérac. Il y a certains films ou séries sur Netflix qui m’affolent parce qu’ils montrent toujours un rapport de dominants où la femme aime être un peu maltraitée. Elle dit ‘non’, mais par la suite ‘oui’. Je peux comprendre que cela perturbe les garçons. Ils me disent: ‘Les filles disent toutes non, mais au fond d’elles-mêmes, elles disent oui, et donc il faut un peu forcer’

La difficile compréhension du consentement

Les codes de la sexualité n’ont pas changé, relève également Isabelle Clair. Filles et garçons restent enfermés dans les clichés de genre. «Le scénario ne varie pas. Le garçon prend l’initiative et la fille ne dit pas oui tout de suite. Car si elle le fait, elle se fait traiter de ‘pute’. Et le garçon doit toujours être prêt.» Et la notion de consentement? Cela «percole», estime Camille Nérac. Les garçons y sont plus attentifs, mais leur conception très normée de la vie sexuelle reste interpellante. «Un étudiant m’a dit que demander en permanence le consentement sexuel, c’est comme ouvrir la porte du four quand on fait un soufflé, raconte Jacques Marquet. Je sens les garçons parfois un peu perdus. Un jeune me disait: le scénario dans lequel je suis le plus à l’aise, c’est quand ma compagne m’attache, car là, je sais qu’elle est consentante à coup sûr. Il y a en tout cas une évolution énorme quant à la pression de la performance dans la vie sexuelle. Dans la grande enquête menée en 92 sur les comportements sexuels des jeunes, on avait déjà posé la question et il y avait une différence importante selon les générations. Les jeunes étaient plus nombreux à se sentir obligés d’être performants dans la sexualité. Dans l’enquête que j’ai faite en 2016, 90% des garçons ont répondu positivement. Et il n’y a plus beaucoup de différences avec les filles. Pour elles aussi, ‘il faut savoir y faire’. Dans les questions que nous avons posées aux étudiants l’année dernière, la figure repoussoir de la sexualité, c’est, disent-ils, ‘l’étoile de mer’ c’est-à-dire avoir une relation sexuelle avec une personne qui ne bouge pas. Cette image est sortie spontanément et elle dit beaucoup sur ce qu’on attend aujourd’hui des femmes, qui ont donc aussi une responsabilité de proactivité en matière de sexualité.»

Le sexting, une modalité de la vie sexuelle

Le sexting (le fait d’envoyer des messages sexuellement explicites) est totalement banalisé. Selon l’enquête du Vif, 38,5% des moins de 25 ans et 43,5% des 25-34 ans ont déjà sexté. «Le sexting est très valorisé, surtout dans les périodes d’éloignement, relève Jacques Marquet. C’est une modalité de continuation de la vie sexuelle.» «Ici encore, c’est à la fois considéré comme normal et comme obligé, précise Camille Nérac. On est dans le ‘c’est bien’ et ‘il faut’ pour ne pas être critiqué.» Le sexting peut évidemment mener au harcèlement, au revenge porn. «C’est une vraie question à travailler à aborder dans les séances d’Evras, estime Jacquets Marquet. Celle de la confiance et de la contrainte avec le sexting.»

«Un étudiant m’a dit que demander en permanence le consentement sexuel, c’est comme ouvrir la porte du four quand on fait un soufflé. Je sens les garçons parfois un peu perdus.»

Jacques Marquet, sociologue à l’UCLouvain

On en revient à la notion de consentement. «Les jeunes ont moins de recul pour dire ‘le sexting ne m’intéresse pas, je n’ai pas envie’», dit Camille Nérac. Même scénario pour le fait de regarder du porno. «Dans certains milieux, la pornographie est plus légitime quand elle est consommée en couple», assure Jacques Marquet. Le porno sert alors à discuter de la conjugalité. Mais, dans mes entretiens, quand je pose la question de ce qui se passe s’il y a un différentiel de désir, si l’un ne veut pas regarder du porno ou se faire filmer pendant la relation sexuelle, je vois que pour certains on est dans cette évidence: si on est en couple, tout ce qui est de l’ordre de la sexualité doit être vécu en couple. Il y a peu de place pour l’autonomie individuelle.»

Et le chemsex? Le fait d’avoir des relations sexuelles sous drogues est ultraminoritaire, estime Camille Nérac, surtout chez les plus jeunes, dans le milieu scolaire. Ce n’est pas un sujet qui leur parle. Par contre, chez les 25-30 ans, il y a une frange plus importante qui pratique le chemsex. Celui-ci permet un plaisir décuplé rendu possible par le lâcher-prise et il ne peut être atteint que par la drogue. «Si on est dans une logique de performance, si on est sans cesse inquiet de savoir si on a une bonne érection ou si on des seins assez gros, on n’est pas dans le lâcher-prise.» Et la sexologue de conclure: «Le problème, c’est quand, comme c’est le cas pour beaucoup d’ados, on conçoit la vie sexuelle en fonction des attentes des autres alors qu’il faut pouvoir dire ce qui fait plaisir et ce qui ne fait pas plaisir.»

 

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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