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Santé

« Le suivi pré- et postnatal est un formidable outil de réduction des inégalités »

Le rapport entre maternité et précarité est un sujet très vaste, mais d’une importance capitale pour la santé des mères et des futurs enfants. Pour en discuter, nous recevons trois professionnelles et expertes de ces questions: Rachel Gourdin, sage-femme au sein de l’asbl Aquarelle, Sylvie Anzalone, porte-parole de l’Office de la naissance et de l’enfance, et Emmanuelle Vanbesien, coordinatrice des projets Hospichild et Born in Brussels.

Alter Échos: On sait que la précarité est un problème en soi. En quoi une ou des formes de précarité peuvent-elles être source de difficultés pour bien vivre une maternité?

Sylvie Anzalone: Tout d’abord, on peut essayer de définir ce qu’est la précarité. J’ai choisi une définition qui me semble intéressante. Elle nous vient du fondateur du mouvement ATD Quart Monde, Joseph Wresinski. Il définit la précarité comme l’absence d’une ou de plusieurs sécurités qui permettent aux personnes et familles d’assumer leurs obligations familiales et sociales. L’insécurité qui résulte d’une ou de plusieurs formes de précarité peut avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives (isolement, privations, etc.) Il est important de rappeler que la précarité est multifactorielle, multidimensionnelle. Ainsi, quand une femme est en situation précaire et dans une situation de grossesse connue ou pas (je rappelle que le déni de grossesse existe), il n’est pas toujours simple pour elle de prendre soin de son corps, de son esprit et du bébé. Aujourd’hui, les femmes en situation précaire accumulent de plus en plus de difficultés: petit logement, peu de moyens économiques…

Rachel Gourdin: Je rejoins cette définition. La précarité est un problème en soi dans tous les aspects de l’existence d’un individu. La précarité peut aussi être un problème en termes administratifs ou numériques. Quel est le rapport avec la maternité? Eh bien, par exemple, quand vous êtes en précarité administrative, c’est-à-dire quand vous n’êtes pas en ordre de séjour sur le territoire, vous n’avez pas accès à la mutuelle. Et si vous n’avez pas de mutuelle (et pas de carte médicale du CPAS), que vous voulez faire suivre votre grossesse, vous allez vous tourner vers un gynécologue privé et donc devoir débourser de l’argent qui ne vous sera pas remboursé. Vous allez donc soit dépenser beaucoup, soit arrêter votre suivi.

Emmanuelle Vanbesien: Tout à fait. Lorsque le projet Born in Brussels a été lancé, l’une des demandes du cabinet du ministre bruxellois Alain Maron (Écolo) était de prendre également en compte les besoins des femmes et familles en situation de précarité. L’une des formes de la précarité est la fracture digitale qui entraîne un manque d’informations: les soins auxquels on pourrait avoir droit, leur compréhension et leur importance, les démarches administratives, les aides financières, les groupes de soutien et d’entraide, les bons plans pour soulager le quotidien, etc.

Alter Échos: En quoi la maternité dans son ensemble peut-elle faire basculer une femme, une mère dans la précarité?

Rachel Gourdin: Je peux dire quelques mots sur ce sujet, notamment parce que nous avons accès au récit des femmes qui viennent chez nous. Par exemple, vous pouvez avoir le départ du géniteur au moment de l’annonce de la grossesse qui peut vous faire basculer dans la précarité. C’est très, très fréquent parmi les femmes qu’Aquarelle accompagne. Ensuite, les femmes sans papiers n’ont pas toujours accès à des logements à leur nom. Elles sont hébergées à droite, à gauche par des amis. Pour ces femmes, la grossesse va être une difficulté supplémentaire pour trouver un hébergement. Enfin, bon nombre de femmes travaillent de manière informelle dans des boulots souvent durs physiquement et psychiquement. L’annonce d’une grossesse peut les affaiblir encore davantage et leur faire perdre leur travail. D’un autre côté, la grossesse peut s’avérer être une porte d’entrée aux droits sociaux. Au cours de la grossesse, les femmes sont amenées à rencontrer des assistantes sociales qui lancent des procédures permettant, dans certains cas, une régularisation.

Quel est le rapport avec la maternité? Eh bien, par exemple, quand vous êtes en précarité administrative, c’est-à-dire quand vous n’êtes pas en ordre de séjour sur le territoire, vous n’avez pas accès à la mutuelle. Et si vous n’avez pas de mutuelle (et pas de carte médicale du CPAS), que vous voulez faire suivre votre grossesse, vous allez vous tourner vers un gynécologue privé et donc devoir débourser de l’argent qui ne vous sera pas remboursé. Vous allez donc soit dépenser beaucoup, soit arrêter votre suivi.

Rachel Gourdin, sage-femme au sein de l’asbl Aquarelle

Sylvie Anzalone: Chez nous, à l’ONE, on s’occupe de toutes les familles. Notamment parce que la précarité peut aussi apparaître de manière inopinée, inattendue: la perte d’un emploi, l’isolement, le fait de se séparer de son conjoint ou de sa conjointe. La grossesse peut aussi nous mettre dans une situation mentale et émotionnelle extrême qui vous fait perdre pied. En réalité, ce n’est pas la maternité en elle-même qui peut vous faire tomber dans la précarité. Mais comme les besoins sont décuplés, vous pouvez vous retrouver dans une situation encore plus complexe.

Emmanuelle Vanbesien: Comme le disent Sylvie et Rachel, il faut éviter que ces femmes ne dégringolent. On sait que les femmes sont discriminées sur le marché du travail parce qu’elles peuvent, un jour ou l’autre, être mères. Une femme déjà précaire va rencontrer plus de difficultés à trouver un travail et à garder le sien. Et que doit-elle dire à son employeur? Quand doit-elle le dire? Et après, si elle n’a plus de travail, elle n’aura pas de crèches et de lieux d’accueil pour pouvoir suivre une formation ou trouver un emploi. Je crois que les associations et l’ONE sont là pour essayer de casser ce cercle. C’est aussi le sens de notre base de données SOS sur le site Born in Brussels: renseigner tous les organismes, associations ou acteurs à même de venir en aide à la future ou jeune maman, pour procurer des soins, de l’aide alimentaire ou un logement d’urgence, etc.

Alter Échos: On évoquait la précarité sociale et économique que peut engendrer une grossesse, mais celle-ci a aussi des conséquences au niveau médical. Pourquoi est-il essentiel de se faire suivre avant, pendant et après une grossesse?

Rachel: L’OMS estime qu’une grossesse est mal suivie ou suivie tardivement à partir de quinze semaines d’aménorrhée (NDLR : l’absence de règles chez la femme). Une grossesse normale a une durée de 37 à 42 semaines. Une grossesse bien suivie, c’est une consultation prénatale par mois, une échographie par trimestre, quelques prises de sang et des monitorings de contrôle en fin de grossesse. Pourquoi est-ce important? Tout d’abord parce qu’il faut pouvoir dépister de potentielles pathologies de la grossesse, pathologies qui peuvent toucher le fœtus et/ou la mère. Et plus on dépiste tôt, plus rapidement on pourra traiter et minimiser le risque. Cela permet aussi d’avoir des informations sur le développement du futur enfant et préparer l’accouchement: le fœtus est-il petit ou gros, la femme est-elle carencée, à risque d’hémorragie, quels sont ses antécédents obstétricaux et médicaux?

On sait que les femmes sont discriminées sur le marché du travail parce qu’elles peuvent, un jour ou l’autre, être mères. Une femme déjà précaire va rencontrer plus de difficultés à trouver un travail et à garder le sien. Et que doit-elle dire à son employeur? Quand doit-elle le dire? Et après, si elle n’a plus de travail, elle n’aura pas de crèches et de lieux d’accueil pour pouvoir suivre une formation ou trouver un emploi.

Emmanuelle Vanbesien, coordinatrice des projets Hospichild et Born in Brussels

Emmanuelle: Ça permet aussi de donner de multiples informations à la mère pour que sa grossesse se passe bien. Ce qu’elle doit manger et en quelle quantité, pour éviter toute carence ou tout excès qui pourraient avoir une influence néfaste pour sa santé ainsi que celle de son enfant. Après la naissance, une bonne information permet aussi aux parents de savoir comment réagir en cas de fièvre, de sommeil difficile, de régurgitations, etc. En outre, un bon suivi médico-psycho-social en période postnatale peut aussi être important pour la maman, pour la rassurer sur ses capacités de mère.

Sylvie: En fait, le suivi pré- et postnatal est un formidable outil de réduction des inégalités sociales et de santé. Déjà parce que cela veut dire que le bébé se développe correctement dans le ventre de sa mère et qu’il aura probablement besoin de moins de soins au moment de sa naissance et au cours de sa vie. Comme le dit Emmanuelle, l’enfant va être accueilli dans de bonnes conditions, par des parents informés, qui sauront qu’il faut continuer à faire suivre régulièrement la santé de leur enfant. Et tout ça va entrer dans la tête de l’enfant, qui reproduira ensuite ce schéma. Alors, il deviendra acteur de sa propre santé et plus largement de la société.

Alter Échos: Vous avez déjà donné quelques éléments de réponse au début de cet entretien, mais quels sont les facteurs de risque qui impliquent qu’une mère se fasse mal suivre?

Sylvie: Alors, il y en a beaucoup. Je vais vous en donner quelques-uns. Il y a d’abord le manque d’éducation sur les risques pré- et postnataux. Cela peut toucher notamment les jeunes femmes enceintes. Ensuite, vous pouvez manquer de connaissances sur le système de santé du pays dans lequel vous vous trouvez et des aides que vous pouvez recevoir. Dès lors, si vous n’avez pas de mutuelle, vous ferez moins appel aux services concernés. Ensuite, il y a l’isolement, c’est notamment un facteur important pour les familles monoparentales et les sans-abri.

En fait, le suivi pré- et postnatal est un formidable outil de réduction des inégalités sociales et de santé. Déjà parce que cela veut dire que le bébé se développe correctement dans le ventre de sa mère et qu’il aura probablement besoin de moins de soins au moment de sa naissance et au cours de sa vie.

Sylvie Anzalone, porte-parole de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE)

Il y a aussi la peur de se montrer, la peur d’être jugées et pour les personnes sans papiers en particulier, la peur d’être dénoncées à la police. Évidemment comme facteur de risque, vous pouvez aussi ajouter à cette liste la surconsommation d’alcool ou de stupéfiants. En outre, il peut y avoir un facteur culturel: certaines communautés ne font pas nécessairement appel à un médecin pour suivre une grossesse. Et puis, vous avez des territoires où il y a un manque criant d’intervenants sociaux et médicaux et dans lesquels des mères ne trouvent pas d’aide. Vous le voyez, les facteurs de risque ne manquent pas. Ce qu’il faut, c’est essayer au maximum de les réduire.

Alter Échos: Pour parler des personnes sans papiers, on sait qu’il existe pour elles l’aide médicale urgente (AMU) qui prend en charge les frais médicaux d’une personne en séjour illégal en Belgique. Plusieurs articles de presse relatent que cette aide est difficile d’accès, notamment pour faire suivre une grossesse. C’est un constat que vous tirez également?

Rachel: Pour Aquarelle, l’AMU est une aide précieuse. Si on n’avait pas ça, notre travail ne serait vraiment pas le même. Au sein de notre asbl, la majorité des femmes y ont droit. En revanche, c’est vrai que les démarches ne sont pas simples pour une femme isolée. Il y a des obstacles: outre la barrière de la langue, il faut amener cette demande d’aide médicale urgente au CPAS, avoir une adresse de référence, attendre la réponse du CPAS, etc. Ensuite, il faut que la personne renouvelle sa prise en charge AMU tous les trois mois, voire tous les mois, selon le CPAS. Alors oui, ce n’est pas simple, mais si vous êtes aidée par une assistante sociale, ça peut aller assez vite. Quant aux frais liés au suivi et à l’accouchement, l’AMU prend en charge les consultations prénatales, les échographies, les prises de sang, la préparation à la naissance, la kiné prénatale, l’accouchement et le suivi post-natal à la maison ou dans un centre d’hébergement.

Alter Échos: L’un des outils pour aider les mères précaires, c’est aussi les crèches. Malheureusement, la Belgique, peu importe la région du pays, manque de places. Vous faites le même constat?

Sylvie: Oui, c’est un outil incontournable pour aider les parents et notamment les mères isolées. Cela leur permet de souffler, de ne pas avoir à garder leur enfant 24 h/24 dans un appartement qui peut être très étroit, de pouvoir suivre une formation, de travailler… Avoir beaucoup de places en crèche, ça laisse le choix aux parents. Et puis, pour les enfants, c’est un lieu d’épanouissement et de rencontres incroyable. C’est aussi un lieu «sécure» pour l’enfant et apaisant surtout lorsqu’il vit des violences intrafamiliales. Pourtant, on continue de manquer de places en crèche, c’est évident. On manque surtout de places accessibles financièrement, là où les parents paient en fonction de leurs salaires.

Alter Échos: Pour finir, si vous deviez mettre en place une mesure pour améliorer la situation des maternités précaires, quelle serait-elle?

Rachel: Pour moi qui travaille essentiellement avec des personnes sans papiers, ce serait la régularisation. Honnêtement, ça permettrait de résoudre beaucoup de problèmes.

Sylvie: Pour moi, il y a deux choses essentielles. Que chacun ait accès, sans se poser de questions, aux soins et à des informations qui font sens pour eux, qui entrent dans leurs réalités et l’ordre du possible. Il faut vraiment travailler avec les parents, partir de leurs compétences, sans les juger ou les stigmatiser. On sait notamment que les personnes en situation précaire vivent des situations difficiles et n’ont pas toujours tous les outils en main, ni même la capacité d’aller les chercher. Mais tout le monde a des compétences, il faut juste travailler dessus et travailler dans une démarche bienveillante.

Emmanuelle: Je suis d’accord avec tout ce qui vient d’être dit. Selon moi, il faut aussi qu’on donne plus de moyens et d’outils nécessaires aux professionnels sociaux et médicaux. Ils sont régulièrement confrontés à la saturation des services et organisations, démunis et sans solutions face à leurs patientes ou bénéficiaires. Je pense qu’on peut faire mieux. Il faut pouvoir les encadrer, les former, les mettre en réseau et les protéger pour qu’ils puissent faire au mieux leur travail et que cela bénéficie à toutes les mères et à leurs enfants.

 

Robin Lemoine

Robin Lemoine

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