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Regard critique · Justice sociale

Rond-point Schuman

Le fonds social pour le climat, un projet mort-né? 

Le défi du fonds social pour le climat est de taille: il s’agit d’alléger la facture de la politique climatique européenne pour les ménages les plus modestes sur le Vieux Continent. Mais le chantier, pourtant bien lancé, risque d’être retardé par la flambée, de plus en plus ancrée, des prix de l’énergie.

Tout avait pourtant bien commencé. Quand la Commission européenne a dévoilé, à l’été 2021, son grand paquet législatif «Fit for 55» – ou «Ajustement à l’objectif 55» – (relire à ce sujet «La dimension sociale, pièce manquante du puzzle climatique européen ‘Fit for 55’?», 497, octobre 2021), supposé décrire la marche à suivre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’Union européenne (UE) de 55% à l’horizon 2030 (par rapport aux niveaux d’émission de 1990), elle avait aussi misé sur l’établissement d’un fonds social pour le climat, une sorte de «caution solidaire» qui entendait aider les plus démunis à faire face aux hausses tarifaires induites par une nouvelle mesure phare: l’extension du système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE) au carburant et au chauffage. L’actuel système SEQE ne concerne que les secteurs de l’électricité, de l’industrie et de l’aviation. Le désormais célèbre «Pacte vert européen», dévoilé dès l’entrée en fonction de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen en décembre 2019, venait donc rebattre les cartes.

D’emblée, des voix s’étaient élevées pour pointer les faiblesses de ce projet de fonds «de compensation» – au premier rang desquelles un budget (de 72,2 milliards d’euros sur la période 2025-2032) jugé insuffisant par beaucoup. Il n’empêche que l’idée de mettre en place un tel fonds semblait plutôt bien acceptée (beaucoup plus, en tout cas, que celle de mettre en place de nouvelles taxes sur les émissions de carbone du secteur du transport routier et des bâtiments) et que les négociations au sein des institutions européennes avaient débuté sans encombre.

«Nous partageons tous la volonté de ne laisser personne au bord du chemin dans la transition climatique», souligne l’eurodéputée Marie-Pierre Vedrenne, membre du groupe Renew Europe (RE) et impliquée dans les pourparlers. L’élue en convient: il faut minimiser autant que possible l’impact de ces nouvelles politiques environnementales sur le revenu des ménages et éviter ainsi la grogne populaire. L’équivalent du mouvement des Gilets jaunes à l’échelle européenne, selon Marie-Pierre Vedrenne, «c’est tout à fait possible si nous ne sommes pas vigilants». En France, les manifestations avaient en effet débuté après l’annonce d’une hausse des taxes sur le carburant… «Et en Bretagne, les Bonnets rouges, en 2013, avaient des revendications similaires», se souvient l’élue originaire de l’ouest de la France.

«Ce fonds est une mesure sociale majeure qui protégera les familles et les entreprises pendant que l’UE se détourne des énergies fossiles polluantes», veut croire l’un des deux corapporteurs du texte au Parlement européen, David Casa, membre du groupe du Parti populaire européen (PPE). Car même la Commission européenne en a convenu: appliquer une tarification du carbone aux combustibles de chauffage «n’affectera pas les ménages de manière égale, mais aura probablement un impact régressif sur le revenu disponible, car les ménages à faible revenu ont tendance à consacrer une plus grande partie de leurs revenus au chauffage».

Difficilement acceptable socialement

Mais c’était compter sans la hausse des prix de l’énergie en Europe ainsi que le déclenchement de la guerre en Ukraine, qui viennent sérieusement compliquer les plans de la Commission européenne (relire notre dossier «Énergie: chauffe qui peut», d’avril 2022). L’exécutif européen envisageait en effet d’allouer les nouvelles recettes dégagées par la création de ces marchés du carbone inédits pour le transport routier et les bâtiments aux ménages qui en ont besoin afin qu’ils puissent investir dans la rénovation de leur lieu de vie ou dans de nouveaux systèmes de chauffage plus propres. Plus précisément, 25% des recettes du SEQE-2 (l’extension du marché du carbone aux transports et aux bâtiments, donc) alimenteraient le fonds social pour le climat.

«Même s’il est riquiqui, ce nouveau fonds est un bon point de départ.» Pour l’eurodéputé allemand Michael Bloss, membre du groupe des Verts, il est crucial de faire en sorte «que l’industrie paye le prix des émissions carbone, et pas les citoyens».

Or depuis des mois, l’UE tente tant bien que mal d’enrayer la flambée des prix de l’énergie sur le Vieux Continent. Depuis le deuxième semestre 2021, le sujet se retrouve immanquablement sur la table des 27 dirigeants, Conseil européen après Conseil européen, sans qu’aucun consensus n’émerge réellement. Et l’invasion russe en Ukraine n’a fait qu’accentuer cette tendance. Pour certains, ce contexte particulièrement difficile démontre plus que jamais la nécessité d’établir ce nouveau fonds. «Dans le contexte actuel, notre objectif est double: être fermes et clairs quant aux sanctions contre la Russie, car il faut isoler diplomatiquement et économiquement le pays, et protéger les Européens des conséquences dommageables pour eux de ces sanctions», reprend ainsi l’eurodéputée Marie-Pierre Vedrenne.

Difficile, toutefois, d’imaginer le fonds social pour le climat voir le jour si le projet du SEQE-2 (avec transports et bâtiments) est abandonné, puisque le premier est adossé au second. Or les négociations autour du SEQE-2 sont dans l’impasse, encore plus depuis que, justement, le prix de l’énergie a brusquement augmenté. «Le fait de se dire que l’UE va renchérir sur un prix de l’énergie déjà très élevé en introduisant de nouveaux marchés du carbone, cela risque d’être très difficilement acceptable socialement», estime Camille Defard, chercheuse en politique européenne de l’énergie au sein du Centre Énergie de l’Institut Jacques-Delors, qui rappelle que, si le système SEQE-2 finit par être bel et bien mis en place, «il n’y aura pas un gouvernement national pour défendre cette mesure mise en place à l’échelon européen; c’est donc un risque politique important pour l’Union».

Abandonner l’une, l’autre ou les deux

Face à cette équation compliquée, plusieurs solutions s’offrent donc à l’UE: poursuivre bille en tête les négociations de ces deux mesures phares du paquet «Fit for 55» (aussi bien celles autour du marché du carbone en Europe que celles qui concernent le nouveau fonds social pour le climat), abandonner l’une, abandonner l’autre, ou abandonner les deux. On l’a vu, politiquement, poursuivre les négociations en vue d’introduire un système SEQE-2 sans la «contrepartie» que représente le fonds social pour le climat semble difficilement envisageable, et les groupes politiques à gauche dans l’hémicycle du Parlement européen mettent régulièrement en garde contre cette option qu’ils jugent dangereuse. «Même s’il est riquiqui, ce nouveau fonds est un bon point de départ», explique l’eurodéputé allemand Michael Bloss, membre du Groupe des Verts. Pour lui, il est crucial de faire en sorte «que l’industrie paye le prix des émissions carbone, et pas les citoyens».

Mais le fonds social pour le climat pourrait-il exister sans le système SEQE-2? «Pourquoi pas!» réagit la chercheuse Camille Defard, qui insiste: «Le fonds social pour le climat est extrêmement nécessaire aujourd’hui. Or si l’on supprime le système SEQE-2, on n’aura pas besoin de compenser ses effets néfastes. Il sera donc possible de se concentrer uniquement sur le financement des investissements verts, et cela serait très bénéfique». Mais est-ce possible si les marchés du carbone du transport routier et des bâtiments ne sont pas en place, et ne génèrent donc pas de revenus? «On pourrait tout à fait financer le fonds social pour le climat avec les recettes du système SEQE actuel [celui qui touche l’électricité, l’industrie et l’aviation, donc, NDLR], le prix du carbone est passé de 20 à 80 euros la tonne en l’espace de deux ans donc il y aurait de quoi faire», explique la chercheuse.

Justice sociale et justice climatique doivent aller de pair

L’eurodéputée Marie-Pierre Vedrenne n’est pas d’accord. Selon elle, les revenus du SEQE actuel doivent servir de ressources propres à l’UE et financer le remboursement du gigantesque plan de relance post-coronavirus sur lequel se sont entendus, dans la douleur, les 27 États membres de l’UE. Marie-Pierre Vedrenne attend maintenant la suite des négociations du SEQE-2, car, «sans SEQE-2, il n’y a pas de fonds social pour le climat», maintient l’élue, qui pense que les deux outils vont finir par exister. Son collègue Michael Bloss estime pour sa part que, dès le début, la Commission européenne n’a pas choisi la bonne méthodologie: «Le paquet ‘Fit for 55’ n’a pas vraiment de dimension sociale, il est pensé pour l’industrie, pour réduire les émissions, mais pas pour les citoyens.» L’élu allemand plaide pour des rénovations en masse des logements sociaux en Europe, de même que pour le développement des transports en commun, «en priorité dans les zones où les gens ont le moins de revenus». Et le député de conclure: «Une chose est sûre: la justice sociale et la justice climatique doivent aller de pair.»

Pour la chercheuse Camille Defard, de nouvelles réglementations concernant, entre autres, la rénovation des bâtiments «avec un calendrier aussi clair que le calendrier vaccinal», seraient par exemple aussi beaucoup plus utiles. «Un bâtiment construit entre telle et telle date devrait être rénové entre telle et telle date, un autre bâtiment construit entre telle et telle date devrait être rénové entre telle et telle date…», illustre l’experte, qui note avec regret que «ce n’est visiblement pas la direction choisie par la Commission européenne». Pour l’heure, les négociations se poursuivent à l’échelon européen aussi bien sur l’avenir du marché du carbone que sur l’introduction éventuelle du fonds social pour le climat. Au courant de l’été, il devrait être possible d’y voir plus clair sur l’avenir de ces nouveaux mécanismes aussi nécessaires que décriés.

Céline Schoen

Céline Schoen

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