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Regard critique · Justice sociale

« J’aurais pu devenir quelqu’un de bien, en Amérique… »

« Pour partir, il y a plusieurs voies. Soit tu passes par l’Afrique du Nord et tu essaies de traverser, soit tu passes par le Kenya où tu peux te cacher dans un sac sur un grandbateau. Moi j’ai bénéficié d’une voie royale, j’ai été adopté… » Une voie royale qui mènera pourtant ce jeune Rwandaistout droit en enfer, avant un retour à la case départ. De son épopée américaine qui a duré trois ans, Jean-Claude a gardé l’accent dePhiladelphie et une longue cicatrice sur le côté droit du visage. Rencontre.

11-12-2009 Alter Échos n° 285

« Pour partir, il y a plusieurs voies. Soit tu passes par l’Afrique du Nord et tu essaies de traverser, soit tu passes par le Kenya où tu peux te cacher dans un sac sur un grandbateau. Moi j’ai bénéficié d’une voie royale, j’ai été adopté… » Une voie royale qui mènera pourtant ce jeune Rwandaistout droit en enfer, avant un retour à la case départ. De son épopée américaine qui a duré trois ans, Jean-Claude a gardé l’accent dePhiladelphie et une longue cicatrice sur le côté droit du visage. Rencontre.

Il y a des vies qu’on ne souhaite à personne. À vingt-quatre ans, Jean-Claude Niyibizi a déjà passé la moitié de son existence enenfer. Il n’a que cinq ans lorsque la guerre éclate dans son pays. Il est bien placé pour le savoir, son père est militaire. Il a neuf ans lorsque la fureurgénocidaire embrase le Rwanda et l’oblige à fuir. Pour lui qui est originaire de Butare, ce sera la Tanzanie, direction les camps de réfugiés. « Quand je suisrevenu au Pays, après la fin de la guerre, j’ai appris que mes parents étaient morts tous les deux. Je n’avais pas d’endroit où aller, je suis devenu cequ’on appelle un enfant de la rue. Nous étions très nombreux dans ce cas-là », se remémore-t-il sans émotion apparente. Pour survivre, il travaille unpeu dans les marchés. Finalement, il est pris en charge par un centre éducatif qui s’occupe des enfants comme lui. « C’est là que j’ai fait mesétudes primaires et les deux premières années du secondaire. J’ai aussi appris à dessiner. »

En 2001, la vie de Jean-Claude bascule, mais cette fois avec une expérience positive : il devient acteur pour Raoul Peck qui tourne une fiction sur le génocide, Sometimes inApril dans sa région. « Grâce à ce tournage, j’ai rencontré des journalistes américains du New York Times et du Washington Post.J’ai sympathisé avec une des journalistes, Cynthia. Elle me voyait comme quelqu’un d’intelligent et j’ai tenté ma chance. Je lui ai demandé si ellepouvait m’aider à faire des études aux États-Unis. Elle a accepté et même plus que ça : elle et son mari Jim, qui était médecin,m’ont fait venir dans leur maison à Philadelphie. Ils m’ont accueilli comme leur enfant adoptif. Ils ont tout réglé pour moi. Les visas, le voyage… Touts’est fait légalement avec l’accord du gouvernement rwandais. À l’époque, les adoptions étaient faciles, il y avait tellement d’orphelins ici.»

Jean-Claude arrive donc aux États-Unis en 2002. Il a un peu plus de seize ans. Il reste une quinzaine de jours chez Cynthia et Jim qui l’inscrivent dans une très bonneécole avec internat. La « vie de famille » a tourné court et se limitera désormais aux week-ends. Une « liberté » qui lui fera faire bien desconneries…

« Je voulais tout, tout de suite »

« Je n’ai pas profité de la chance qui m’était offerte. Très vite, j’ai plongé dans la drogue. C’est simple. J’ai rencontréd’autres jeunes qui venaient d’Afrique, du Ghana, de Zambie, du Kenya et aussi d’Israël. Ils avaient l’air forts, en bonne santé, ils conduisaient de grossesvoitures et étaient super bien habillés. Ils fumaient. Je voulais leur ressembler, je voulais avoir beaucoup d’argent, avoir une voiture, des belles chaussures. Cynthia et Jimvoulaient d’abord que je réussisse mes études avant de m’offrir toutes ces choses. Moi, j’étais pressé. Je voulais tout, tout de suite. J’aicommencé à acheter et vendre de la drogue. À consommer aussi. Haschich, ecstasy, cocaïne, héroïne… » Cette fois, la descente aux enfers sera totale.Jean-Claude réussit sa première année à l’école puis décroche. Quand ses parents adoptifs se rendent compte qu’il a plongé dans la drogue,il y est déjà enfoncé jusqu’au cou. Ils sont furieux, mais surtout dans l’incompréhension : comment ce gamin intelligent, rescapé d’ungénocide où sa famille a été emportée, peut-il se détruire comme ça ?

La drogue et le manque le mènent de plus en plus loin. Il vole un « camarade dealer » qui se venge en le défigurant d’un coup de couteau. Jean-Clauderéplique en tailladant le bras de son agresseur. Il est désormais recherché par la police. « Je me suis réfugié chez ma grand-mère, la mère deCynthia, qui vivait en Caroline du Nord. J’ai fait deux jours de route pour arriver là. Je savais qu’elle m’hébergerait, elle m’aimait beaucoup. C’estlà que j’ai appris que j’avais 48 heures pour quitter le pays. C’était ça ou la prison. Ma grand-mère a payé le billet d’avion et unpolicier américain m’a accompagné jusqu’en Suisse pour être certain que je quittais bien le territoire. J’ai fait Zurich, Addis Abeba, Nairobi et enfin Kigali.» À l’instar de ces gagnants du loto qui se retrouvent sur la paille après avoir tout dépensé de manière inconsidérée, Jean-Claude aconscience qu’il vient de « rater sa chance d’avoir une belle vie ».

Retour à la case départ

2005 sonne la fin de l’aventure américaine. Le jeune homme, à présent majeur, vit mal ce retour forcé au Rwanda. « À Kigali, il n’y avait riende bon pour moi », dit-il. Et ce n’est pas parce qu’il a changé de continent qu’il a décroché de la drogue. « J’ai essayé d’alleren Malaisie où j’avais un contact qui pouvait m’introduire sur le marché de la cocaïne. Mais je n’avais pas assez d’argent pour acheter les papiers. Tousles trafiquants travaillent avec des faux papiers, mais, à ce moment-là, c’était trop cher pour moi. »

Aux États-Unis, Cynthia et Jim n’ont pas abandonné l’espoir de voir Jean-Claude s’en sortir : ils sont prêts à lui offrir de quoi poursuivre sesétudes et payer un loyer. Jean-Claude s’inscrit donc à l’école… et continue la drogue. Il n’a plus assez pour les drogues dures qu’il prenait auxÉtats-Unis, il se contente donc de chanvre et d’alcool de contrebande, et lance un trafic au sein de son école. Au bout de deux ans, quand son manège est découvert,il est exclu de l’établissement. Cette fois, ses parents américains décident de lui couper les vivres. Mais il faudra un autre déclencheur pour le déciderà arrêter : « En octobre 2007, j’ai eu des graves problèmes de santé, cardiaques et respiratoires. J’ai passé trois semaines àl’h&o
circ;pital. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’arrêter. Mais il était trop tard pour avoir le pardon de Cynthia et Jim.J’ai tout gâché. Beaucoup de jeunes pensent que l’Occident, l’Europe ou les États-Unis, ce sont les voies du paradis. Pour moi, ça a été lesportes de l’enfer. Quand je vivais dans la rue au Rwanda, jamais je n’ai pris de drogues. C’est aux États-Unis que j’ai commencé. Là oùj’aurais dû faire des études et devenir quelqu’un. »

Novembre 2009. Jean-Claude a enfin terminé ses études. Il est sorti de la drogue depuis plus d’un an. Il a créé une association « Youth for changes »et va témoigner de son expérience dans les écoles et les prisons au Rwanda. Il espère organiser un grand festival en janvier 2010 pour sensibiliser les jeunes aux ravagesde la drogue. Il a commencé à écrire, son histoire, mais aussi celles de compagnons d’infortune. Il cherche un éditeur. « C’est un livre pour expliquerles impacts de la drogue sur la personnalité et le corps. À quel point ça vous transforme, ça vous détruit. » Il espère que son association pourraprendre de l’ampleur et lui ouvrir la voie de la politique. « Mon père faisait de la politique avec une arme, moi, je veux combattre avec des idées. »

Cet article fait partie de notre dossier spécial Mena (publié en décembre 2009).
Voir l’ensemble du dossier
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Photos : Agence Alter asbl, Bruxelles.

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