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La lunette « made in Ixelles », un cas d’école pour Pierre Bourdieu

De Polette jusqu’au «made in Ixelles», en Belgique, les offres de lunettes ne manquent pas. Mais acquérir des montures éthiques n’est pas à la portée de toutes les bourses.

(c)Benoît Prieur, CC0, via Wikimedia Commons

Je n’ai rien vu venir. Et soudain, la sentence est tombée – sous forme d’un diagnostic faisant état d’une myopie à un œil et d’une presbytie à l’autre. «C’est comme si vous mettiez du 36 à un pied, et du 42 à l’autre», m’a expliqué, fort pédagogue, l’ophtalmologue. Toujours est-il qu’à trente ans, voilà qu’il me fallait des lunettes. Assez vite, une enseigne m’a fait de l’œil: Polette. L’offre était alléchante: «Montures + verres dès 30 euros». Parfait, je ne comptais de toute façon pas y laisser un bras.

Bien décidée à dégoter une paire «cool» et pas chère, j’ai donc pris la direction du magasin de la rue du Marché-aux-herbes, en plein centre de Bruxelles. Et là, patatras. Une vision de cauchemar s’est imposée à moi: des montures à perte de vue, de toutes les couleurs, tailles et matières, mais toujours de piètre qualité, le tout au milieu d’une foule bien décidée à faire une razzia de lunettes en forme de cœurs, de triangles et même d’étoiles. Et quasiment pas un vendeur à l’horizon pour aiguiller tout ce beau monde. L’angoisse. La «fast fashion» de la lunette. Merci, mais non merci.

Je me suis alors tournée vers Lunettes Pour Tous, l’enseigne low cost lancée par Xavier Niel, mais elle ne m’a guère semblé plus éthique. Et dans les magasins d’optique plus classiques, c’est ce côté «old school» poussé à l’outrance qui m’a déplu – un amas de montures croco et de lunettes façon Harry Potter – en noir, or ou argent. Bof. Le tout sans aucune indication de provenance des produits, évidemment.

J’étais à deux doigts d’opter pour des lentilles quand, autour d’un plateau de fromages un vendredi soir, mon regard s’est posé sur la branche des lunettes d’une amie: à l’intérieur était gravé un discret «fait main à Ixelles». L’œuvre était signée Laurent Marien, fondateur de la marque Seed installée dans le quartier du Châtelain. Ma curiosité était piquée.

Des lunettes «à vie»

Dans l’animée rue du Bailli, l’enseigne promet des «lunettes durables». L’opticien Laurent Marien l’a lancée dans le but de «verdir le secteur de l’optique». Avec Hélène Jaspart, ils vendent des lunettes «100% éco-responsables». Cela signifie notamment qu’ils portent une attention toute particulière à la provenance des matériaux. Tous sont durables, recyclables, voire biodégradables, et ces lunettes sont produites en Europe – dont certaines à Bruxelles même. Leur but, c’est que leurs lunettes durent «à vie», rien de moins.

Surtout, le duo a installé un atelier, sous le magasin, dans lequel sont imaginées des lunettes sur mesure. Le plus souvent, Hélène Jaspart est aux manettes. Cette ancienne esthéticienne s’est reconvertie dans le milieu de l’optique et s’y sent comme un poisson dans l’eau. Elle commence par prendre quelques mesures – entre les yeux, entre les oreilles. Et la voilà qui dessine ma monture «made in Brussels», d’abord en carton. Difficile de se projeter avec ce prototype, mais bientôt, voilà que mes futures lunettes prennent forme.

Au sous-sol, elles sont découpées – en 3D – dans une plaque d’acétate de cellulose en provenance d’Italie. D’autres sont en bois, issu de la forêt de Soignes, au sud-est de Bruxelles. Les miennes seront rosées, transparentes. Mais d’abord, il faut les limer, les tailler, les biseauter et les polir, et le tout prend du temps. Hélène Jaspart passera près de huit heures sur cette petite merveille qui viendra habiller le bout de mon nez. Trente étapes sont nécessaires au total. L’une des dernières, la gravure dans l’une des branches (ces quelques mots qui peuvent y être inscrits, selon l’inspiration de l’acheteur – à l’image du «fait main à Ixelles» choisi par mon amie), est fastidieuse. Mais aussi particulièrement appréciée par les clients, qui peuvent laisser libre cours à leur créativité. Total facturé pour les verres et la monture? 615 euros. Dont 120 euros remboursés par la sécurité sociale.

Des différences d’accessibilité

«Dans le cadre de l’assurance obligatoire, les verres de lunettes sont remboursés pour corriger des troubles oculaires tels que la myopie, l’hypermétropie, l’astigmatisme ou la presbytie», rappelle Marianne Hiernaux, chargée de communication des Mutualités libres (dont Partenamut fait, par exemple, partie), avant de préciser que «le montant de l’intervention est déterminé par œil, type de verre et puissance corrective».

Jusqu’à 18 ans, les verres sont remboursés sans condition de dioptrie. La dioptrie n’est autre que l’unité de mesure qui permet de connaître la puissance de correction d’un verre de lunettes. Et la dioptrie minimum nécessaire pour que les adultes puissent prétendre à un remboursement évolue régulièrement. Vincent Lorant, professeur de sociologie médicale à l’UCLouvain, rappelle que les lunettes font partie des «biens de santé» pour lesquels le «ticket modérateur» – c’est-à-dire la part payée par le patient – est élevé, ce qui «est sans doute à l’origine des différences dans l’accessibilité à ces biens, selon la catégorie sociale des personnes concernées».

«C’est comme si vous mettiez du 36 à un pied, et du 42 à l’autre», m’a expliqué, fort pédagogue, l’ophtalmologue. Toujours est-il qu’à 30 ans, voilà qu’il me fallait des lunettes.

Aucune étude ne porte directement sur le secteur de l’optique en Belgique, «mais nous avons des données concernant d’autres pays, notamment les pays anglo-saxons», relève Vincent Lorant, qui poursuit: «L’on y apprend notamment que les problèmes de vue sont plus fréquents chez les populations les moins riches et les moins éduquées. Nous pouvons donc faire l’hypothèse qu’en Belgique aussi, les couches sociales plus fragiles sont certainement celles qui auraient le plus besoin de porter des lunettes, mais aussi celles qui risquent le plus de reporter cet achat, étant donné que leur pouvoir d’achat est limité.»

Des stratégies commerciales de distinction sociale

Quant aux lunettes «éthiques» ou «durables», ce spécialiste des questions de santé rappelle qu’elles n’échappent certainement pas aux «stratégies commerciales de distinction sociale». En clair, selon lui, porter ce genre de lunettes «va sans doute de pair avec une volonté de responsabilisation sociale ou environnementale, mais n’est souvent pas exempt de l’envie de renvoyer une image favorable de soi».

Plus généralement, il se dit «frappé par les publicités pour des lunettes qui sont toujours assimilées à des statuts sociaux élevés, mettant en scène des personnes au physique favorable, dans des positions de cadre, avec un style de vie moderne, etc.». Et Vincent Lorant, qui porte lui aussi des lunettes et s’agace de trop souvent les perdre, de rappeler les préceptes du sociologue français Pierre Bourdieu: «Tout ce que l’on fait, ce que l’on porte, ce que l’on consomme, ne répond pas forcément à un besoin fondamental, mais entend nous distinguer les uns des autres.» Les opticiens belges, quel que soit leur public cible, semblent bien l’avoir compris.

Céline Schoen

Céline Schoen

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